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Le puits dans le jardin

Temps de lecture approximatif : 6 minutes

Mon grand-père a grandi dans un élevage de poulets près de Cracovie, en Pologne. Il est décédé il y a plusieurs années maintenant, à l'âge de 82 ans. Mais quelques jours avant sa mort due à une forme agressive de cancer de l'estomac, il m'a fait asseoir à côté de lui dans son vieux rocking chair, et m'a dit avec son accent polonais si familier : « Tu sais... Après avoir pris le bateau pour New York, je me suis promis de laisser cette histoire derrière moi. »

Il n'a pas levé les yeux une seule fois pendant qu'il me parlait, fixant simplement sa tasse de café noir.

« Cela fait 70 ans et je dois absolument en parler à quelqu'un avant de rencontrer Dieu.

« Ainsi suis-je né dans une petite ville pittoresque et vide, qui tenait toujours malgré l'occupation des Nazis. Nous vivions dans une maison de ferme avec deux chambres à coucher, mon père, ma mère, mes frères Michal et Igor, et moi. Je suis désolé que tu n'aies jamais pu rencontrer l'un d'entre eux.

« Quoi qu'il en soit, Michal et Igor étaient des jumeaux totalement identiques, et nous avions entendu des rumeurs par rapport à la fascination des Nazis pour les cas comme eux. Cela nous a poussés à être encore plus vigilants et réservés, même si nous vivions déjà dans un coin reculé de la campagne, à l'intérieur de la dernière maison habitée de la ville. D’ailleurs, pour éviter d'aller dans les villes occupées des alentours, nous ne mangions que du poulet et des œufs de notre élevage à chaque repas, ainsi que tout ce que maman pouvait ramasser d’autre dans le jardin. Nous étions complètement seuls, mais nous survivions.

« La chose la plus difficile pour moi était le fait que je devais dormir dans la cave. Car Michal et Igor étaient encore des enfants en bas âge, et ils avaient besoin de l'attention constante de nos parents. Ctte cave, elle était froide et avait seulement une toute petite fenêtre où passait le clair de lune, seule lumière que j’avais comme je n’avais pas de bougie. C'est la raison pour laquelle je retardais toujours le moment d'y descendre et que j'attendais à chaque fois d'être complètement épuisé afin de ne pas devoir y rester allongé éveillé. Les nuits où je n'arrivais pas à dormir, je me levais malgré tout et regardais par cette toute petite fenêtre qui me donnait une vue sur le jardin et le grand puits abandonné qui y était. C'était ma principale activité lors de ces nuits solitaires hantées par la guerre. En général, c'était ennuyeux et il ne se passait pas grand-chose, mais il m'arrivait quelquefois d'apercevoir une famille, un homme seul ou même deux amoureux, se faufilant dans notre jardin pour atteindre notre porte d'entrée. Ils avaient toujours l'air pressés, effrayés et ils portaient souvent des uniformes en lambeaux. Leur arrivée était toujours suivie d’horribles bruits de coups sur la porte et de complaintes pour que nous acceptions d'ouvrir. À chaque fois, cela causait une dispute entre mon père et ma mère pour savoir si nous devions les laisser entrer ou non. »

Il a bougé pour se mettre au fond du rocking chair.

« Tu vois mon garçon, nous ne savions pas... JE ne savais pas que nous vivions assez près du camp d'Auschwitz et que ces gens étaient des évadés.

– Et tes parents les ont laissé entrer !? ai-je demandé avec impatience.

– Non, a-t-il dit. Cela aurait valu une condamnation à mort pour eux comme pour nous. Les Nazis n'aimaient pas les Polonais, mais ils nous toléraient et il était plus facile de cacher Michal et Igor que tout un groupe d'évadés. Mon père a fait ce qu'il devait faire pour maintenir sa famille en vie. Au fur et à mesure que la guerre avançait, de moins en moins de gens se sont pointés au milieu de la nuit. Mais c’est durant cette période que nos poulets et nos légumes ont commencé à disparaître. Perdre notre seule réserve de nourriture n'était pas tolérable et à ce moment-là, mon père a soupçonné les évadés, alors il a installé une clôture autour de notre propriété. Malgré cela, les poulets ont continué à disparaître. Ils n’étaient pas tués, ils disparaissaient juste. Ils se volatilisaient de leurs cages et de leurs enclos.

