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Le Chiffre de l'ombre : Troisième partie

Le Chiffre de l'ombre : Première partie
Le Chiffre de l'ombre : Deuxième partie
Le Chiffre de l'ombre : Troisième partie
Le Chiffre de l'ombre : Quatrième partie


15 Février, 1860

Le prêtre est resté enfermé dans la chambre avec les filles toute la journée. Me laissant dans le couloir où je suis resté assis durant de longues heures. Écoutant, tentant avec quelques difficultés de comprendre ce qu'il se passait à l'intérieur. J'ai entendu plusieurs fois une chose horrible. J'ai entendu mes filles lui demander de venir dans leurs lits, dans un langage si lubrique et infect que je n'ose le répéter. Il répondait à leurs séductions par des prières. J'ai entendu des cris de terreur qui semblaient plus animaux qu'humains. Puis un chant. Puis un long silence. Je suis devenu perplexe. Inquiet. Inquiet pour mes jumelles, mais également pour le prêtre. Bien qu’il m’eût mis en garde et dit de ne pas le faire, j'ai frappé mon poing contre le bois.

« Révérend ? »

La porte s'est ouverte et il m'a fixé avec des yeux furieux, sa barbe négligée et recouverte de bave.

« Je sais que vous m'avez dit de ne pas vous déranger ; je me suis juste inquiété à cause de ce long silence. »

Il a levé la main pour me calmer.

« Tout va bien. Vos filles vous sont revenues. Mais je ne sais pas pour combien de temps. Vous pouvez défaire leurs liens pour le moment. Mais le soir, avant qu'elles ne s'endorment, vous devez les remettre en place. Ces forces de l'obscurité sont fortes et vous joueront des tours. »

J'ai regardé par-dessus son épaule pour découvrir mes petites princesses. Leurs visages étaient redevenus normaux, leurs lèvres n'étaient plus noires, leurs yeux étaient clairs. « Papa ! » ont-elles crié. J'ai couru vers elles et j'ai desserré les cordes, les libérant et les entraînant dans mes bras où nous avons pleuré ensemble.

« Oh, les filles, vous m'avez tant manqué. Je vous aime tellement.

– Nous t'aimons aussi, Papa. »

Elles avaient faim. Dire qu’elles étaient affamées serait plus exact. Qu'elles aient tenu si longtemps sans eau ni nourriture reste un mystère pour moi. Je leur ai apporté de la viande et du bouillon, leur demandant de manger lentement, pour qu'elles ne se rendent pas malades. C'était des retrouvailles splendides, et je suis resté avec elles jusqu'à la tombée de la nuit.

« Je dois vous attacher, les ai-je prévenues pendant que j'allumais une lanterne pour remédier à l'obscurité grandissante du soir.

– Oh, le dois-tu vraiment, Papa ? Mes poignets sont si douloureux, se plaignait Bethany, ses yeux émeraudes brillant avec un éclat de pitié.

– Je n'ai pas le choix, ai-je dit, prenant les cordes et me préparant à les attacher à leurs lits.

– Et Mère te manque-t-elle ? » a demandé Joséphine.

Je me suis arrêté. L'entendre dire ça a réveillé en moi de nombreuses émotions que j’avais enfouies dans mon cœur, il m’a fallu prendre une profonde inspiration pour me calmer.

« Bien sûr qu'elle me manque.

– Ça doit être si dur pour toi, d'être tout seul.

– Oui, ma chérie, ça l'est. Mais je vous ai vous.

– Oui, c'est vrai. Tu nous as nous. J'espère que nous pourrons te consoler, comme Mère le faisait. Te donner ce qu'elle te donnait. T’offrir le plaisir qu'elle t’offrait. »

Horrifié, j'ai remarqué que les filles léchaient leurs lèvres en parlant et caressaient leurs seins, soulevant au passage leur chemise de nuit au-dessus de leurs jambes. J'ai chancelé.

« Les filles, redevenez-vous mêmes immédiatement ! leur ai-je ordonné.

– Viens t'allonger avec nous, Père. Nous pouvons autant te satisfaire que Mère. »

Heureusement, le Révérend a soudainement fait irruption dans la pièce en hurlant : « La puissance du Christ vous y oblige, partez immondes démons ! »

Pendant qu’elles criaient, il s'est tourné vers moi et m’a dit : « Dépêchez-vous, mon garçon, attachez-les ! »

Mais juste à cet instant, elles ont repris leur forme monstrueuse, avec leurs visages pâles et leurs yeux révulsés qui ne laissaient voir que le blanc.

J'ai saisi une corde et l'ai enroulée autour du poignet de Bethany. Elle me grognait dessus et se débattait comme un chat sauvage. Et alors que je voulais attraper le bras suivant, elle a tendu sa main, qu'elle a plié en forme de griffe, pour attaquer mon visage. Ses ongles abîmés, aussi pointus et aiguisés que des serres, ont douloureusement déchiré mon œil gauche.

Joséphine, de son côté, était sortie du lit et avait les doigts serrés sur la gorge du Révérend. Pendant un moment j'ai eu peur pour lui, jusqu'à ce qu'il ne l’ait attrapée par la taille pour la jeter sur le matelas.

« Tiens celle-là pendant que je finis d'attacher l'autre ! » m’a-t-il sommé.

Ignorant la douleur, je me suis jeté sur elle, la clouant sur le lit tandis que le Révérend finissait de serrer les liens de Bethany.

Au bout de quelques instants, Joséphine a fini par abandonner et m'a regardé, son visage avait repris ses traits de petite fille.

« Oh papa, ça fait mal. Pourquoi es-tu allongé sur moi comme ça ? Laisse-moi partir. Tu me fais mal Papa. »

Mais déjà le Révérend était sur elle, saisissant sans pitié ses mains et les attachant avec les grossières cordes de chanvre.

« Ne le laisse pas me faire ça, Papa. Comment peux-tu le laisser faire ? » couinait-elle douloureusement.

– N'écoutez pas leurs mensonges, » m'a ordonné le Révérend en finissant ses nœuds.

Puis il s'est levé et a fait le signe de croix avec ses mains, en murmurant en latin : « En Dominum, sanctum…  »

Elles grognaient et crachaient sur lui. Et alors qu’elles se débattaient, il m'a regardé et a prononcé ce seul mot : « Partez. »


18 Février, 1860

Mon œil est salement amoché et je dois maintenant porter un bandage par-dessus. Quant aux filles, elles redeviennent lucides le jour, mais je me méfie d'elles. Le prêtre m'assure que c'est normal et que nous sommes sur le bon chemin. Je prie avec ferveur pour qu'il ait raison. Enfin, j'ai appelé mes jeunes frères à venir de leurs fermes et de leurs ranchs afin qu’ils rencontrent cet étrange Révérend, et pour discuter avec eux de ce qui pourrait être la meilleure marche à suivre concernant les récents évènements.


21 Février, 1860

Ayant reçu un courrier annonçant que mes frères arrivaient demain, je suis de suite aller annoncer la nouvelle au Révérend Michael. Sa porte était restée entrouverte, et alors que j’étais venu toquer, j'ai entendu des bruits étranges venant de l'intérieur. Un bruit de claquement suivi par des gémissements sourds. J'ai poussé la lourde pour l'ouvrir un peu plus et pouvoir regarder à l'intérieur. Là, à genoux sur le plancher en bois, se tenait le prêtre torse-nu qui me tournait le dos. Dans ses mains se trouvait un fouet – un chat à neuf queues – et il le frappait sur son épaule, flagellait son dos qui portait déjà des traces de coups. Ses blessures saignaient abondamment. Soudain, il s'est tourné avec une étrange rapidité et a aperçu mon regard avant que je n’aie eu le temps de prendre la fuite.

« Désolé Révérend, ai-je marmonné d'un air penaud, je ne voulais pas vous espionner. J'étais venu vous informer de l'arrivée de mes frères qui seront présents dès demain et j'ai entendu des bruits étranges, alors je voulais simplement connaître leur origine.

– Vous n'avez pas à me présenter des excuses. Je n’ai aucun secret, aucun. Un homme qui lutte contre le prince des ténèbres et sa légion se doit d’être fort et de savoir expier ses péchés. Non, je n’ai aucun secret, mais j'apprécie ma solitude.

– Oui, certainement Révérend. Pardonnez mon intrusion.

– Intrusion pardonnée, » a-t-il déclaré pendant que je fermais la porte tout en entendant le claquement du cuir sur la chair reprendre et résonner depuis la chambre.


20 Février, 1860

Mes frères sont arrivés aujourd'hui.

Ils semblaient vraiment inquiets à propos de la situation avec les jumelles, ce même si je leur ai bien dit que la situation progressait dans la bonne direction.

« Mais ton œil, cher frère, » a fait remarquer John, pointant du doigt ce que les autres essayaient délibérément d'omettre. Il a toujours été comme ça. Étant le plus jeune, il n'a pas une once de réserve et dit toujours tout ce qui lui passe par la tête.

« Ça paraît terrible, mais ce n'est qu'une égratignure, ai-je dit en ajustant le cache-œil, ça ira mieux sous peu. »

En dehors de cela, mes frères nous ont apporté de mauvaises nouvelles concernant le problème des natifs. Un groupe de plus de cent indiens entoure les forêts de séquoias au-dessus de nos terres. Ils sont affamés, ouvertement hostiles, et descendent avec hardiesse des collines dans l’optique de voler notre bétail. Ils sont aussi armés et pas seulement avec des arcs et des flèches, mais aussi avec des pistolets, brandissant effrontément leurs armes à quiconque s'opposerait à eux.


22 Février, 1860

J'ai été réveillé par un horrible cauchemar.

Je ramais sur un petit bateau en mer. Joséphine et Bethany étaient à la barre.

Les filles avaient huit ans, l'âge qu'elles avaient quand nous sommes arrivés à San Francisco : doux anges aux cheveux miel qui parlaient tranquillement entre elles, riaient.

Il n'y avait aucune terre en vue et le ciel était décoré par des étoiles et une lune, une lune carmine. J'ai baissé les yeux vers l'eau qui reflétait le rouge profond de l’astre.

Puis j'ai remarqué que ce n'était pas le reflet de la lune qui teintait l'eau, non, l’océan était ensanglanté. Et, en regardant au loin, j'ai vu un corps s'agiter, se débattre, se noyer dans l’hémoglobine. C'était ma Margaret.

J’ai bondi par-dessus bord pour la sauver, mais je ne pouvais pas l'atteindre. Le sang était épais et collant en plus d'avoir une odeur nauséabonde. Je n'arrivais pas à me frayer un chemin à travers, et plus que couler, j'ai commencé à m'enfoncer. Quant à Margaret, ce n’était plus elle qui se démenait pour rester à la surface, c'était la veuve indienne Kaiquaish et ses enfants, le vieil homme et les trois vieilles squaws. Ils poussaient ce hurlement qui est si spécifique à leur peuple. J'ai fait demi-tour vers le bateau en espérant qu'on me tende la main, cela pour seulement voir les filles qui se tenaient là devant moi, debout et riant d’un ricanement démoniaque. Elles étaient devenues des monstres cauchemardesques avec une peau pourrie et des yeux blancs clairs comme de la glace.

Je me suis brusquement réveillé dans un sursaut. Allongé dans mon lit, à bout de souffle. Pendant un moment je croyais encore entendre les cris des Indiens. Puis rien. Le silence. Je tendais l'oreille pour savoir si les sons que je percevais pouvaient être les craquements des poutres en bois. Rien. Puis, des murmures venant de la chambre des filles, suivis par des chuchotements et des éclats de rire.

