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Pour vous dire la vérité, mon métier est un peu atypique. Il se trouve que je travaille pour le Centre de météorologie d’un pays qui connaît de grandes périodes de sécheresse. Face à cette situation, le gouvernement du pays en question a décidé de financer un grand plan de lutte contre l’aridité de son territoire avec pour fer de lance, l’ensemencement des nuages. Pour ceux qui ne le savent pas, l’ensemencement des nuages consiste à modifier le temps en ajoutant, depuis un avion par exemple, différentes substances dans les nuages pour influencer les précipitations. On peut, grâce à cette méthode, disperser un brouillard, diminuer la taille des grêlons ou encore augmenter les chances que la pluie tombe. Dans le cas de la pluie, les gouttelettes d’eau du nuage issues de la condensation vont s’agglomérer autour des molécules de la substance diffusée dans le nuage et se transformer en cristaux de glace. Après ça, les cristaux de glace vont finalement retomber sous forme de pluie à cause de la température près du sol.
Bien que l’efficacité de cette technique n’ait pas été clairement démontrée, il s’agit de l’un des seuls recours dont dispose ce genre de territoires pour lutter contre la sécheresse.
Ça fait maintenant 4 ans que je fais ce métier. Avant ça, j’opérais dans l’US Air Force avant de partir à l’étranger et de retourner à la vie civile en 2020. J’ai des milliers d’heures de vol à mon compteur qui témoignent à elles seules de l’expérience que j’ai accumulée au fil du temps : Afghanistan, Irak et, pour finir, la Libye. Je crois que j’ai raison en disant que j’ai fait face à toutes les situations possibles et imaginables dans les airs, notamment les intempéries. Au cours de mon service, j’ai pu entendre beaucoup d’histoires de la part d’autres soldats à propos de phénomènes inexpliqués qui se sont déroulés dans les airs. La plupart n’étaient finalement pas si inexplicables que ça, mais il arrivait, dans de rares cas, qu’une poignée d’entre elles semblent plausibles. On pense toujours que ce genre d’histoires arrive aux autres et pas à soi, que ce n’est qu’une question de malchance. Et bien, cette fois-ci, c’est moi le malchanceux. Je pense donc que des explications s'imposent.
Tout ça s’est passé il y a environ une semaine. C’était un vol de routine comme nous en faisions souvent. Je me souviens que le soleil brillait et que le ciel était parsemé de jolis cumulus. D’après les prévisions du centre, le temps allait se réchauffer et des courants ascendants d’air chaud étaient attendus en fin de matinée. Je suis arrivé très tôt le matin au centre pour vérifier une nouvelle fois avec mes collègues si les prévisions seraient favorables ou pas. J’en ai également profité pour vérifier les niveaux d’huile et de carburants, puis la bonne mise en place des fusées. Mes collègues l’avaient déjà fait pour moi, mais deux précautions valent mieux qu’une. L’avion en lui-même était en très bon état. On a de la chance d’avoir d’excellents mécaniciens. Avec eux, on est sûr qu’aucun pépin ne peut nous tomber dessus. Excusez-moi ! J’ai oublié de préciser que le produit que nous utilisons couramment est le chlorure de sodium. C’est ce qui explique la présence des fusées sur les ailes de l’avion pour le diffuser. C’est l’un des plus utilisés pour l’ensemencement des nuages avec l’iodure d’argent, même si la toxicité de l’argent peut avoir des effets néfastes sur l’environnement.
Pour en revenir au sujet qui nous intéresse, il était 10 h 30 quand moi et mes collègues avons sorti notre aéronef du hangar. Après les dernières vérifications d’usage, j’ai refermé la porte de l’avion, je me suis installé au poste de pilotage et j’ai enfilé mon casque pour me préparer à m’envoler. Au centre de météorologie, l’un de mes collègues me contactait par message radio pour me guider dans le ciel et m’informer du moindre bouleversement météorologique :
« Opérateur. Ici l’avion n°2. Demande d'autorisation de décoller.
— Commandant, ici Opérateur. Autorisation accordée. »
J’ai donc démarré la bête, puis j’ai roulé sur la piste d’atterrissage jusqu’à décoller dans les airs. Ma montée n’a duré que quelques minutes avant que je passe en vol de croisière. D’après mes souvenirs, j’étais environ entre 3000 et 4000 mètres d’altitude. À cette hauteur, je me situais légèrement au-dessus de certains des cumulus présents dans le ciel. Celui-ci était… magnifique. Il était teinté d’un bleu clair parfait tandis que les nuages étaient d’un blanc immaculé. C’est dans ces moments-là que je suis content de m’être orienté vers cette branche. C’est une chose d’observer le ciel depuis le sol, mais ça en est une autre d’y être. On se serait cru au paradis. Je sais que je radote, mais, à cet instant, un sentiment de plénitude a envahi mon corps. Alors que j’étais confortablement assis dans la cabine de pilotage et que j’étais entouré par les bruits de l’avion, j’ai inspiré profondément avant d’expirer longuement. J’aurais presque pu fermer les yeux si je n’avais pas été aux commandes. Malheureusement, le devoir m'appelait. Je me suis donc extirpé de mes rêveries :
— Commandant, vous pouvez procéder sur le point unité trois six et deux zéro nautiques.