« Une nuit, j'ai décidé de rester éveillé pour voir si je pouvais trouver une réponse. J'ai lutté contre la fatigue jusqu'au petit matin et malgré le peu de lumière et la pluie, j'ai aperçu ce qui semblait être une silhouette humaine courir dans le jardin. Je me suis précipité à l'étage pour le dire à mon père et il a couru dehors avec un couteau, la meilleure arme de défense que nous pouvions nous permettre, mais nous n'avons rien trouvé. Personne.

« Mais le lendemain, nous avons trouvé quelque chose. Des empreintes de pas. Elles menaient des enclos à poulets au puits. Elles avaient été faites dans la boue humide et venaient de pieds nus. Pas de chaussures. Pas de chaussettes. Juste des pieds. Mon père a eu pitié de cette personne qui devait chercher refuge et lui a laissé un mot, indiquant qu'elle avait deux jours pour partir et qu'ensuite il commencerait à sceller le puits. »

J'attendais avec impatience que mon grand-père me raconte ce qu'était devenue cette personne.

« La nuit suivante, j'ai eu l'idée d'apporter une couverture dans le puits car l'hiver s'installait. J'ai attendu que mes parents soient endormis et je me suis faufilé dehors. J'ai crié quelque chose d'amical en direction du trou, indiquant à cette pauvre personne que mes intentions étaient pacifiques, et j'ai commencé ma descente en m'accrochant aux chevilles fixées aux pierres. En me rapprochant du fond, j'ai senti une odeur absolument atroce, alors j'ai sorti la lanterne de mon père qui était dans ma poche pour essayer d'éclairer. C'est là que je me suis rendu compte de la profondeur du puits qui, dans le passé, était utilisé pour approvisionner en eau toute la ville et les familles qui y habitaient. Des familles qui n'étaient plus là.

« J'ai seulement trouvé un tunnel. Un tunnel creusé dans la pierre, là où la paroi du puits était effondrée, ouvrant sur une sorte de crevasse de seulement deux mètres de largeur et trois mètres de profondeur et de hauteur. À l'intérieur, il n'y avait pas une seule personne, mais toute une famille, dont une seule "créature" squelettique avait survécu. La lumière se reflétait sur ses yeux enfoncés et sa peau grise. Du sang couvrait son visage et des carcasses de poulets étaient éparpillées partout autour d'elle. Il y avait un tas de volailles en décomposition à côté d'une femme et de ce que je soupçonnais être son fils et sa fille, des enfants qui ne devaient pas avoir beaucoup plus de cinq ans. Ils semblaient être morts depuis des semaines. L'homme, si l’on pouvait toujours l'appeler ainsi, a juste regardé la lumière et je lui ai rendu son regard, incapable de le quitter des yeux. Je ne me sentais pas menacé par lui, car il n'avait aucune agressivité. Il s'est simplement accroupi, immobile, sans bruit, à côté des corps en décomposition de ses proches et des poulets qui devaient être sa source d’eau, étant donné que leur chair n’avait pas été mangée.

« Il semblait vide, dépourvu de tout ce qui fait de nous des êtres humains. Il aurait dû se rendre compte que les membres de sa famille étaient morts depuis longtemps, et pourtant, il apportait toujours de la nourriture à leurs cadavres. Il ne pouvait pas accepter la réalité. Il a fini par tourner la tête quand j'ai dirigé la lumière vers le corps de sa fille. Il l'a regardée fixement, puis s'est assis plus près d'elle et a continué à la veiller.

« "Vous pouvez partir maintenant, lui ai-je dit. Je vais aller ouvrir le portail pour que vous puissiez vous échapper et mon père scellera le puits au matin. S'il vous plaît, partez maintenant." Mais maa voix et mes supplications semblaient n'avoir aucun effet sur lui.

« À ce moment j'ai décidé qu'il valait mieux que je remonte du puits et que je parte, en espérant que l'homme me suivrait et ferait de même. En commençant mon ascension, je l'ai éclairé une dernière fois.