Ce matin, quand je suis sorti dans la cour du domaine, il y avait du sang dans la neige. De grosses flaques de sang.

Et des marques d'éclaboussures contre les murs. Des taches de sang, de cervelle.

Des traces parcouraient la neige. Des sillons si profonds qu'ils s'enfonçaient dans la terre et laissaient apercevoir la boue.

Il y avait aussi les empreintes de plusieurs hommes.

Tous les natifs à qui nous avions permis de rester dans les murs de notre forteresse étaient partis, Kaiquaish, ses enfants, le vieil homme, les femmes. Disparus. Sans doute frappés à mort. Aucune arme n'avait été utilisée pour ne réveiller personne et ne pas attirer l'attention sur la boucherie.

J'ai trouvé le prêtre et mes frères en train de manger dans la salle-à-manger.

« Qu'avez-vous fait ? ai-je crié en boitant jusqu'à la grande table à laquelle ils étaient assis pour profiter d'une assiette remplie de victuailles, vous les avez tous tués, n'est-ce pas ? »

Ils ont répondu par le silence et des regards glacés.

« Comment avez-vous pu ? Ils étaient âgés, infirmes, des femmes et des enfants. »

Le prêtre a soutenu mon regard avec un air funeste.

« Ils étaient une peste. Un fléau. Ils devaient être exterminés.

– Vous avez commis un meurtre, lâche ! » hurlais-je, m'appuyant sur ma béquille pour que nos visages soient les plus proches possible, le regardant avec mon seul œil valide.

« Allez-vous en de mes terres » ai-je grogné.

George s'est levé et a osé dire : « Ce ne sont pas tes terres, William. Nous sommes une entreprise familiale et tu n'as pas le droit de lui ordonner de partir.

– Il a raison, a renchéri David, nous prenons les décisions en famille.

– Prendre les décisions en famille ? ai-je demandé, alors pourquoi n'ai-je pas été informé de la décision de tuer nos nobles invités la nuit dernière ?

– Nous savions comment tu allais réagir. Nous connaissions déjà ton avis sur la question. Tu étais en minorité.

– En minorité ? Je n'étais même pas présent pour donner mon avis sur cette affaire.

– Ta présence n'était pas nécessaire pour que notre décision soit unanime entre nous, a déclaré John.

– N'as-tu pas soif de justice pour Adolphe, notre frère disparu ? s'est enquis David.

– Qu'est-ce que la mort d'Adolphe a à voir avec le meurtre d'une veuve et de son enfant ?

– Bien, qu'en est-il de tes filles, alors ? a repris George qui soudainement a voulu donner son avis, mes jolies nièces ? Allons-nous les laisser dans le tourment ? Ne pas essayer de les sauver ? Et maintenant, tu voudrais attaquer le seul homme qui puisse leur venir en aide ? Qui puisse les sauver ?

– Je me pose des questions à propos de sa sorcellerie. Deutéronome 18:10 : “Qu'on ne trouve chez toi personne qui exerce le métier de devin.” » ai-je répliqué.

Le prêtre m’a regardé fixement. Lentement, il a porté une tasse fumante à ses lèvres pour siroter son café, puis m'a calmement rétorqué :

« En vérité, je vous le dis, faites attention à là où vous posez le pied et ne propagez pas de calomnies. Ce que nous avons fait, nous l'avons fait pour votre bien et celui de vos filles. Nous sommes en guerre avec le diable et vous devez apprendre à l'accepter.

– Ne mettez pas la faute de vos infamies sur moi, lui ai-je craché en saisissant ma béquille et en m'éloignant furieusement d'eux.

– Nous formons une famille, William, a crié George dans mon dos alors que j'ouvrais la porte et qu'un vent froid pénétrait à l'intérieur, quelque chose doit être fait pour régler le problème. C'est nous ou eux. Tu dois l'accepter. 

Je ne lui ai pas répondu, j'ai marché d'un pas lourd, dehors dans la neige et la tempête. Le ciel au-dessus de moi était gris et triste comme la douleur dans mes côtes, lentement, la glace en provenance du paradis tombait au sol.


Traduction de Antinotice

Auteur original : Humboldt Lycanthrope

J'ai découvert le sens de la vie

J'ai découvert le sens de la vie. Ou du moins, c'est ce que mes clients les plus enthousiastes sont amenés à croire. Voyez-vous, deux ou trois fois par mois, je publie une annonce intitulée "Le sens de la vie" sur divers sites d'enchères. J’y associe une photo d'un coucher de soleil ou d'un arc-en-ciel, et j’y ajoute une description disant sobrement : « Tous les points de vue sont subjectifs. Les résultats peuvent donc varier d’une personne à une autre ». La plupart des gens ne sourcilleraient pas devant quelque chose d’aussi ridicule, mais il y a des individus plus crédules que les autres qui mordent à l'hameçon. Lorsque les enchères se terminent, je ramène généralement entre cinq et douze dollars.

Une fois mon argent reçu via Paypal, j'expédie l'article. Quel est celui-ci me demanderez-vous ? Eh bien, je griffonne une simple citation réconfortante ou une leçon de vie trouvée sur le net sur un morceau de papier et je l'envoie dans une enveloppe standard. Ces phrases proviennent généralement d'écrivains célèbres, de personnages historiques ou même de la Bible. En voilà quelques-unes :

« Si la lumière est dans ton cœur, tu trouveras le chemin de ta maison. » (Djalâl ad-Dîn Rûmî)

« Les gens oublieront ce que vous avez dit, les gens oublieront ce que vous avez fait, mais les gens n'oublieront jamais ce que vous leur avez fait ressentir. » (Maya Angelou)

« Il n'est jamais trop tard pour être ce que vous auriez voulu être. » (George Eliot)

Voilà tout ce que j’ai à faire. Un timbre, une enveloppe dans une boîte aux lettres, et mon travail est terminé. C’est aussi facile que ça.

Vous pourriez me traiter d’arnaqueur ou d’escroc, et en réalité, vous auriez raison. Je profite de la naïveté des gens qui cherchent à donner un sens à leur vie, tout ça pour me faire de l'argent facile. Mais j'aime à penser que la plupart de ces personnes savent que c'est des conneries et achètent mon mystérieux article juste pour voir ce que je leur envoie. En plus, je suis un célibataire tout juste sorti de l'université. Alors tant que je pourrai faire une petite pause dans mes factures et manger, je dormirai très bien.

Comme vous pouvez vous en doutez, je reçois beaucoup de messages haineux. J’ai appris à ignorer les mails et les messages privés des personnes colériques. Dès que je vois que ça provient d'un de mes clients, c’est supprimé. Je reçois cependant de temps en temps des courriers. C’est inévitable, ma boîte postale est indiquée sur toutes les enveloppes que j'envoie. Ce serait facile pour moi de jeter les lettres à la poubelle de la même façon que je jette les mails indésirables, mais je n’arrive jamais le faire. Quelque chose dans le fait de recevoir des lettres physiques, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, me donne l'impression d’être obligé de les ouvrir. Je pense que toute personne qui prend le temps d'en écrire une mérite de se faire lire, même si je ne me soucie pas de ce qu'elle a à dire.

Et plus je reçois de lettres, plus ça m’amuse. Pour mieux me comprendre, voici quelques-uns de mes extraits favoris tirés des "courriers de fans" que j'ai reçu au fil des ans :

« Vous n'êtes rien d'autre qu'un espèce de service de biscuit chinois glorifié. »

« Vous allez pourrir en Enfer pour les péchés que vous avez commis. Notez bien les mots que je vous donne. »

« Tu es une vraie petite merde, tu le sais ça ? »

La lecture de ces lettres est devenue l’un des moments les plus exaltants de ma semaine. J’ai même accroché les meilleures dans ma chambre, sur un tableau en liège. Vous pouvez penser que c'est malsain et que je suis un peu dérangé, mais moi, je trouve ça hilarant.

Après, toutes celles que je reçois ne sont pas malveillantes. Il y a un type qui s'appelle "Red" (il n’y a pas de nom de famille, Red est tout ce qu'il a indiqué au-dessus de son adresse) qui m’écrit constamment. Il m'envoie des citations inspirantes en échange de celles que je lui vends. Je suppose que c'est un acheteur régulier qui aime payer pour recevoir de temps en temps des messages joyeux et encourageants dans sa boîte aux lettres. C’est un homme de goût, le genre de client que j’aime.

La première citation que Red m'a envoyée était :

« La peur de la mort découle de la peur de la vie. Un homme qui vit pleinement est prêt à mourir à tout instant. » (Mark Twain) 

Ce fut une première impression formidable, car Mark Twain est l'un de mes auteurs préférés. La citation de retour a donc été appréciée. C’est pour ça que je l'ai accrochée à côté des lettres haineuses, sur mon tableau en liège.

Malheureusement, certaines des phrases que Red m'envoie ne sont pas sur le tableau. Certaines de ses citations sont morbides et déprimantes, et parfois, il s’amuse à m'envoyer des petits colis contenant des bibelots inutiles. C’est un peu bizarre, mais je me dis que c’est un gars un peu déprimé et qu'il a juste besoin d'un ami. Peut-être que les citations qu'il m'achète sont les seules lettres qu'il attend dans sa boîte avec impatience chaque matin. Et peut-être que les objets qu'il m'envoie sont sa façon de me remercier. Pour moi, c'est une confirmation que ce que je fais n'est pas totalement sordide.

Mais là, les choses deviennent vraiment bizarres. Aujourd’hui, j'ai reçu un autre courrier de Red. J’ai souri quand je l'ai récupéré. Regarder ses lettres et ses cadeaux, aussi bizarres soient-ils, est devenu un moment tout aussi agréable de ma semaine que la lecture des lettres haineuses. Mais à l'ouverture de cette enveloppe, mon sourire s'est évanoui.

À l'intérieur se trouvait une photo de moi, prise par la fenêtre de ma chambre. Au dos de celle-ci, il y avait une autre phrase de la part de Red :

« Tu as l'air d’être si seul. Où est passé le sens de TA vie ? »

Traduction de Ramiso

Auteur : Christopher Maxim (Facebook)

Lien original

Le Chiffre de l'ombre : Deuxième partie



10 février, 1860

Nous avons été obligés de maîtriser les filles en les attachant à leurs lits au moyen de cordes. Leur état semble empirer d'heure en heure. Elles sont en train de dépérir. Je leur apporte du lait fermenté, du bouillon et du thé que j'essaye de leur donner à la cuillère. Elles refusent systématiquement ce que je leur offre d’un mouvement de tête, recrachent le tout sur moi et m'appellent par des noms vulgaires. Quand elles ne sont pas en train de crier ou de me maudire, elles rient vicieusement comme des gamines.

Je me sens tellement seul, il y a comme un vide dans mon cœur. Mes frères travaillent chacun dans leur ranch, ma femme n’est plus de ce monde, et les ouvriers que je côtoie au moulin me regardent avec plus de méfiance et de suspicion que jamais.