— Bien reçu. Je me dirige sur le point unité trois six et deux zéro nautiques. Je vous recontacte dès que je suis sur Zone. »
Le nuage que je devais ensemencer était un cumulus mediocris. C’est un nuage cotonneux plus large qu’un simple cumulus humilis ou, si vous préférez, « un nuage de beau temps ». Il ne produit malheureusement pas de précipitations, d’où mon intervention dans les airs. Quand je suis arrivé au-dessus de ce fameux nuage, j’ai prévenu mon collègue par radio :
« Opérateur, ici l’avion n°2. Je suis sur Zone.
— Commandant, vous pouvez allumer quatre fusées de chaque côté. Je répète : vous pouvez allumer quatre fusées de chaque côté.
— Bien reçu. Quatre fusées de chaque côté. »
— Commandant, avez-vous trouvé l’origine de cet accrochage ?
— Négatif. Aucun oiseau dans les alentours.
— Commandant, l’appareil est-il fonctionnel ?
— Affirmatif. Il s’agit d’un léger accrochage. Je procède à l’allumage des fusées.
— Bien reçu, Commandant. »
— Autorisation accordée Commandant.
— Bien reçu, Opérateur. Standby jusqu’à ce que je découvre la source du problème.
— Bien reçu, Commandant. Contactez-nous aussi vite que possible. »
Pourquoi n’avais-je pas ressenti de turbulences en ayant traversé ce cumulus ? Les courants ascendants d’air chaud, qui sont caractéristiques des cumulus, provoquent toujours des turbulences. Alors pourquoi ce n’était pas le cas avec celui-ci ? Je n’ai pas cessé de retourner cette question étrange des milliers de fois dans ma tête avant qu’une réponse tout aussi saugrenue ne germe dans mon esprit : ce n’était pas un nuage. J’ai voulu en avoir le cœur net. Je suis sorti du cumulus, puis j’ai manoeuvré pour faire le tour de celui-ci et avoir une vue d’ensemble. Je l’ai observé pendant ce qui m’a semblé être une éternité. Je l’ai fixé intensément du regard, en tentant de déceler la moindre anomalie qui justifierait l’obsession délirante que je lui vouais. C’est alors que je les ai vus.
Si je n’avais pas dû tenir les commandes de mon aéronef, je crois que je me serais évanoui de terreur. Je me suis exclamé : « Putain de merde ! Qu’est-ce que c’était que ce truc ?! ». J’avais sincèrement du mal à croire à ce que je voyais. J’avais même dans l’idée de contacter l’opérateur pour savoir si un appareil était en activité dans la zone aérienne. Malheureusement, ça aurait été un effort futile. Au fond de moi, je savais que ce que j’avais sous les yeux était réel. Alors qu’un milliard de questions se bousculaient dans mon esprit, la voix de l’opérateur a soudainement résonné dans mes oreilles :
— Négatif Opérateur. Ai-je encore le temps pour intervenir ? Demande d’autorisation pour nouvelle vérification de la zone.
— Autorisation accordée. Faites vite, Commandant.
— Bien reçu, opérateur. Standby. »
Soudain, au détour d’un virage, un bruit sourd s’est fait entendre. Encore ce maudit accrochage ! Sauf que cette fois-ci, j’en devinais la source. C’était forcément l’une de ces créatures. Toutefois, alors que j’envisageais naïvement la possibilité qu’elle soit simplement curieuse à propos de mon aéronef, plusieurs autres accrochages ont eu lieu dans un intervalle de temps très court. J’ai vite compris, avec effroi, que plusieurs de ces choses s’étaient accrochées à l’aéronef. Je ne voulais pas savoir davantage si leurs intentions étaient bonnes ou mauvaises. J’ai effectué plusieurs manœuvres pour m’en débarrasser, en espérant vainement qu’elles lâcheraient prise et me laisseraient tranquille. Malheureusement, tous les virages en épingle, les piqués et les cabrés de l’aéronef n’ont pas suffi à les faire partir. Pire encore, je sentais que l’avion devenait de plus en plus lent à mesure que ces choses s’agrippaient à lui. C’était comme si elles possédaient assez de force pour tirer l’avion vers elles, sans que leur apparence ne puisse le présager. Je commençais à désespérer à l’idée qu’elles le fassent s’écraser quand une idée farfelue m’est venue à l’esprit. C’était un acte de désespoir, une sorte de baroud d’honneur qui, au final, n’en était pas vraiment un. J’ai allumé toutes les fusées contenant le chlorure de sodium, ce qui a libéré le composé dans les airs dans le but de les effrayer et les faire fuir.