– Qu'as-tu vu, grand-père ? ai-je dit à voix basse.

– J'ai vu une larme couler de son œil. Il était redevenu un homme. Il n'a pu se libérer qu'après avoir vu le cadavre de sa fille, jusqu'alors caché dans l'obscurité. Il a alors réalisé qu'il avait apporté de la nourriture non pas à sa famille, mais à des morts.

« Cette nuit-là, il a encore plu, mais au matin, quand mon père est sorti pour sceller le puits, nous n'avons trouvé aucune trace de pas. »

Traduction : Ramiso

L'auteur de ce texte est anonyme.
 
Le texte original est consultable à l'adresse suivante : https://www.creepypasta.com/the-well-2/

Ingen Steder


Temps approximatif de lecture : 15 minutes. 


Les histoires sont des choses étranges, des œuvres de l'esprit destinées à divertir ou faire ressentir une série d'émotions à un public en manque. Ceux qui en racontent, de ce point de vue, ne sont-ils que de vulgaires dealers ? Et quel en est donc le prix à payer ? On le sait bien, nulle drogue n'est gratuite. Je suppose que cela dépend, dépend de celui qui raconte. Enfin, connaissez-vous l'histoire d'Ingen Steder ? Eux non plus, je vous rassure. 


Une ville aux frontières de la réalité

 Chaque année depuis que mon fils Lucas a eu 10 ans, lui, ma femme Jennet et moi prenions des vacances d'une semaine dans le Vermont. Il y a des années, le père de ma femme lui avait laissé un petit chalet au bord d’un lac dont je n’avais jamais entendu parler, dans une ville qui m’était inconnue jusque-là ; un endroit parfait pour s'évader, à l'écart de la civilisation. Nous nous y aventurions tous les mois de juillet ; la nuit précédant le départ était passée à remplir avec enthousiasme des valises de vêtements, des glacières de snacks et de boissons, et à fixer notre modeste barque sur sa vieille remorque branlante. Le dîner de ces nuits-là était toujours le meilleur. Ma femme ne s'épargnait aucune dépense, passant des heures à préparer des repas qui auraient pu rendre jaloux même la royauté.

Nous nous réveillions toujours le lendemain matin à l'aube, montions dans la voiture et prenions le petit-déjeuner dans un restaurant voisin appelé Cleo’s en prévision du voyage à venir. De là, nous commencions notre route de huit heures vers le Vermont. Après la première année, ma femme et moi avions cartographié chaque arrêt de station-service et chaque aire de repos pour faire le plein d'essence et les pauses toilettes. C'était devenu une sorte de rituel comme notre façon de faire le laissait penser. Pendant des années, tout sur notre trajet s'était déroulé comme prévu, mais pas cette fois-là. L'année dernière, l'autoroute qui parcourait les soixante ultimes kilomètres de notre voyage était en travaux et avait été complètement fermée. Nous n'avions eu d'autre choix que de prendre le détour indiqué à travers les petites routes.

Il avait commencé à pleuvoir assez abondamment avant que nous n’atteignissions la bifurcation du détour, et nous nous étions presque immédiatement perdus. Les panneaux étaient devenus trop difficiles à voir et, pour ne pas glisser hors de la route, nous nous déplacions près de 25 kilomètres à l'heure en dessous de la limite de vitesse. Au bout d’une heure environ, nous nous sommes retrouvés dans un petit village délabré appelé Orion’s Crest, selon notre carte. Il était presque impossible de distinguer quoi que ce soit de la ville alors que nous traversions les étroites rues à une seule voie, n'apercevant que des lanternes au-dessus des trottoirs ou suspendues aux devantures des magasins.

Ma femme et moi avons décidé que le temps rendait les choses beaucoup trop difficiles. Nous avons décidé de nous garer sur le premier parking que nous avons vu pour attendre la fin de la tempête. Ceci fait, j'ai arrêté la voiture, fermé les yeux, posé ma tête contre le siège et j’ai écouté la pluie. Ma femme était assez frustrée. Il n'y avait eu aucun avertissement de pluie sur son application météo, et elle voulait désespérément savoir combien de temps cette tempête allait durer. Nous aurions déjà pu être en train de profiter de nos vacances, mais au lieu de cela, nous étions coincés dans une ville marécageuse, piégés par les forces cruelles de mère nature.