Les seuls à m'adresser un sourire dans ces jours sombres sont le groupe d'indiens que j'ai laissé rester sur notre propriété. Ils sont huit en tout : un vieil homme grisonnant, qui ne s'éloigne jamais du feu, trois vieilles femmes, et une jeune squaw qui est, je suppose, veuve, accompagnée de ses trois enfants dont un nourrisson. Ils ne parlent pas notre langue, et communiquer avec eux s’avère parfois difficile. Mais ils me sourient et me saluent. Ils marmonnent des mots que je reconnais comme étant des remerciements quand je leur apporte de la nourriture. La veuve, nommée Kaiquaish, est la plus aimable à mes yeux. Quand je l’emmène faire une corvée, comme balayer le sol de la salle à manger ou frotter la vaisselle, elle comprend rapidement mes mimes et effectue la tâche avec enthousiasme. Elle est la seule femme dans le ranch, en dehors de mes filles et des vieilles silencieuses, et sa présence m’apaise d'une façon que je ne peux décrire avec des mots.

Oui, pour le moment, ces nobles sauvages semblent être mes seuls amis.


14 Février, 1860

Le prêtre est arrivé aujourd'hui. Montant son cheval gris, il a traversé la neige vers les portes gardées du moulin. Quelques ouvriers qui protégeaient les fortifications d'indiens hostiles l'ont immédiatement remarqué et lui ont ouvert les lourdes portes en séquoia.

Je boitais, luttant pour empêcher ma béquille de glisser sur le sol gelé afin d’aller le saluer tandis qu'il traversait l'entrée. Il est ensuite descendu de sa monture qui piétinait de ses sabots le sol froid et dur et expirait de la fumée par les naseaux.

C'était un grand homme avec une longue barbe d’ébène parsemée de taches grises, portant une redingote noire et un chapeau assorti avec de larges bords, le tout recouvert d'une épaisse couche de flocons. Il avait des yeux sombres, perçants, avec une lueur métallique qui semblait pouvoir me transpercer alors qu’il me tendait la main. Il s'exprimait clairement, et d’une voix profonde il dit : « Révérend Michael Waighten, à votre service. » Sa poigne était forte et je sentais une grande puissance émaner de lui.

Je l'ai accueilli et l'ai fait entrer à l'intérieur de la propriété fortifiée. Il dirigeait son cheval par les rennes, et je boitillais à ses côtés.

« Avez-vous fait bon voyage ? ai-je demandé.

– Sans incidents, a-t-il murmuré.

Le long du mur, Kaiquaish et les autres natifs s’étaient blottis autour d'un petit feu tandis que le plus jeune des enfants chassait un poulet dans la neige.

« Et pourquoi permettez-vous à ces sauvages païens de vivre sous votre toit ? a demandé le prêtre, en les regardant avec dédain.

– Ils sont pauvres et ont besoin de soins. Alors nous leur avons donné un refuge, comme notre Seigneur Jésus Christ l'enseigne dans la parabole du Samaritain.

– « Jésus est venu pour apporter la division sur la terre », selon Saint Luc, verset 12:51.

– Mais Révérend, notre Seigneur et Sauveur n'a-t-il pas dit dans l'évangile selon Saint Marc, verset 9:50, « soyez en paix entre vous ? »

– Entre les sauvés, oui. Mais il est parfaitement clair au verset 10:34 de l'évangile selon Saint Matthieu : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je suis venu apporter, non la paix, mais le glaive. »

– Alors qu'en est-il du verset 26:52, de l'évangile selon Saint Matthieu, toujours : « Remets ton glaive à sa place, car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive ? »

Le prêtre commençait visiblement à perdre patience, son visage se déformait en un rictus rageur. Il a passé sa main dans sa longue barbe, s'est tourné vers moi, et a prononcé, crachant presque les mots :

« Apocalypse, verset 19:11 : « il juge et combat avec justice ! » Si vous ne croyez pas que nous sommes en guerre avec les esprits impurs et les païens, je vous suggère de relire ce passage de l’Apocalypse. Je respecte votre savoir, monsieur, mais je ne suis pas venu ici pour débattre sur la théologie. Je suis venu chasser des démons, si c'est bien ce à quoi nous avons affaire. Maintenant, où sont vos filles pour qui on m'a fait venir ?

– Elles sont dans la maison, mon bon Révérend. Elles sont devenues si violentes que… et bien… elles agissent si étrangement que nous avons été contraints de les attacher à leurs lits.

– Je vois. Menez-moi à elles.

– Ne voudriez-vous pas plutôt que je vous conduise à vos quartiers où vous pourriez vous décharger de vos affaires et vous laver après ce long voyage ?

– On trouvera un moment pour ça plus tard, mon fils. Mais dans un premier temps, emmenez-moi voir vos filles. »

J’ai donc guidé le Révérend à travers le couloir sombre, ce jusqu'à la lourde porte en bois, bien fermée à l'aide d'un cadenas en fer noir. J’ai agilement saisi la clé au fond de ma poche, afin de déverrouiller la serrure, et j’ai ouvert la clenche lentement. Dans la pièce, étaient allongées mes deux petites filles, attachées fermement au lit avec des cordes de chanvre. Elles se sont immédiatement assises aussi loin que leurs liens le leur permettaient et ont commencé à siffler comme de venimeuses vipères qu'on aurait dérangées. Le prêtre est entré dans la chambre mais n'a même pas jeté un regard aux jumelles, qui commençaient à lancer des injures et à se lamenter à propos de leurs attaches, faisant vaciller le lit. Il tenait un grand crucifix et tournait autour de la pièce en chantant en latin :

« Pater noster, qui es in caelis, sanctificetur nomen tuum...

– C’est le Chiffre Noir, a geint Bethany, il a le Chiffre de l'Ombre, je peux sentir le sang sur ses mains, l'odeur dans sa bouche.

– Le Chiffre Noir, gémissait Joséphine, je peux sentir le goût de ses péchés sur ma langue. Oh, oui, il va nous satisfaire.

– Qu'est-ce que vous racontez ? leur ai-je demandé, vous le connaissez ? »

Le prêtre s'est brusquement retourné pour me faire face, son visage ressemblant à celui d'un rapace.

« Silence ! N'engagez jamais la conversation avec les démons ! Ils ne sont que tromperies et fourberies, ils servent le patron des mensonges. »

Il s'est alors tourné et a affronté le regard des filles pour la première fois.

« Au nom du Christ révélez-moi vos vrais noms ! La puissance du Christ t'y oblige, révèle ton vrai nom ! »

Il a brandi le grand crucifix noir devant le visage de Bethany.

« Asmodeus, Zabulon » a dit Bethany dans un râle.

Il s'est retourné vers Joséphine, pressant le crucifix sur son front.

« Gressil, Amand » pleurnichait Joséphine.

Le prêtre s’est de nouveau tourné dans ma direction :

« Pouvez-vous m'apporter du charbon embrasé ainsi que le foie et le cœur d'un poisson ?

– Eh bien, oui, ai-je balbutié, il y a encore des braises dans la cheminée et nous avons un poisson frais dans la glacière.

– Alors apportez-les moi, et ne perdez pas de temps. »

Il s'est alors remis à psalmodier ses versets et à marcher autour de la chambre. J'ai fait ce qu'il m'a demandé et lui ai apporté une assiette de métal pleine à ras bord de braises sorties du feu et un paquet contenant le cœur et le foie d'un saumon. Il a placé l’assiette en bout de table, et a soufflé sur le charbon jusqu'à ce qu'il irradie d’un rouge ardent. Enfin, il a placé les organes au-dessus, les faisant crépiter et fumer.

Cela semblait avoir un curieux effet soporifique sur les filles, puisqu’elles ont arrêté leurs cris d'agonie et se sont endormies.

« Maintenant vous allez pouvoir me montrer mes appartements » : a dit le prêtre, en caressant sa longue barbe noire et en me regardant avec ses yeux perçants comme des feux ardents. Je l'ai emmené à son lieu de repos, où il a ouvert une grosse valise pleine de livres.

« Pourquoi vous ont-elles appelé le Chiffre Noir, si je peux me permettre de vous poser la question, mon bon Révérend ?

– Elles se moquaient et me provoquaient. Un Chiffre Noir est un péché qui n'a été ni confessé ni pardonné. Un péché qui peut faire aller un honnête homme en enfer et lui faire connaître les mains de Lucifer. Elles m'ont traité de pêcheur non expié. Impénitent. Mais ne croyez pas en leurs malices et en leurs mensonges, car elles ne me connaissent absolument pas. »

J'ai hoché la tête.

« Que sont donc ces livres que vous transportez ? ai-je demandé.

– Ce sont mes grimoires, des textes qui concernent les créatures de l'enfer. »

Il a saisi un grand livre relié en cuir sombre : Le dictionnaire infernal, par Jacques Auguste Simon Collin de Plancy. Du dos de sa main, il a caressé un autre ouvrage recouvert d’une toile vermeil, Le dragon rouge, écrit en 1517 par Alibeck l’Égyptien. Il a jeté un coup d’œil à un autre manuel encore, qui était lui aussi dans son sac : Le livre d'Abramelin le mage.

Alors il m'a fait face et m'a fixé avec ces yeux aussi coupants et froids qu'un diamant noir. Il a froncé les sourcils avant de caresser sa barbe d’ébène argentée, puis m’a demandé :

« Puis-je vous poser quelques questions, mon bon monsieur, s’il y a eu fornication ? Ont-elles essayé de vous séduire pour que vous couchiez avec elle, comme les filles de Lot l'ont fait ? »

Je voulais répondre, mais le silence s’est emparé de la pièce. Ma bouche bougeait mais aucun son n'en sortait. Mon visage est devenu rouge et j'ai baissé les yeux vers le sol.

« Oui, ai-je dit en sentant un frisson me parcourir ainsi qu'une affreuse bile brûler ma gorge, elles ont forniqué ensemble et m'ont demandé de me joindre à elles.

– Et pour l'amour du Christ, garçon, dites-moi la vérité maintenant, car tout dépend de cela, avez-vous répondu à leur appel avec des actions ?

– Mon bon Révérend, je vous en prie, s'il-vous-plaît, ne salissez pas ma réputation, même par doute en ce qui concerne ma chasteté avec mes filles. Bien sûr que non. Nous les avons immédiatement séparées et attachées, je vous ai fait appeler après avoir été témoin. Je savais que seule une influence démoniaque pouvait être responsable d'actes si obscènes et honteux, alors que mes douces filles n'avaient jamais montré rien d'autre que de la modestie et de la vertu auparavant.

– Bien. Vous êtes un homme bon, vous êtes même plus fort que Lot, qui a cédé aux avances démoniaques de ses filles, sa détermination ayant faibli à cause de la boisson. Nous avons clairement affaire à Asmodeus, l'ange noir de la luxure et de la perversion, ou certains de ses sous-fifres. La vérité est qu'ils sont légion. Savez-vous ce qu'est un cambion ?

– Non, je ne crois pas être familier avec le terme.

– Un cambion est l'enfant d'un démon. Les créatures du Diable rêvent d'infester la terre avec leurs viles progénitures, pour faire de cette terre l'Enfer.

– Mais, Révérend, ne sont-ils pas éternels et stériles ? Comment pourraient-ils procréer ici ? sur terre ?

– Le succube et l'incube possèdent un être, qu’ils utilisent afin de commettre des actes charnels, et, durant le coït, ils salissent la graine de façon à ce que l'enfant créé par cette union abominable soit entaché par le mal. Il devient un monstre. Et le produit de l'inceste est encore plus répugnant. Regardez les sauvages dans les collines autour de nous. Ils sont évidemment des cambions. Les voyez-vous comme des humains ? »

J'étais choqué par ces mots. Comment avions-nous pu passer si vite du sujet des démons à celui des natifs ? J'ai répondu ainsi :

« Eh bien oui, ai-je dit avec un air de dégoût, ils le sont. Et je dois admettre que vous m'offensez, mon cher Révérend. Je pense qu'un homme aussi saint que vous ne devrait pas dire de telles choses à propos de ses frères.