Tout d’un coup, des milliers de ces choses sont sortis des alentours pour imiter leurs congénères. Alors que j’étais apeuré, j’ai décidé qu’il était temps de rentrer au centre. Je me demande encore aujourd’hui pourquoi cette idée ne m’est pas venue plus tôt. C’était probablement dû à une fascination morbide pour ces nuages factices. J’ai également décidé de contacter l’opérateur. Je ne savais absolument pas quoi lui raconter pour lui faire passer la pilule à propos de mon fiasco. Je ne pouvais décemment pas raconter que des monstres qui ressemblaient à des nuages m’avaient attaqué en plein air. Il me prendrait forcément pour un fou et je pourrais dire adieu à ma carrière de pilote. Non ! Il fallait que je trouve une excuse. La seule qui me venait en tête était une baisse anormale du carburant. C’était difficilement imaginable, mais ça l’était beaucoup plus qu’une attaque de nuages vivants.
Tout cela n’était pas de bon augure. J’ai abandonné l’idée de contacter l’opérateur et j’ai immédiatement effectué un demi-tour pour rentrer au centre. Malheureusement, les monstres nuageux en avaient décidé autrement. Ils m’ont instantanément barré la route et m’ont encore obligé à effectuer plusieurs manœuvres qui ont été un échec. Où que j’aille, ces monstres me suivaient à la trace dans le but de m’intercepter en plein vol. J’ai donc dû me résigner à rester dans la zone, sans échappatoire possible. Alors que je me triturais les méninges à la recherche d’une solution, j’ai laissé échapper un juron en voyant que les monstres s’agglutinaient de façon anormale.
Malheureusement, j’ai compris beaucoup trop tard dans quel bourbier je m’étais empêtré. Je crois que ma mâchoire est tombée à la renverse quand j’ai vu que l’amas de monstres devenait gigantesque et prenait peu à peu la forme d’un cumulonimbus, c’est-à-dire, pour ceux qui ne le savent pas, un nuage d’orages. Ce qui a suivi restera ancré dans ma mémoire jusqu’à la fin de mes jours.
Malheureusement, ce que je venais de vivre n’était qu’un bref aperçu des capacités de ce monstre. Alors que j’allais reprendre ma fuite, la bouche du géant s’est élargie et illuminée pour finalement cracher un énorme éclair dans ma direction. Fort heureusement, et étant donné que la carlingue des avions est généralement résistante à la foudre, je n’ai subi que des dégâts sans gravité. En revanche, j’ai commencé à me faire du souci quand la bouche de ce monstre s’est de nouveau ouverte pour, cette fois-ci, aspirer tout ce qui se trouvait à sa portée, et notamment les cumulus alentour. C’est alors qu’en plein virage, la force d’aspiration m’a attiré progressivement dans le ventre de la créature. Dieu merci ! Je n’étais pas dos à elle, en train de fuir dans la direction inverse, ce qui a évité beaucoup de déboires à mon aéronef, notamment l’arrachement de ses ailes.
— Ici, Opérateur ! Nous étions inquiets de ne plus vous entendre, Commandant ! Nous étions sur le point de vous contacter ! Que s’est-il passé ?!
— Je n’en ai aucune idée, Opérateur ! J’ai été surpris par un cumulonimbus arrivé de nulle part. Étant à l’intérieur de ce dernier, je n’ai pas pu vous contacter plus tôt ou régler le transpondeur sur le code d’urgence.
— Reçu Commandant. Au vu de la situation, votre présence dans le ciel n’est plus nécessaire. Vous pouvez revenir au Centre.
— Reçu, Opérateur ! »
Au moment où je vous raconte cette histoire, je suis sur mon balcon en train de scruter les nuages pour passer le temps. Ce désir de liberté que j’entretenais encore récemment est maintenant terni par ce qu’il vient de m’arriver. Si j’ai retenu quelque chose de tout ça, c’est que le monde est bien plus vaste que l’on ne le pense et que le ciel l’est encore plus. Fantasmé par l’humanité depuis la nuit des temps, il n’est en rien dénué de toute impureté et convoite des mystères aussi opaques que ceux présents sur la Terre ferme. Pour conclure, je dirais qu’au milieu de toutes ces réflexions philosophiques, il m’arrive de contempler longuement le ciel et de finalement me demander, avec appréhension, si le nuage que je suis en train d’observer en est réellement un.
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