Je ne l’avais pas réalisé lorsque nous étions arrivés, mais nous nous étions garés sur le parking d’un restaurant. D'après ce que je pouvais discerner, cela ressemblait beaucoup à l’établissement Chloé, dans notre ville. Comme si ma pensée avait allumé un interrupteur invisible, les lumières du restaurant ont clignoté. En grandes lettres rose fluo familières ; Chloé. Dès que le panneau est apparu, la pluie s'est arrêtée. Le ciel était encore assombri par les nuages et l’on pouvait toujours entendre le tonnerre au loin. J'ai donné un coup de coude à ma femme et lui ai indiqué le panneau.

« Hmm, a-t-elle dit. Je ne savais pas que c’était une chaîne. 

– Ça n’en est pas une », ai-je répondu.

J'ai tourné la tête pour voir Lucas. Il s'était endormi.

Je ne peux pas dire pourquoi, mais j’ai ressenti le besoin soudain de voir le restaurant de plus près. Du parking, il ressemblait exactement à celui de chez nous. Comme s'il avait été copié et collé, ou même ramassé et déplacé vers notre emplacement. Quelque chose à ce propos m’a semblé étrange.

« Hé, ai-je chuchoté à moitié à Jennet. Je reviens tout de suite. »

Sans quitter des yeux l'enseigne au néon, je suis sorti de la voiture. Ma femme me demandait quelque chose, mais j'étais trop concentré pour y prêter attention. Pour je ne sais quelle raison, le restaurant me captivait. Je suis allé vers l'établissement, parcourant de temps en temps l’endroit du regard à la recherche de signes de vie. Nous étions seuls. Je me suis dirigé vers la fenêtre près de l'entrée et j'ai jeté un œil à l'intérieur. Rien d'inhabituel. Soudainement, l'alarme de la voiture s'est déclenchée. Je me suis retourné pour voir ma femme se penchant du côté du conducteur pour essayer de l'éteindre. Mon fils est sorti de la voiture, les mains sur les oreilles. L'alarme a cessé progressivement alors qu'il se rapprochait de moi.

« Papa, où sommes-nous ?

– Nous nous sommes juste arrêtés pour laisser passer la pluie. Allez, p’tit gars. Allons-y. »

Nous sommes remontés en voiture et nous sommes engagés sur la route. Plus loin en ville, nous sommes tombés face à un autre spectacle inhabituel. Des véhicules de police bloquaient la route, ainsi que des barricades ; le mot ATTENTION peint sur celles-ci. Un officier est sorti de l'un des véhicules et a levé la main, me signalant de m'arrêter. Il s’est approché et a toqué à ma vitre.

« Bonsoir, mes amis. » 

La voix de l’officier était grave et grinçante. 

« Vous allez devoir faire demi-tour. Il y a eu un très grave accident de ce côté.

– Qu'est-il arrivé ? » a demandé ma femme en se penchant pour mieux voir l'officier. L'officier a regardé Lucas sur le siège arrière.

« Il serait préférable que le petit n'entende pas les détails, m’dame. »

J'ai acquiescé et l'ai remercié de nous avoir épargné l'information.

« Qu'est-ce qui vous amène à Orion’s Crest, vous trois, si ce n’est pas indiscret ?

– Nous sommes en voyage dans le Vermont. Nous possédons un chalet là-haut. Le détour nous a éloignés de notre route. Comment pouvons-nous contourner l’accident ? »

L'officier nous a ensuite donné des instructions qui nous mèneraient dans quelques rues moins fréquentées, nous menant à une autre autoroute. Nous l'avons remercié et avons fait demi-tour ; une tâche difficile avec une remorque sur une si petite route.  Les nuages s'étaient pour la plupart dissipés et la lumière du soir remplissait le ciel d'orange et de bleus sombres. Nous avions deux heures de retard sur notre planning et Lucas commençait à s'inquiéter d'être dans la voiture depuis si longtemps.