– Frères ? Ils ne sont pas mes frères. Ils sont sodomites. Ils passent leurs journées dévêtus, à pratiquer des rituels démoniaques. Ils sont bêtes et stupides. Ils n'ont pas de respect pour l'amour ou la virginité. Ils mangent des puces, de la vermine, des araignées et des vers. Ils n'ont foi ni en la justice, ni en Dieu. Ce sont des cambions purs et simples. Comme la peste, ils sont suivis par les démons qu’ils portent en leur sein. Ils en sont infectés de la même manière qu'un homme porte des poux ou la gale. Ils sont infestés des créatures de l'Enfer. N'est-ce pas l'évidence même ?

– Mon père nous a appris à traiter tous les hommes comme des égaux. Sur l'île du Prince Édouard, la terre à qui nous devons notre salut, les indigènes étaient protégés par les mêmes droits que les hommes blancs. J'ai essayé de pratiquer les mêmes idéaux de tolérance et d'acceptation ici.

– Et regardez où cela vous a mené ! hurlait-il. Un estropié ! Vos filles possédées par des démons ! Votre terre, votre fortune, votre succession et votre labeur sur le point de redevenir poussière ! Que celui qui possède des yeux apprenne à voir. Maintenant, mon bon monsieur, si vous voulez bien m’excuser, je suis fatigué du voyage et je dois me reposer.

– Bien, Révérend, que la paix soit avec vous.

– Avec vous également. »

J'ai alors quitté la pièce, fermant la porte derrière moi, ma vue quelque peu brouillée et mes pensées complètement troublées.

Traduction de Antinotice

Auteur original : Humboldt Lycanthrope

Apocalypse, chapitre 12 : Conquête

 Chapitres précédents :

Chapitre 1 : Prologue
Chapitre 2 : Gourmandise
Chapitre 3 : Envie
Chapitre 4 : Avarice
Chapitre 5 : Orgueil
Chapitre 6 : Colère
Chapitre 7 : Luxure
Chapitre 8 : Paresse
- Chapitre 9 : Famine
- Chapitre 10 : Guerre
- Chapitre 11 : Mort


"Alors je vis que l’Agneau avait ouvert un des sceaux, et j’entendis l’un des quatre animaux qui disait d’une voix de tonnerre : Viens et vois. 

Je regardai donc, et je vis un cheval blanc, et celui qui était monté dessus avait un arc, et on lui donna une couronne, et il partit en vainqueur, pour remporter la victoire. 

 Et lorsque l’Agneau eut ouvert le second sceau, j’entendis le second animal qui disait : Viens, et vois. 

Et il sortit un autre cheval qui était roux ; et celui qui le montait reçut le pouvoir de bannir la paix de la terre, et de faire que les hommes se tuassent les uns les autres ; et on lui donna une grande épée. 

Et quand l’Agneau eut ouvert le troisième sceau, j’entendis le troisième animal, qui disait : Viens et vois. Et je regardai, et il parut un cheval noir, et celui qui était monté dessus avait une balance à la main. 

Et j’entendis une voix qui venait du milieu des quatre animaux, et qui disait : La mesure de froment vaudra un denier, et les trois mesures d’orge vaudront un denier ; mais ne gâte point ni l’huile ni le vin. 

Et quand l’Agneau eut ouvert le quatrième sceau, j’entendis la voix du quatrième animal, qui disait : Viens, et vois. 

Et je regardai, et je vis paraître un cheval de couleur pâle ; et celui qui était monté dessus se nommait la Mort, et l’Enfer le suivait ; et le pouvoir leur fut donné sur la quatrième partie de la terre, pour faire mourir les hommes par l’épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre." 

Apocalypse selon Jean, 6:1-8 

 
Seul dans sa grande maison de campagne, le professeur Blondeau regardait les jours défiler. Cela faisait maintenant un mois qu'il n'avait plus eu de nouvelles d'Edgar, et que les événements de New York s'étaient déroulés. Au fond, il savait qu'il avait pris la bonne décision en décidant d'enfermer son jeune ami, mais cela ne l'empêchait pas de s'en vouloir terriblement, et ce malgré ce qu'il avait affirmé à trois reprises en face de ce dernier. Il l'avait trahi, lui qui lui faisait confiance. 
Ironiquement, bien que le descendant de Judas ait été Edgar, le professeur trouvait que le rôle du traître livrant le Christ lui convenait bien mieux, dans cette situation.

Avec un soupir, il a regardé le verre de vin blanc qu'il tenait dans sa main droite. C'était déjà le troisième de la soirée, et ce ne serait sûrement pas le dernier. Depuis plusieurs jours maintenant, il restait vautré dans son fauteuil, sans but, attendant n'importe quel événement qui pourrait le sortir de la torpeur dans laquelle sa culpabilité l'avait plongé dès qu'il n'avait plus été capable de la surmonter. Un coup de fil du Vatican, peut-être. Après tout, la fin du monde était encore en marche, et était loin d'avoir été écartée. En effet, Edgar était toujours porté disparu, et s'il était bel et bien le descendant de Judas dont la venue était annoncée par le texte ancien que le professeur avait décrypté, tout dépendait de lui.
L'homme fatigué a vidé d'une traite son troisième verre, et a fermé les yeux quelques instants, savourant le semblant de paix intérieure que procuraient les vapeurs de l'alcool à son esprit accablé. Lorsqu'il les a rouverts, c'est avec surprise qu'il a constaté qu'il ne se trouvait plus chez lui, mais assis au beau milieu d'un jardin florissant et recouvert d'une herbe verte qui s'étendait à perte de vue. Il était cerné de dizaines d'arbres fruitiers, portant de magnifique fruits d'une couleur rouge très vive, et à côté de lui coulait une eau si claire et limpide qu'il pouvait voir les poissons miroiter à travers. A cet instant, le professeur aurait dû être effrayé. Se demander par quel maléfice il s'était retrouvé en ces lieux, qui avaient l'air beaucoup trop matériels pour n'être qu'un simple rêve. Mais tout ce qu'il ressentait, c'était de l'apaisement. Là, assis dans cette prairie verdoyante, victime d'une sérénité mystique, il s'est senti mieux que n'importe quand lors du dernier mois écoulé, qu'il avait passé à broyer du noir. Avisant l'une des pommes à l'aspect merveilleux qui pendait à une branche de l'arbre le plus proche, l'homme s'est levé, et s'est approché du pommier, puissamment attiré par la couleur et l'aura que dégageait le fruit. Il a tendu la main pour s'en saisir, mais lorsque ses doigts allaient en effleurer la surface, une voix l'a arrêté.

"Je ne ferais pas ça, si j'étais vous. Eve l'a fait, et en a payé le prix fort. Elle, et toute l'humanité."

Arraché à sa transe par cette voix ferme et incroyablement douce dont on aurait dit qu'elle émanait du ciel lui-même, le professeur Blondeau s'est retourné pour découvrir un être divinement beau. Un homme à l'aspect androgyne, et aux longs cheveux blonds et bouclés qui descendaient en cascade sur ses épaules, mis en valeur par des yeux d'un bleu si clair qu'on aurait pu croire qu'ils reflétaient le Paradis. L'homme était simplement vêtu d'une toge blanche, et portait une épée à la ceinture.
Troublé par l'apparition de cet inconnu autant que par son aspect, le professeur a eu un mouvement de recul. Était-il en plein rêve, finalement ? Ou  bien était-ce l'alcool qui lui donnait des hallucinations ?
Voyant que l'apparition qui lui faisait face ne bougeait pas et se contentait de le toiser avec un sourire bienveillant, l'homme s'est adressé à lui, hésitant.

"Qui êtes-vous, vous qui me parlez d'Eve... ? Et ce jardin si singulier, serait-ce...
- Le Jardin d’Éden, oui. Un homme de votre culture ne pouvait qu'aisément deviner la nature de cet endroit"

Le professeur a marqué un temps d'arrêt, qui lui était nécessaire pour digérer une telle information, puis s'est exclamé :

"Mais comment diable suis-je arrivé ici ?
- Je vous ai amené en ces lieux pour discuter. N'ayez crainte, je vous renverrai chez vous dès que nous aurons terminé. Et pour ce qui est de mon identité, je mise une nouvelle fois sur votre sens de l'observation pour la deviner. Maintenant que vous savez où nous nous trouvons, cela devrait être facile pour vous."

En effet, depuis qu'il s'était retourné pour tomber face à ce bel inconnu, quelque chose avait attiré l'œil du professeur : l'épée que l'homme portait à la ceinture. Il l'avait déjà aperçue quelque part... Dans des représentations bibliques, peut-être ? Ou bien sur des sculptures ? Mais malgré tout son savoir, il se faisait vieux. Il y avait de nombreuses connaissances qui étaient maintenant perdues au fin fond de son subconscient.
L'homme, voyant les efforts visibles que le professeur mettait en œuvre pour trouver son identité, a croisé les bras, et l'a regardé d'un air faussement abattu.

"Vraiment, vous me décevez. Peut-être avez-vous besoin d'un indice supplémentaire..."

À ces mots, il a décroisé les bras, et deux paires d'ailes d'un blanc immaculé et pur se sont déployées dans son dos. Simultanément, un halo de lumière céleste est apparu au-dessus de la tête de l'homme, qui, le professeur venait de le réaliser, n'en était pas vraiment un. 
Subjugué par les attributs de l'ange qui se tenait en face de lui, il a enfin compris de quoi il retournait. Il existait de nombreux êtres célestes, mais rares étaient ceux représentés avec une épée, et davantage l'étaient ceux possédant deux paires d'ailes. 
Le professeur Blondeau est tombé à genoux, provoquant un discret sourire de son interlocuteur. A mi-voix, il a chuchoté :

"L'Archange Michel...
- Bien, je vois que mon indice a été suffisant. Relevez-vous. Nous avons à parler d'affaires importantes."

D'un claquement de doigts, Michel a fait apparaître une table et des chaises. Sur celle-ci, des petits gâteaux et deux tasses de thé. D'un geste de la main, il a invité le professeur à s’asseoir, avant d'en faire de même.

"Servez-vous, ce thé noir Darjeeling est... divin."

Sans se faire prier davantage, le professeur a pris un petit gâteau fourré au miel, puis as bu une gorgée de thé sous le regard soucieux de l'ange, qui le regardait silencieusement. Alors que la chaleur du breuvage descendait agréablement le long de sa gorge, l'homme a hoché la tête.

"C'est vrai que ce thé est délicieux !
- N'est-ce pas ? Le thé est pour moi l'une des meilleures inventions humaines. Rien que pour cela, l'humanité ne doit surtout pas disparaître. Mais, trêve de mondanités, il est temps de parler de choses sérieuses."

Le professeur Blondeau, à ces mots, a avalé d'une traite le reste de sa boisson. Michel a plongé ses yeux bleus dans les siens, puis à croisé les mains sur la table.

"Vous n'êtes pas sans savoir que le monde se trouve aux portes de la destruction. L'Apocalypse se prépare, et il est encore temps de l'arrêter.
- Oui, tout était écrit sur les parchemins trouvés en Cisjordanie que j'ai décryptés...
- Je suis au courant. C'est moi qui ai mis ces parchemins sur votre route. J'en suis l'auteur.
- Vous ? Mais... Je ne comprends pas.
- C'est une longue histoire... Mais je vais essayer de vous l'expliquer simplement. "

Michel s'est levé, et a croisé les mains dans son dos. Il s'est alors mis à faire les cent pas devant son invité, commençant son récit.

"Au début, il n'y avait que Dieu, et les anges. Puis vint le jour ou il a créé l'Humanité. Lucifer, jaloux des créations de son père, croyant que Dieu les aimaient plus que lui, voulut détruire cette création, détruire les humains. C'est pour cela que notre Père me chargea de le bannir des cieux. La bataille fut rude, mais finalement, je réussis à le vaincre à la force mon épée.
Après cela, Dieu, pour préserver sa chère création, brida le pouvoir de tous les anges, et donna à l'humanité son bien le plus précieux : Le libre arbitre. Enfin, il décida de laisser évoluer les humains sans interférer lui-même, en interdisant également à ses anges d'intervenir dans les affaires des mortels. Il a cependant autorisé, sous certaines conditions, certains anges à apparaître. C'est de ces apparitions que sont nées toutes les religions.
Mais malgré tout, mon cher frère, ivre de rancœur, n'a jamais renoncé à détruire l'humanité. Il a profité de ces conditions imposées par Dieu pour apparaître lui-même, et lentement, siècle après siècle, poser le décor de l'Apocalypse. Tout a commencé lors du passage d'un des anges de Dieu sur terre, Jésus. Lucifer en a profité, et est parvenu à corrompre l'un de ses plus fidèles disciples : Judas. 
Puis il a béni, à sa façon, sa lignée, permettant à celle-ci de voir apparaître en son sein quatre personnages qui une fois réunis, déclencheront l'Apocalypse.
- Vous voulez parler de...
- Oui. Des quatre cavaliers de l'Apocalypse.
- Mais... Ce qui se passe au Japon, en Égypte, c'est donc...
- Les cavaliers Guerre et Famine sont déjà en route. Quant à Mort, il est éveillé depuis plus de 700 ans. C'est lui qui détient Edgar. C'est lui qui essaie de faire pencher la balance en la faveur des cavaliers, et donc de Lucifer, par l'intermédiaire de votre jeune ami.
- Que voulez-vous dire ?
- Comme je vous l'ai dit, Dieu est très attaché au libre arbitre de sa création. Il est bien sûr au courant pour l'Apocalypse. Surtout qu'elle est déjà arrivée une fois.
- Vous voulez parler du Déluge ?
- Tout juste. Lors de cette première Apocalypse, Dieu a pris en pitié l'humanité et l'a sauvée à travers Noé. Mais cette fois, il n'interviendra pas. Cette fois, tout repose entre les mains de L'Antéchrist.
- L'Antéchrist ?
- Oui. Le dernier cavalier. Conquête. C'est la clé. Celui dont dépendra l'avenir du monde... Celui qui est en ce moment même entre les mains du Cavalier apportant la Mort."

À ces mots, le professeur a pris sa tête entre ses mains. Au fond de lui, il le savait depuis longtemps déjà, mais le déni l'avait aveuglé. A présent, il en était certain. Son protégé était bien l'homme dont parlaient les textes anciens.

"Edgar...
- Oui. Edgar est l'Antéchrist. Il est aussi le dernier des Cavaliers. Il sera celui qui déclenchera l'Apocalypse. Du moins, si on ne l'en empêche pas.
- Pourquoi n'êtes-vous pas allé lui parler de tout ça vous-même ? Je suis sûr qu'il aurait compris...
- C'est impossible. Comme je l'ai déjà dit plusieurs fois, Dieu tient à ce que le libre arbitre de l'Homme soit préservé. Il veut que ce soit uniquement leurs choix qui déterminent leur avenir. Encore une fois, il a interdit à tous les anges d'interférer directement. Et Edgar est étroitement surveillé. Je ne pourrai pas l'approcher sans que mon Père soit au courant.
- Que pouvons-nous faire, alors ?
- Lucifer a déjà dû placer ses pions. Même s’il ne peut pas influencer Edgar directement, il a sans doute manipulé les cavaliers pour qu'ils le fassent à sa place. En ce moment même, Damian, le cavalier de la Mort, doit déjà être en train de l'inciter à faire le mauvais choix.
- Et vous ne pouvez pas aller détruire les autres Cavaliers directement ?
- Ils sont bien trop puissants. Il me faudrait une armée pour cela, et il n'y a que peu d'anges qui souhaitent le salut de l'espèce humaine comme je le souhaite. Au contraire de mon frère, j'aime l'Humanité. J'aime leurs musiques, leurs danses. J'aime leurs plats et leurs boissons. J'aime leurs films et leurs séries. Avez-vous vu Supernatural ? Ou Game of Thrones ?
- Je...
- Désolé, je me suis égaré. Ce que je veux dire, c'est que je refuse que le monde soit à nouveau détruit. Quand Dieu a invoqué le Déluge, afin de laver la terre de toutes les impuretés créees par les précédents cavaliers durant l'Apocalypse, de nombreux trésors ont disparu. Des morceaux de musique mémorables, des plats divins. Des êtres humains admirables. Je refuse de tout perdre une seconde fois. 
Si Lucifer a placé ses pions, j'ai aussi placé les miens. Vous en faites partie. Mettre en sécurité les reliques des péchés a ralenti l'éveil des Cavaliers, et je vous remercie pour cela. Vous m'avez donné assez de temps pour mettre en place des plans de secours et surtout, de trouver assez d'alliés pour préparer l'acte final.
- Qui est...
- C'est trop dangereux de compter sur le libre arbitre de l'humanité. On ne peut risquer de laisser Edgar éveiller son pouvoir. Je prends le risque de désobéir à mon Père, j'espère qu'il me pardonnera. Il n'y a qu'une seule solution : je vais tuer Edgar de mes propres mains."

Le professeur a levé la tête, indigné par ce que venait de dire l'Archange. Mais malgré tout, il avait beau retourner le problème sous tous les angles, il ne voyait pas d'autres solutions. Il avait confiance en son jeune ami, mais le risque pour l'Humanité était trop grand. L'homme s'est levé, et a posé ses mains à plat sur la table.

"Comment voulez-vous procéder ?"

L'ange s'est approché du professeur, et a posé sa main sur son épaule.

"J'ai besoin de vous. Vous devez le piéger. Envoyez-lui un message. Dites-lui que vous devez lui parler. Que vous voulez vous excuser. Donnez-lui rendez-vous là où a commencé votre périple. Il sera obligé d'y aller, car quelque chose va l'attirer vers cet endroit. Et, quand il sera là, avant qu'il ne soit devenu l'Antéchrist... je le transpercerai de mon épée. Cela ne durera qu'une seconde, mon Père n'aura pas le temps d'interférer. L'avenir dépend de vous, professeur Blondeau. Ne me décevez pas."

L’intéressé a levé les yeux pour fixer ceux de l'ange, mais il n'était plus là. A la place, un mur bien trop familier. Le décor avait changé. Il était de retour dans son salon.
Il avait maintenant une mission, et était plus déterminé que jamais à l'accomplir. Il était trop tard pour les regrets. L'homme a soufflé un grand coup, mis ses émotions de côté, et a saisi son téléphone. Une fois qu'il a eu trouvé la bonne adresse dans son répertoire, il a levé les yeux vers le plafond, et a commencé la rédaction de son message.

*** 
 
Assis en face de son nouveau compagnon de route, Edgar dégustait son burger à toute vitesse. Après tout, il était au pays de l'extravagance et du gras, autant en profiter. Avec un grand sourire, Damian le regardait manger, ayant déjà terminé sa propre assiette.

"Et bien, quel appétit. Tu peux en avoir autant que tu veux, c'est moi qui régale. Éclate-toi la panse, mon pote !" 

Il a ensuite donné une grande claque amicale dans le dos d'Edgar, manquant de faire s'étouffer le garçon avec le morceau qu'il venait d'avaler. Levant les yeux en crachotant, le jeune homme a aperçu une petite fille qui s'approchait timidement de leur table. Elle était très maigre et portait des vêtements sales et troués. On pouvait voir toute la détresse du monde à travers ses yeux. 
La fillette, avisant avec appétit la nourriture posée sur la table, a regardé les deux hommes et a demandé un peu de celle-ci à mi-voix. Elle était affamée, et voulait également en apporter un peu à sa famille, qui faisait la manche à l'extérieur.
A la vue de cette enfant, Edgar s'est arrêté net de manger, son appétit coupé en l'espace d'un instant. 
Offrant un sourire à la petite, Damian a sorti son portefeuille, et lui a donné quelques billets en lui caressant la tête.

"Tiens, prends cet argent et achète à manger pour ta famille et toi. Bon ap'."

Le visage de l'enfant s'est illuminé, et elle a rendu son sourire au cavalier avant de se précipiter vers la sortie pour montrer l'argent à sa famille. Damian a secoué la tête en la regardant s'en aller, et s'est tourné vers Edgar.

"La misère est de plus en plus présente, même dans un si grand pays comme les États-Unis. Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi les riches sont-ils toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres ? Des fois, je voudrais juste que tout ça s'arrête. Que le monde fasse peau neuve, et que les coupables paient."

Edgar n'a pas répondu, se contentant d'acquiescer par pure politesse. Puis, face à la perte de cet appétit dont il avait brutalement été estropié, il s'est levé sans finir son sandwich, et a suivi Damian à l'extérieur du restaurant.

L'homme l'a amené chez lui, dans une petite caravane garée le long de la route. Ce qui a troublé Edgar lorsqu'il est entré, c'était le type de décoration qui ornait les lieux. La caravane était très "Girly", alors que visiblement, ce n'était pas du tout le style de Damian. Quelque part, c'était comme si cette habitation n'était pas la sienne.
Après avoir pris une bonne douche, Edgar a décidé qu'il allait longuement questionner son sauveur. Il voulait avant tout savoir qui il était et pourquoi il l'avait tiré des griffes du Vatican. Et aussi, de quelle façon il s'y était pris pour tuer les gardes de la sorte.

"Merci pour ton hospitalité, Damian. Ta maison est très... coquette.
- Oui... C'est, heu... mon ex-femme qui était chargée de la décoration. J'ai juste eu la flemme de la changer depuis."

Le cavalier s'est levé et a ouvert la porte du frigo, laissant apparaître un large stock de bières. Il en a attrapé une, puis en a présenté une autre à Edgar.

"Tu veux une p'tite bière, mon gars ?
- Non, merci, ça ira. Par contre, je veux bien des réponses, si tu en as en stock.
- Tout ce que tu veux. T'es mon invité, après tout."

Damian s'est assis sur son fauteuil, a décapsulé sa bière avec les dents, et en a pris plusieurs gorgées.

"Pose tes questions, vas-y.
- D'abord... qui es-tu ?
- Moi, c'est Damian. Mais ça, tu le sais déjà.
- Oui, je veux dire... Pourquoi tu m'as sauvé ? Comment tu me connais ?
- Disons que quelqu'un de très haut placé m'a demandé de te protéger. Et que c'est lui qui m'a indiqué où te trouver et m'a donné les moyens de le faire.
- Et qui est cette personne ?"

Damian, finissant sa bière d'une traite, s'est levé sans répondre à la dernière question, laissant Edgar perplexe. Il a rouvert le frigo, en sortant une nouvelle bouteille qu'il a ouverte de la même manière que la précédente.