Quinze minutes plus tard, nous avons rencontré un autre barrage routier, similaire au premier. Il y avait des tout-terrains de la police et d'autres barricades avec ATTENTION peint dessus. Un autre flic s'est approché de notre voiture après nous avoir fait arrêter. J'ai failli éclater d’un rire nerveux. C'était le même officier qu'auparavant.

« Bonsoir, mes amis, a dit l'officier. Vous allez devoir faire demi-tour. Il y a eu un très grave accident de ce côté. »

Abasourdi, je me suis tourné vers ma femme. Son expression était la même que la mienne. « Vous ne vous souvenez pas de nous, officier ? Nous étions juste ici il y a quelques minutes », a dit Jennet. L'officier est resté un moment à nous regarder. Son visage vide de toute expression.

« Il serait préférable que le petit n'entende pas les détails, m’dame.

– Vous allez bien, officier ? », ai-je demandé, perplexe. Encore une fois, il nous a juste regardés.

« Qu'est-ce qui vous amène à Orion’s Crest, vous trois, si ce n’est pas indiscret ? »

Qu’est-ce que c’était que ce bordel.

J'ai demandé à l'officier s’il m’était possible de sortir et de parler avec lui.

« Bien sûr, monsieur. »

J'ai remonté les vitres et je suis sorti. L'air était beaucoup plus frais qu'il ne l'était au restaurant sur lequel nous étions tombés par hasard.

« Alors, vous ne vous souvenez pas que nous nous sommes arrêtés ici il y a quelques minutes ?

– Non, monsieur, a-t-il répondu d’un air nonchalant.

– Je m’inquiète un peu du fait que… 

– Aimeriez-vous les voir ? » m’a-t-il coupé. Pris au dépourvu par sa question, je l’ai fixé un moment.

« Quoi ? 

–  Aimeriez-vous les voir ?

–  Voir quoi ? ai-je demandé.

–  Leurs corps. »

À ce stade, j'étais assez paniqué.

« Que voulez-vous dire par… »

L'officier m’a interrompu.

« Venez ! » Il a commencé à marcher vers les tout-terrains. « Venez voir. »

J’ai regardé ma femme par la vitre, qui essayait de faire signe à l’officier sans y croire. Elle a haussé les épaules, mais m’a fait signe de le rejoindre. Je me suis exécuté, aussi curieux qu'elle.

Alors que l'officier et moi passions le barrage, il a commencé à fredonner. Je l'ai regardé, toujours confus, et il s'est retourné vers moi. J'ai rapidement détourné le regard et examiné les environs pour éviter un contact visuel gênant. Les 4X4 étaient vides. Devant, après les feux clignotants, se trouvaient ce qui semblait être deux corps sur la route, recouverts de bâches grises. Lorsque nous les avons atteints, l'officier s'est tenu entre eux, pointant chacune de ses mains vers les défunts.

« Choisissez, a-t-il dit.

– Quoi ?

– Choisissez celui que vous voulez voir en premier. 

– Non.

– Bien. » Il sourit. « Les deux en même temps alors. »

Il s'est agenouillé et a soulevé les bâches, révélant les visages des morts. En un instant, mes genoux ont lâché et je suis tombé par terre.

Pas. Possible. Pas réel. Ça ne pouvait pas l’être.

Sous les bâches se trouvaient les visages ensanglantés de Jennet et Lucas. Ressentant une forte sensation de vertige, j'ai fait de mon mieux pour rester debout. J'ai commencé à m'éloigner de la scène avant de me tourner et de sprinter vers ma voiture. Je me suis arrêté à quelques mètres. Là, dans la voiture, ma femme et mon fils ; vivants, me regardant d’un air confus. Je leur ai fait signe de la main comme pour leur dire « Je vais bien. » Les yeux de Jennet ont alors dérivé quelque part derrière moi. On aurait dit qu’elle criait, pointant follement du doigt ma direction. Je n’ai même pas entendu ses pas, mais à présent, l’officier se tenait derrière moi, et j’avais un couteau enfoncé dans le bas du dos. La douleur était immense. Je suis à nouveau tombé au sol. L'officier, maintenant à genoux devant moi, m'a attrapé par les cheveux et a relevé ma tête pour que nos visages se fassent faces.