"Je sais pas qui il est. Il m'a juste donné une grosse somme d'argent contre ta protection. Il m'a aussi donné un anneau qui m'octroie certains pouvoirs."

Damian a alors présenté sa main gauche à Edgar, dont l'annulaire était muni d'une bague noire ornée d'un joyau rouge. Le jeune homme n'était pas totalement convaincu par ces explications, mais après avoir vu ce qu'il avait vu, les grandes lignes de cette histoire lui paraissaient plausibles, même s'il sentait que quelque chose ne tournait pas rond. Il avait aussi la curieuse impression qu'il ne parviendrait pas à soutirer davantage d'informations à  son hôte.

Après son arrivée chez Damian, Edgar est resté quelque temps en sa compagnie, ne voulant pas attirer l'attention du Vatican, qui ne viendrait sans doute pas le chercher dans une caravane perdue en plein milieu des États-Unis. A l'intérieur de celle-ci, la majeure partie de son activité se résumait à regarder la télé, surtout les chaînes d'informations. Son hôte ne tenait à regarder que ces canaux-là qui, selon lui, permettaient de contempler à  travers un prisme toute l'étendue du vice humain. Meurtres, tueries, viols, famines ... De quoi dégoûter pour de bon de l'espèce humaine.
Au bout d'une semaine, frisant la folie à force d'être enfermé, Edgar a demandé à Damian de l'accompagner faire des courses, n'en pouvant plus du confinement qu'il s'était lui-même imposé.

Mais durant leur sortie, alors qu'ils revenaient des courses les bras chargés, Edgar, tournant la tête en direction de la vieille route en terre qu'ils longeaient, a été frappé par l'horreur de la scène qui s'y déroulait.
Un homme de couleur fuyant des agresseurs blancs, qui le poursuivaient dans un pick-up, courait juste à côté d'eux. Les hommes étaient armés et lui tiraient dessus. À bout de force, le coureur s'est arrêté à quelques mètres d'Edgar et son hôte, et s'est tourné vers ses poursuivants en criant : 

"Attendez ! Ce n'est pas comme ça que cela devait se passer !"

Mais rien n'y a fait, car à peine a-t-il eu fini sa supplique qu'il s'est fait abattre comme un chien, sans autre forme de procès. 
Alors que les agresseurs remontaient dans leur pick-up en riant à gorge déployée après avoir roué de coups de pied le corps de l'homme, qu'ils ont fait glisser dans un fossé, Edgar a regardé Damian, du dépit et de la colère plein les yeux. Ce dernier a répondu à son regard par un soupir.

"Tu sais, ça arrive très souvent ici. Le racisme est omniprésent. Et pas qu'dans un sens ! Et, surtout, c'est partout pareil. Mais je sais ce que tu te dis : j'aurais p'têtre pu le sauver. Mais même quand y'a plus rien à sauver, il reste une solution : la vengeance. Ce pauvre type, il sera vengé."

À ces mots, Damian a levé sa main gauche, paume en avant, en direction de l'une des ordures du pick-up. D'un coup, l'homme s'est écroulé, comme frappé par la foudre. L'autre, assistant à la scène, a regardé Damian en écarquillant les yeux, et a commencé à crier : "Attendez ! Ce n'est pas ce qui était..." avant de s'écrouler à  son tour, sans avoir pu achever de prononcer ses derniers mots. Quant au conducteur du véhicule, il avait de ce que pouvait entendre Edgar subi le même sort que ses deux compagnons, en témoignait le son du klaxon qui retentissait désormais de façon ininterrompue, activé par la tête du cadavre qui occupait maintenant le siège conducteur.

Comme le l'avait prophétisé Damian, durant les semaines qui ont suivi, ce genre d'événement est devenu une routine pour Edgar. Tous les jours ou presque, lorsqu'il risquait le nez dehors, le jeune homme assistait à ce que l'Humanité avait de pire en elle.  Racisme, viols, meurtres... Chaque nouvelle journée lui montrait une facette différente de l'Homme et de sa décadence. 

Mais un beau matin, en regardant ses nouveaux messages, le jeune homme a eu la surprise de trouver un mail en provenance du professeur. Ce dernier, au travers d'un long texte où il admettait qu'il avait fait une erreur en le trahissant et où transparaissait sa culpabilité, disait vouloir le revoir, et lui présenter ses excuses. Afin de ne pas alerter le Vatican, il fallait qu'Edgar se présente, seul, là où tout avait commencé : au Portugal.
Poussé par une volonté inexplicable de revoir son ami, le jeune homme a pris sa décision le soir même. Sans rien dire à son hôte, il a quitté la caravane en silence au cours de la nuit, empruntant au passage un peu d'argent ce dernier. Il lui était redevable, mais il savait que s’il lui avait parlé du message du professeur, Damian l'aurait empêché de partir. C'est donc sous une pluie battante que le jeune homme a pris la direction de l'aéroport le plus proche.

***

Sachant que le rendez-vous fixé par le professeur n'était prévu que dans quelques semaines,  Edgar a acheté un billet pour la France, afin de profiter de ce laps de temps pour retourner chez lui voir ses parents, qu'il avait quittés quand avait commencée sa folle aventure en compagnie du professeur. Il espérait que le Vatican ne le retrouverait pas là-bas, mais au fond de lui, quelque chose le rassurait, une sorte d'intuition qui lui soufflait que ça n'arriverait pas. 
Ses parents, chez qui il n'était donc pas revenu depuis plusieurs mois, étaient ceux qui lui avaient trouvé ce stage, et incité à braver l'inconnu qu'il représentait. Edgar aurait ainsi voulu tout leur raconter, de l'hôtel transformé en Mont Olympe à l'orgie de la Basilique Saint-Pierre, mais il savait qu'il devrait se contenter des grandes lignes. 

Lorsqu'il a passé le pas de sa porte d'entrée après quelques heures de vol, quelques chose l'a immédiatement frappé. Ses parents, censés être athées, avaient décoré le hall avec une grande variété d'objets religieux, qui, Edgar l'a réalisé en pénétrant dans celui-ci, était loin d'être la seule pièce de la maison en arborant. Crucifix, chapelets et tableaux représentant le Christ se comptaient par dizaine dans chaque pièce, offrant à l'endroit une atmosphère que le jeune homme était précisément venu pour oublier. L'atmosphère d'une vraie maison de croyants. 
Lorsqu'ils ont aperçu leur fils qui les avait prévenus de son arrivée dès qu'il avait franchi les portes de l'aéroport, les parents d'Edgar l'avaient accueilli à bras ouverts, visiblement plus qu'heureux de le retrouver. C'est à ce moment-là que celui-ci a réellement commencé à sentir que quelque chose avait changé. Ces retrouvailles étaient certes touchantes, mais le zèle avec lequel elles s'opéraient sonnait faux. 
Le jeune homme n'a pas perdu de temps, car à peine l'ont-il invité à passer à table que sitôt assis, il a questionné ses parents sur cette croyance nouvelle, avant même que ceux-ci n'aient pu lui en poser sur son voyage. Avec un sourire qui a dérangé Edgar, ils ont simplement répondu qu'un ami leur avait montré la voie, leur avait montré à quel point la foi était bénéfique dans la vie. Depuis qu'ils étaient devenus croyants, ils assuraient à leur fils que chaque nouveau jour était une bénédiction pour eux.

Afin de profiter optimalement de son séjour, Edgar a décidé de mettre ce curieux revirement de côté, ne voulant pas risquer de gâcher cette période de retour aux sources. 
Et bien lui en a pris, car après tout ce qu'il avait traversé, retrouver son confort familial lui a fait un bien fou, à tel point qu'il en avait presque oublié l'immense épée de Damoclès qui flottait au-dessus de lui. Ses parents le gâtaient, lui cuisinaient ses plats préférés, lui faisaient passer des soirées jeux de société mémorables au coin du feu, en compagnie de ses amis d'enfance spécialement invités pour l'occasion. 
À l'inverse de toute l'horreur humaine qu'il avait pu contempler lors de son séjour aux États-Unis, chaque jour lui offrait à voir ce que l'humanité avait de meilleur. Il accompagnait régulièrement ses parents récolter des dons ou aider des associations, donnant aux pauvres et soutenant les personnes dans le besoin. Le monde était soudé, les gens s'entraidaient, se souriaient les uns aux autres, se tendaient la main mutuellement.Tout n'était qu'amour depuis qu'il était revenu chez lui, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du foyer. Mais il n'était pas totalement aveugle non plus. Très vite, il a constaté un comportement étrange de la part de ses parents, qui n'osaient jamais élever la voix contre lui ou le contredire. Pour eux qui avaient toujours été très sévères, la douceur et la compréhension qui était maintenant la leur perturbait Edgar, qui essayait tant bien que mal d'en faire fi malgré tout. C'était presque comme s'ils avaient peur de lui.

Lors d'un repas dominical, alors que la télévision était allumée et diffusait un documentaire barbant sur l'importance de la foi, Edgar a pris la télécommande et a zappé sur une chaîne d'informations sous le regard surpris de ses parents. En regardant une femme que personne ne connaissait raconter à qui voulait bien l'entendre que son pèlerinage lui avait rendu l'usage de ses jambes, il s'était rendu compte que depuis qu'il était arrivé, il n'avait pas regardé les informations une seule fois. Au début, cela lui avait fait un bien fou, étant donné que chez Damian, il y avait droit chaque jour. Mais à présent, il était curieux. Curieux de savoir comment avait évolué le reste du monde, duquel il s'était enclavé en retournant à ses origines.
Comme il s'y était attendu, celles-ci n'annonçaient rien de bon. La guerre, qui s'était récemment propagée en Égypte, gagnait maintenant l'Europe. Des conflits avaient éclaté en Grèce et en Italie.
Après les récentes famines au Japon, d'autres avaient vu le jour à travers toute l'Asie, pour finalement arriver jusqu'en Europe. La seule bonne nouvelle était que depuis peu, la situation au pays du soleil levant se stabilisait, au contraire des autres nations que ce fléau touchait.
Mais Edgar n'a pas pu en voir davantage, car son père a saisi la télécommande, et a changé de chaîne sans un mot, adressant un sourire à son garçon. L'écran s'est alors rallumé sur une autre chaîne d'informations, qui parlait cette fois d'un projet dont Edgar avait déjà entendu parler. Il était question de la construction d'un gigantesque vaisseau spatial, financé par un milliardaire, qui était enfin terminé et allait très bientôt décoller à la conquête de l'espace.
Suite à cela, Edgar n'a rien dit, et a focalisé toute son attention sur son assiette en faisant passer la télévision en bruit de fond, rendant au déjeuner une ambiance normale. 
Jusqu'à la fin de son séjour, les parents d'Edgar sont restés aux petits soins avec leur fils, et très vite, la date du rendez-vous fixé par le professeur est arrivée.
Ainsi, le jour venu, le jeune homme a enlacé chaleureusement ses parents et les a salués, avant de tourner les talons, refermant une nouvelle fois la porte du domicile familial derrière lui, mêlé entre la peine de quitter à nouveau le nid et la légèreté de ne plus avoir à subir le malaise que lui procurait le comportement de ses géniteurs.

***

L'endroit du rendez-vous, le lieu où tout avait commencé, était inéluctablement le monastère de Batalha, là où le Père Jean les avait rejoints. Lorsqu'il est arrivé sur place, plein d'appréhension, Edgar s'est surpris à penser que même si le professeur ne lui avait pas donné rendez-vous en cet endroit, il y serait retourné quand même. Il l'avait senti dès le début, quelque chose l'appelait en ces lieux, et lui-même se sentait attiré par ceux-ci.
En scrutant les alentours, il a aperçu le professeur qui se trouvait devant les portes du monastère. Dès qu'il l'a vu, une boule s'est formée dans son estomac. Il ne savait pas quelle attitude adopter. D'un côté, il était ravi de revoir son ami, mais de l'autre, cet ami l'avait trahi, et ce même si Edgar savait qu'il avait ses raisons. Mais le professeur avait semble-t-il fait pénitence au travers de son message, et le jeune homme savait que sans ces circonstances particulières qui l'avaient poussé à commettre cet acte qu'il avait dû regretter pendant des semaines, son ami ne l'aurait jamais trahi. Edgar, poussé par la sincérité avec laquelle celui-ci s'était exprimé dans son mail, a fait le premier pas, un grand sourire dessiné sur le visage.

"Professeur... Nous revoilà revenus là où tout a commencé... Ce jour-là, qui aurait cru qu'on allait vivre une telle aventure ?"

Le professeur n'a pas répondu. Il restait debout devant la porte du monastère, la tête baissée, fuyant son jeune ami du regard. Edgar, entreprenant, a continué d'avancer.

"J'ai beaucoup hésité à venir... Mais je pense que votre message était sincère. Vous aviez vos raisons, je le sais, et n'importe qui en aurait fait autant... Oublions cette histoire, professeur. Vous n'avez pas besoin de vous excuser. Payez-moi juste une bière locale... Une Super Bock, je n'en ai entendu que du bien...
- Je suis désolé...
- Pas besoin d'excuses, mon ami..."

Edgar a fait un nouveau pas vers le professeur. C'est alors qu'il s'est aperçu que quelque chose ne tournait pas rond. Le visage de ce dernier était fermé, sans expression. Lorsqu'il l'a constaté, un grand frisson a parcouru la colonne vertébrale du jeune homme. Il n'avait vu le professeur dans cet état-là qu'une unique fois, dont il ne se souvenait que trop bien. Quand il l'avait trahi, après leur virée à New York.
Le professeur Blondeau a relevé la tête vers Edgar. Une larme roulait sur sa joue.

"Mon jeune ami... Je suis désolé."

À ces mots, un grand bruit s'est fait entendre, en provenance du toit du monastère. Une multitude d'êtres ailés s'en est alors élevée , faisant s'écarquiller les yeux du jeune homme, qui a mis quelques secondes à comprendre de quoi il retournait. Des anges, menés par l'un des leurs dont les longs cheveux  blonds et bouclés reflétaient toute la lumière du jour. Il se distinguait également de ses pairs par les deux immenses paires d'ailes déployées dans son dos, et par la lame irisée qu'il tenait dans sa main droite. Suspendu dans les cieux au-dessus de l'édifice, son armée en vol stationnaire derrière lui, l'Archange a pointé son épée dans la direction du jeune homme, et lui a crié :

"Quel est ton choix ? Apporteras-tu la destruction ou le salut de l'Humanité ?
- Mon choix ? Je ne comprends pas...
- Mensonges ! Je ne laisserai pas l'Apocalypse se produire à nouveau. Le libre arbitre ne cesse de causer votre perte. Je me dois de mettre un terme à tout cela. Pour cette fois, c'est à nous qu'appartiendra le pouvoir de faire des choix, que mon Père a eu la miséricorde de vous accorder. Pour le bien de l'Humanité, et le salut du monde."

A ces mots, l'archange s'est élevé majestueusement dans les cieux, a déployé ses ailes au maximum de leur envergure, avant de piquer vers Edgar à la vitesse de la lumière, sa lame immaculée dirigée vers le cœur du jeune homme sans défense. Ce dernier a fermé les yeux, attendant ce funeste destin qui semblait lui faire du pied depuis le début de cette aventure, résolu au jugement que les Cieux avaient décrété être le sien. 
Mais en entendant un bruit métallique accompagné d'une intense vibration de l'air en lieu et place de la mort à laquelle il s'était résolu, il a rouvert les paupières. Devant lui, de dos, une silhouette familière avait bloqué la lame de l'Archange avec sa propre épée. Une silhouette qu'il n'avait plus revue depuis les événements survenus à Israël lors de la conférence pour la paix.
Consciente qu'elle avait été reconnue, Marion a risqué un œil vers lui, profitant de la surprise qu'elle avait infligée à son adversaire pour gratifier le jeune homme d'un sourire. En regardant son visage, Edgar a été soufflé par l'apparence de celui-ci. Elle avait beaucoup changé. Ce n'était plus la petite fille chétive et mendiante qu'il avait rencontrée, c'était devenu une guerrière au visage teinté de rouge et armée d'une gigantesque épée. Après avoir repoussé l'Archange d'un revers de lame, elle a offert un clin d'œil à son ami, puis s'est de nouveau tournée vers l'être céleste, et s'est ruée sur lui avec un cri rageur.

Aussitôt qu'ils l'ont vu en difficulté, les autres anges ont foncé à la rescousse de leur leader, mais d'autre alliés s'étaient déjà joints à la bataille. Une armée de morts-vivants, sortie de terre en un instant, s'opposait à eux, leur coupant tout accès à la zone qui servait de champ de bataille au duel opposant Marion à l'Archange. 
Bien que les êtres célestes n'avaient aucun mal à détruire les morts, le nombre de ces derniers rendait la tâche beaucoup plus difficile, d'autant qu'il en venait toujours plus, demandant aux anges de redoubler d'efforts. A la vue de cette armée à la fois macabre et providentielle, Edgar, perdu au milieu d'un champ de bataille qui s'était formé autour de lui en à peine quelques secondes, a scruté l'horizon à la recherche de l'origine de telles troupes. A une trentaine de mètres de l'épicentre du combat, il a alors reconnu une autre silhouette familière postée devant les grilles de l'immense cimetière du monastère, chevauchant son cheval pâle. Un cigare à la main, Damian était là, riant à gorge déployée alors qu'autour de lui, la terre grouillait au-devant des tombes profanées par le pouvoir du cavalier, qui d'un geste de la main faisait émerger plusieurs squelettes des anciens tombeaux. Les morts se joignaient aussitôt à la bataille, cortège ininterrompu et funèbre de vieux os grinçants guerroyant pour une cause contre laquelle ils s'étaient sûrement battus de leur vivant. Alors que le cavalier continuait de lever les mains, poursuivant l'appel de ses sinistres renforts, Edgar a remarqué quelque chose qui l'a troublé : Damian ne portait plus aucune bague à la main gauche. 

En retournant son regard vers le professeur, le jeune homme l'a aperçu à  terre, recroquevillé, se protégeant comme il le pouvait du chaos environnant. 
Autour d'eux, la bataille faisait rage, les anges ayant indéniablement un large avantage malgré les moyens mis en œuvre par le camp opposé. En dépit du nombre des morts, ceux-ci restaient des marionnettes sans âmes et faciles à écraser, quant à Marion, même si elle montrait une adresse exemplaire dans le maniement de son épée lors d'un combat d’anthologie contre le chef des anges, elle perdait lentement l'avantage qu'elle avait obtenu grâce à son entrée fracassante.
Face à cette lutte acharnée contre l'armée des cieux, qui semblait déjà perdue d'avance pour Marion et Damian, un autre individu a rejoint la bataille depuis l'arrière du monastère,  un individu assis sur le dos d'un cheval noir comme la nuit qui s’est avancé en trottant vers le champ de bataille. L'individu en question a arrêté son sombre destrier en périphérie de celui-ci, toisant le conflit sanglant qui se déroulait devant lui sans un mot. Il n'avait pas d'armée et semblait ne pas vouloir engager le combat, mais Edgar a très vite remarqué quelque chose de troublant. Le cavalier paraissait concentrer son regard sur des anges en particulier, tournant légèrement la tête de temps à autre afin de changer de cible, et semblait pouvoir affaiblir les êtres célestes par ce simple regard, leur faisant perdre progressivement une bonne partie de leur énergie. Du moins, suffisamment pour qu'en une dizaine de secondes, l'ange victime de ce curieux pouvoir se fasse déborder par les morts. Avec sa venue, le combat a paru devenir un peu plus équitable entre les deux partis.

Avec ce nouvel atout, la bataille a atteint son sommet. Marion, en dépit de son désavantage progressif, parvenait tant bien que mal à repousser les assauts répétés de son adversaire, qui débordait de puissance et semblait bénéficier d'une endurance illimitée. A la vue des deux magnifiques paires d'ailes que l'Archange portait dans le dos et de la grâce avec laquelle il exécutait ses mouvements, Edgar serait tombé en admiration devant ce dernier si le contexte avait été autre. Mais en l'état, il s'inquiétait davantage pour Marion, même s'il devait admettre qu'il était impressionné du fait qu'elle puisse tenir si longtemps face à cet être divin. Comme en écho à cette pensée, un cheval d'une couleur rousse, qu'Edgar n'avait pas vu s'approcher du champ de bataille, a franchi la mêlée au galop pour prêter main-forte à la guerrière, qui l'a chevauché dans sa course avant de repartir à l'assaut de son adversaire. Ce destrier à la couleur flamboyante, dont la symbiose qui l'unissait à sa cavalière forçait l'admiration et n'avait d'égale que sa vitesse, a permis d'un peu plus équilibrer le combat entre ces deux guerriers extraordinaires.
De son côté, Damian a lui aussi révélé sa botte secrète. Les morts venant peu à peu à manquer et ne faisant de toute évidence pas le poids, il a entrepris d'enrôler dans son armée des guerriers beaucoup plus puissants : les anges tombés au combat. Si pour les morts du cimetière, un geste de la main suffisait, relever les êtres célestes lui coûtait bien plus de temps et d'énergie, et il ne pouvait vraisemblablement n'en ramener qu'un seul à la fois. Mais le jeu en valait la chandelle, car ces anges corrompus revenus d'entre les morts étaient des armes exceptionnelles, s'attaquant avec fureur à leurs anciens compagnons contre lesquels ils se battaient à armes égales.
Edgar a alors constaté que le troisième individu s'était finalement lui aussi jeté dans la bataille. Maintenant qu'il pouvait le voir de près, il a réalisé qu'il s'agissait d'un homme, asiatique, au corps atrocement famélique. Il traversait le champ de bataille sur son cheval noir comme la nuit, mais ne portait aucune arme et ne se battait pas. Il se contentait de galoper entre les rangs des anges, qui semblaient alors ralentir leurs mouvements, comme lorsque l'homme, en retrait, avait fixé certains de leurs défunts camarades. Son pouvoir avait visiblement grandi avec la proximité, lui permettant ainsi d'agir sur plusieurs individus pour peu qu'il soit assez proche de ceux-ci.
Les anges, dont la plupart avait vu la majeure partie de sa force sapée en un instant, perdaient lentement leur avantage au profit des mystérieux cavaliers qui redoublaient d'ardeur. 
Soudain, l'Archange a suspendu son duel avec Marion, et s'est envolé dans les cieux, au-dessus du monastère. De là-haut, il a fait un geste de la main, considérant le champ de bataille avec une détermination froide. Aussitôt, d'innombrables autres anges sont descendus des nuées dans un rayonnement, et ont plongé dans la bataille. 