« J’adore les visages. Ils sont le point culminant de leur histoire. Les derniers mots exprimés à travers un regard mort. C'est ma partie préférée. »

Il s’est levé et s’est tourné vers la voiture. J'entendais maintenant Lucas et Jennet crier. Ma femme a frénétiquement essayé d'ouvrir la portière de sa voiture, en vain.

« Choisissez, a-t-il dit calmement.

–  Quoi ? » J'ai senti ma conscience disparaître ; le désir de fermer les yeux se fortifiant à chaque respiration. Je ne pouvais même plus ressentir la douleur. J'étais trop fatigué pour.

« Choisissez-en un. »

Je n'ai même pas pu prononcer le moindre mot. Parler était une tâche trop difficile dans mon état.

« Très bien, les deux alors », s’est-il répondu à lui-même.

Il s’est dirigé vers la voiture et s’est installé dans le siège du conducteur. Ma femme était montée à l'arrière pour protéger Lucas. L'officier m'a regardé à travers la vitre, arborant un sourire insidieux ; sa mâchoire se détendait comme celle d'un serpent. Il s'est ensuite tourné vers ma femme et mon fils. La dernière chose que j'ai vue avant de m'évanouir, c’était lui avalant inexplicablement ma famille.

Quand je me suis réveillé, j'étais dans un lit d'hôpital. À ma gauche, dans un autre lit, se trouvait une jeune femme. Son bras était enveloppé d'une épaisse gaze. Du sang coulait tout le long et gouttait à côté d'elle. Alors que je le regardais goutter, ma douleur est revenue, et avec elle, les souvenirs de ce qui s'était passé. Une infirmière a accouru. Je ne l'avais même pas réalisé, mais je m’étais mis à crier.

Après m’être calmé, un engourdissement a envahi mon esprit et mon corps. J'ai été informé par un médecin que je dormais depuis maintenant six semaines. Je ne savais pas quoi faire. Ma famille avait été officiellement portée disparue et une enquête était en cours. J'ai parlé avec des psys et les autorités, leur racontant toute mon histoire. Personne ne m'a cru, mais ils ont au moins pu exclure mon implication. Ma voiture avait été repérée par une caméra de circulation quelques jours auparavant, conduite par une femme non identifiée.

Après quelques jours de plus au lit, j'ai été autorisé à me lever et à marcher. L'hôpital lui-même semblait normal, mais quelque chose en particulier a attiré mon attention. Je rentrais de la cafétéria lorsque j'ai remarqué le panneau au-dessus de la porte verrouillée par carte-clé du service où j'avais été enregistré.

Le panneau disait : Service des cas curieux. PERSONNEL AUTORISÉ UNIQUEMENT.


Traduction de Daniel Torrance

Texte original
Auteur original : R.L Roger

Le Chiffre de l'ombre : Quatrième partie

Le Chiffre de l'ombre : Première partie
Le Chiffre de l'ombre : Deuxième partie
Le Chiffre de l'ombre : Troisième partie
Le Chiffre de l'ombre : Quatrième partie


26 Février, 1860 

Titubant dans la neige recouvrant la cour, j'ai espionné mon frère George avec un groupe de travailleurs et j’ai boité avec détermination vers lui, le tirant loin des autres pour que nous puissions parler rien que nous deux.     

« Je ne fais pas confiance à ce prêtre. Pour moi il n'est pas un homme de Dieu.     

– Et pourquoi cela, William ?

– Il s'enferme à l’intérieur avec mes filles, et fait des choses étranges qu'il ne laisse personne d'autre voir.      

–  Mais tu as dit toi-même que tu avais vu de l'amélioration dans leur état.   

– Peut-être. Peut-être que leur maladie s'en va d'elle-même. Elles l'appellent le Chiffre Noir, et disent qu'elles sentent le sang dans son souffle et ses mains. Que penses-tu de ça ?      

– Mon cher frère, mon aîné, tu ne dois pas écouter les mots et mensonges de la bête ! Le révérend est un homme bon. Je le sais. Nous avons longuement parlé durant la nuit. Nous ne sommes pas si différents. Il était un colon tout comme nous les sommes. Il avait une famille et un grand ranch. Il était allé acheter du bétail et était rentré chez lui pour découvrir que son ranch avait été dévalisé par des Indiens en guerre. Sa femme, son enfant, ils ont été découpés en petits morceaux. Tellement mutilés qu'ils étaient méconnaissables. Il savait que seul des démons pouvaient faire une telle chose. Des démons. Alors il s'est donné à l’œuvre de Dieu.     

–  L’œuvre de Dieu ? Tuer des indigènes ? Si ces meurtres en font des démons, alors, dis-moi, je t'en prie, qu'allons-nous faire ? Comment pouvons-nous les condamner pour des actes de violence quand nous essayons de les anéantir avec la nôtre ?    

- Frère, tu es vraiment d'une nature fragile. J'ai des affaires à régler. Il y aura une réunion demain. Tous les fermiers et agriculteurs de milles lieux alentour seront là. Tu pourras exprimer tes préoccupations là-bas. »

Il est retourné avec les travailleurs et m'a laissé seul dans la neige. Mon œil me faisait mal et je pouvais sentir du pus dégouliner de sous le cache-oeil. Je l'ai essuyé avec un mouchoir, me suis tourné à l'aide de ma béquille, et l'ai jeté par terre. Dans les branches dénudées d'un vieux chêne, quelques corbeaux se querellaient et leurs croassements résonnaient à travers le paysage gelé.     

27 Février, 1860    

La réunion de cette nuit m'a beaucoup ébranlé et je me retrouve à douter de Dieu et de ce pays. Je me demande même ce que veut dire être chrétien. Ma foi elle-même semble en péril, d'autant plus que j'entends les plaintes de mes filles et leurs cris de lamentation résonner à travers les ténèbres.     

La réunion s'est tenue dans notre grande salle à manger. Nous étions beaucoup, mon estimation est de six membres de notre communauté de colons. Le célèbre tueur d'Indien Henry Larrabee était présent, un homme dont l'existence même remplit mon âme d'effroi. Beaucoup ont fait le récit de la façon dont ils ont pris du plaisir à fracasser les têtes des squaws, des enfants et des nourrissons.     

E. L. Davis était là. Il présidait, le révérend à sa droite et mes trois frères à sa gauche.     

« Nous avons demandé au gouverneur Downey que les volontaires d'Humboldt soient mobilisés et il a décliné notre pétition en affirmant que l'armée américaine avait envoyé une compagnie complémentaire de Réguliers à Fort Humboldt. Les avons-nous vus ? Non. »     

Seman Wright s'est alors levé, en hurlant.

« Nos arguments au gouvernement fédéral tombent dans les oreilles de sourds ! Déjà au sud de la Caroline, du Mississippi, de la Floride, d'Alabama, de Georgie, de Louisiane et au Texas, ils ont fait succession de l'union. Ils sont au bord de la guerre civile et ne peuvent pas envoyer de troupes pour nous aider. Nous devons nous contenter de nos propres moyens. »     

Une grosse clameur d'approbation accompagnée d'acclamations de « C'est ça, c'est ça ! » a éclaté à travers la pièce.     

David s'est mis à discourir une fois de plus.

« Cette compagnie est nécessaire pour les vies et le bien-être de nos familles et amis. Si nous ne pouvons pas obtenir la protection qui nous revient de droit de la part de l’État du gouvernement fédéral, une protection à laquelle les citoyens ont droit, je m'opposerai à payer plus d'impôts pour ma part ! Nous allons mener nos propres batailles par nos propres moyens, exterminer les Indiens de la face la terre tant que le pays sera concerné ! »     

Son cri a été accueilli avec de violents cris d'approbation une fois de plus et des martèlements de pieds et de poings. Moi, dans le fond de la pièce, je ne pouvais garder le silence plus longtemps et j'ai pris la parole dans le vacarme.     

« Suis-je le seul homme parmi vous qui implore la paix avec les indigènes ? Rien de bon ne peut naître de ce massacre. La violence n'engendre rien d'autre que plus de violence. Nous devons trouver la fraternité ou je crains que nous ne soyons tous condamnés.     

– La fraternité ? a crié quelqu'un, ils ne sont pas nos frères.    