A nouveau, le combat est devenu inégal en faveur des anges qui se battaient avec une ferveur renouvelée, ragaillardis par ces renforts providentiels. Acculé en un instant par le poids du nombre de ces nouvelles troupes d'assaillants ailés, le camp des cavaliers reculait à vue d’œil. Mais ceux-ci n'avaient pas dit leur dernier mot. Marion, le sourire aux lèvres face à ce nouveau revirement, a levé son épée vers le ciel, puis l'a pointée en direction des anges. Dès qu'elle a achevé son geste, un bruit de cavalcade s'est fait entendre au loin, accompagné d'autres sons plus mécaniques.
Derrière la jeune femme est alors apparue une véritable armée militaire, des hommes, des femmes, à pied ou à cheval, armés de fusils d'assaut et d'autres armes de guerre. Aussitôt qu'ils sont apparus, Edgar a remarqué leurs yeux injectés de sang. Ces yeux, il les avait déjà vus : ces combattants, tant dans leur regard que dans leur volonté palpable de destruction, ressemblaient aux victimes de la relique du péché de la colère, a Jérusalem.
Avec des cris de bêtes enragées, ils se sont jetés dans la mêlée sous le regard satisfait de Marion, déterminés à en découdre avec l'ennemi.

Nombreux d'entre eux sont morts très rapidement, mais étaient relevés tout aussi promptement par Damian qui dépensait bien moins d'énergie pour eux que pour ramener les anges. Les guerriers repartaient aussitôt au combat, ivres de violence.
Edgar, toujours immobile au centre du champ de bataille, ne pouvait qu'assister impuissant à la scène surréaliste qui se déroulait autour de lui. C'était un combat dantesque qui avait lieu, un combat pour le sort de l'humanité. Mais c'en était trop pour le jeune homme. Il en avait assez. Assez de tous ces secrets, de toutes ces machinations, de toute cette violence. Il ne savait pas pourquoi il était là, ni pourquoi tout le monde semblait lui accorder une attention si particulière. Le fait d'être le descendant de Judas importait-il tant que ça pour que la Vatican ait voulu l'enfermer, et pour qu'un Archange en personne décide de le supprimer ? Il n'avait pas choisi cette vie. Pas choisi ce destin. Pas choisi d'être responsable du conflit qui faisait rage devant le monastère, ni que tout le monde pense qu'il tenait le destin du monde entre ses mains. A présent, il lui fallait des réponses, qui le contenteraient davantage que celles qu'il avait déjà.
Indifférent à la violence qui l'entourait, Edgar s'est approché du professeur avec un mélange de colère froide et de détermination, puis l'a secoué pour lui faire reprendre ses esprits. Lorsque l'homme, brusqué, s'est tourné vers son jeune ami, des larmes coulaient toujours sur ses joues. A cette vue, ce dernier a ressenti une pointe d'empathie pour le professeur, en dépit de sa seconde trahison. Lui non plus n'avait pas choisi. 

"Professeur... par pitié. Dites-moi la vérité. J'en ai assez de tous ces mensonges. Dites-moi pourquoi tout cela arrive. Dites-moi qui je suis !

- Mon jeune ami... Je suis désolé. Je t'ai une nouvelle fois trahi... Je suis tellement, tellement désolé... Je l'ai fait pour que l'Humanité vive, et notre amitié... Elle est bien réelle, mais au regard du destin du monde, c'est une broutille, Edgar...  Cet être ailé qui a manqué de t'empaler, c'est... l'Archange Michel. Il est là pour détruire l'Antéchrist... avant que ce ne soit lui qui décide de détruire le monde..."

A ces mots, le professeur est parti en sanglots. Quant à Edgar, il a reculé d'un pas, estomaqué par ce qu'il venait d'apprendre. Le professeur venait de lui dire qu'il était l'Antéchrist. C'était donc cela, la sinistre vérité qui était la sienne. Il était le Mal absolu. Le jeune homme a pris sa tête dans ses mains, et après avoir poussé un hurlement d'impuissance, s'est mis à pleurer de colère. Dans son cœur, la rage, la rancœur et l'amertume dansaient le sinistre ballet de la déréliction. On lui avait caché la vérité. Caché qui il était, et manipulé de bout en bout. Le professeur, interrompant ses propres sanglots, s'est avancé vers lui, et l'a pris dans ses bras. Le jeune homme s'est laissé faire.

"Je te connais, Edgar. Tu n'es pas malfaisant. Tu es quelqu'un de gentil, compatissant. J'ai été ravi de t'avoir auprès de moi dans cette aventure. Je sais que tu vas faire le bon choix, il est encore temps. Moi, je n'en ai pas été capable, aveuglé par le tragique destin d'une Humanité qu'on m'a vendu comme inévitable. Mais je sais que toi, tu ne répéteras pas les mêmes erreurs. Tu es bon, en dépit du sang qui coule dans tes veines. Edgar, je le sais, tu peux encore sauver l'humanité. Montre-leur..."

Le jeune homme, une profonde tristesse se mêlant peu à peu à sa colère au travers de ses larmes, a serré le professeur dans ses bras. Il pensait à tout ce qu'il avait vécu lors de ces aventures, a ce qu'il avait enduré, mais aussi aux personnes qu'il avait rencontrées, dont certaines étaient fabuleuses et lui avaient apporté bien plus qu'on ne lui avait jamais apporté. Il a aussi repensé aux paroles de Damian et à tout le vice humain qu'il avait entrevu de l'autre côté de l'Atlantique. Mais pour autant, le monde était-il mauvais ? Tout ce qu'il avait vécu en compagnie de ses parents lors de ces dernières semaines lui avait peut-être démontré que non.
Il fallait maintenant qu'il fasse un choix, maintenir l'équilibre entre ces deux extrêmes était impossible et mènerait inéluctablement à la destruction. L'Humanité méritait-elle vraiment d'être sauvée ? Les hommes méritaient-ils que leurs péchés soient lavés pour la troisième fois, ces hommes que même le fils de Dieu avait abandonnés ? 

Le professeur serrait toujours Edgar dans ses bras, larmoyant.

"Pardonne-moi, mon ami..."

Cet homme, qui venait de le trahir pour la deuxième fois, demandait à Edgar de le pardonner. Le méritait-il, au même titre que les autres hommes ? Et au nom de quoi l'avait-il trahi ? Au nom d'une Humanité déclinante, qui de toute façon courait sans doute à sa perte ? Mais le professeur restait son ami, et il le savait. Il avait fait cela pour une cause en laquelle il croyait, et en laquelle il lui demandait également de croire.
Face à ces considérations, Edgar a fermé les yeux, et a réfléchi quelques secondes. Lorsqu'il les a rouverts, ils flamboyaient de détermination.
Son choix était fait.
Ses larmes avaient cessé de couler. Il a approché ses lèvres de l'oreille du professeur Blondeau, et lui a murmuré :

"Je vous pardonne, professeur. Je vous pardonne tout."

À ces mots, le professeur a levé la tête les yeux pleins d'espoir, et humides de ses larmes. Mais avant que le moindre son ait pu sortir de sa bouche, il a émis un gargouillement sonore, et du sang a giclé depuis sa gorge béante. 
Le visage totalement fermé, Edgar s'est relevé, retirant d'un geste son bras ensanglanté du corps de son ami, qui est tombé mollement sur les dalles avec un hoquet. Là, couché sur le sol avec un énorme trou à la place du cœur, le professeur a regardé Edgar. Un désespoir sans nom se lisait dans ses yeux, alors qu'un filet de sang continu coulait depuis ses lèvres entrouvertes. Puis, les yeux du professeur Blondeau se sont vitrés, et la vie a quitté son corps.
Dans le cœur du jeune homme, le sombre ballet de ses émotions s'était intensifié en une valse encore plus sinistre, un autre sentiment y étant apparu : la détermination. La détermination de détruire ce monde absurde, ce monde qui l'avait trahi, manipulé, qui lui avait menti. C'était terminé. L'Humanité ne méritait pas d'être sauvée. Il avait fait son choix, et occulté du même coup tout ce qui le rattachait encore au monde tel qu'il était. Il s'est alors souvenu d'autres mots que Damian avait prononcé. Il était enfin temps de faire peau neuve, et de faire payer les coupables.
Depuis qu'il avait retiré son bras du corps de son défunt ami, une épaisse fumée s'en dégageait. Puis, lorsque les volutes ont commencé à se dissiper, un tatouage est apparu sur son avant-bras. Un tatouage représentant un arc. 

Edgar a alors tourné son visage impassible vers le milieu de la cour, où se trouvait la statue qui l'avait tant fasciné lors de sa première visite. Celle d'un homme assis sur un cheval. Alors qu'autour de lui, le temps avait semblé s'arrêter dès lors que son tatouage était apparu, la statue s'est mise à se craqueler. Le cavalier est rapidement tombé en morceaux, qui ont chuté aux pieds d'un cheval pierreux semblant s'animer lentement. 
Le destrier s'est extirpé de la pierre, et a galopé jusqu'à Edgar. C'était un cheval blanc, magnifique. Entre ses dents se trouvait une couronne, qu'il a placé sur la tête de celui qu'il avait vraisemblablement choisi pour être son cavalier.
Derrière le jeune homme, le camp des trois cavaliers semblait prendre lentement l'avantage, jouissant d'une puissance et d'une vigueur renouvelée depuis l'apparition du tatouage sur son bras. L'Archange Michel, assistant au spectacle qui amorçait la destruction du monde, est tombé à genoux, des larmes ruisselant le long de ses joues.

"Le quatrième sceau a été ouvert. Tout est perdu... Père, une nouvelle fois, le libre arbitre, que vous chérissez tant, a mené la création vers sa destruction. Tout est terminé, à présent..."

Profitant de ce moment d'égarement de la part de son adversaire, le Cavalier de la Guerre a galopé vers l'Archange à toute allure, et lui a tranché la tête d'un coup d'épée. Celle-ci est tombée au sol, sa chute amortie par les longs cheveux de Michel, qui avaient formé une corolle dans leur chute. Dans les yeux de l'ange qui n'avaient rien perdu de leur éclat, on pouvait lire de la résignation. De la résignation, et du désespoir. 

Après la perte de leur leader, les anges restants n'avaient pas résisté longtemps. La victoire appartenait déjà à Edgar et à ses nouveaux compagnons, c'était inexorable.
Le jeune homme, froid, contemplait le corps sans vie du professeur. C'était de sa faute. S'il ne l'avait pas trahi par deux fois pour une cause qui n'en valait pas la peine, son cœur n'aurait pas cédé aux ténèbres qu'il tentait de contenir depuis trop longtemps, et il aurait sûrement choisi de préserver l'humanité. 
Alors que le dernier cavalier se dirigeait vers son cheval, un bruyant rire s'est fait entendre, semblant venir de sous la terre. Un rire démoniaque, et victorieux. Puis, cet horrible son a laissé la place à ces mots, qui ont procuré une étrange sensation à Edgar :

"Lève-toi, ô cavalier de l'apocalypse apportant la victoire. Chevauche ton destrier, blanc comme la lumière de ta gloire éternelle, et apporte le désespoir sur cette Terre.

Chevauchant son cheval immaculé, Conquête s'est mis en route vers son destin, comme ses trois pairs avant lui. Mais alors qu'il s'éloignait du champ de bataille au galop, une mélopée annonçant le début de la fin a retenti dans les cieux. Le chant funeste de trompettes aux accents apocalyptiques.

Texte de Kamus