– Ils ne sont pas de ma famille, a crié un autre avant qu’une vague de huées et de railleries ne se soit déclenchée contre moi.     

– Pensez au message de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, leur ai-je habilement répondu.

– Pensez au proverbe du bon samaritain. »     

Alors le Révérend s'est levé.

« Nous sommes ici engagés dans une grande guerre spirituelle avec le mal ! N'utilisez pas à tort et à travers les mots de notre Sauveur pour affaiblir cette armée chrétienne. Notre Seigneur disait dans Luc, 12 :51, “Pensez-vous que je sois venu apporter la paix sur la terre? Non, vous dis-je, mais la division.”    

– Et puis-je vous demander, hurlais-je, bon pasteur, cher révérend, quel est votre clergé ?     

–  Mon clergé, criait-il, est n'importe quel et tous les hommes qui osent me suivre contre les païens de ces collines ! Les héros de Humboldt qui osent faire face au diable ! Ceux pour qui je prêche ! Et ceux à qui je donnerai ma bénédiction ! »     

Je continuais de parler mais mes paroles étaient noyées par les cris appréciateurs de la foule déchaînée.     

Le révérend a continué, criant aussi fort que ses poumons le lui permettaient, des postillons sortant de sa bouche.

« “Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive !” comme disait notre sauveur. Qui plus est, “que celui qui n'a point d'épée vende son vêtement et en achète une !” Maintenant, comme il nous l'a ordonné, Faisons la GUERRE. »     

Soudain tout le monde s’était levé, applaudissant et piétinant, marchant tout autour de la pièce et dans la nuit. J'ai remarqué George dans la foule en délire et l'ai attrapé par la manche.     

« Frère, l'ai-je imploré, c'est de la folie. Qu'est-ce que penserait notre père ? Il nous a appris la bonté envers notre prochain. Sur l'île du Prince Édouard, il s'est battu pour faire la paix avec les natifs. J'en suis sûr, rien de bon ne peut résulter de ce que vous voulez faire.   

– Nous ne sommes plus au canada, m'a-t-il répondu aussi froid qu'une pierre tombale âgée d'un siècle, nous devons prendre les choses en mains. »

Il a jeté un rapide regard dédaigneux sur moi. 

« Regarde ce qu'il est advenu de toi, mon frère. Un boiteux à moitié aveugle. Ton devoir est avec tes filles. Va les rejoindre. Veille sur elles. Nous allons faire ce qui doit être fait. »     

Il s'est secoué pour échapper à l'emprise de ma main et a rejoint les masses. La foule montait sur leurs chevaux prenant le galop, et ils s'en sont allés loin des portes de notre fort avant de se faire avaler par la nuit, laissant seulement l'écho de leurs violents cris de vengeance.    

29 Février, 1860 

Je sens l'emprise de la folie se resserrer sur mon esprit tandis que les hurlements de mes filles emplissent ma tête comme un essaim d'abeilles le ferait avec le creux d'un tronc.     

J'écris ceci comme une pénitence, comme une confession, pour expier et obtenir le pardon divin pour les actes que j'ai commis et que je suis sur le point de commettre. Pour me débarrasser du Chiffre Noir, pour trouver la rédemption pour ce chiffre de l'obscurité qui salit mon âme. Quel supplice que d'écrire cela ; en effet, je frappe mes poings sur ma tête et la cache dans mes mains, mes larmes tachent ce parchemin et étalent l'encre noire.     

Il semble que je suis aussi tombé sous l'influence démoniaque. Pour quelle autre raison aurait-il pu m’arriver une chose pareille ?      

La nuit dernière, j'ai été tourmenté par le plus odieux des rêves. D'ignobles visions de fornication de la plus illicite des manières. Avec mes propres filles. Mes deux filles de seulement quatorze ans. Nous étions allongés ensemble d'une manière que je n'avais jamais envisagée auparavant. Des positions étranges et contre-natures. Je me suis réveillé en sueur, les pensées s'embrouillant dans ma tête et j'ai repoussé le rêve sale de mon esprit, déterminé à l'oublier, pensant qu'il ne pouvait qu'être le produit de l’angoisse et de l'épuisement.     

Je me suis habillé et suis allé vérifier comment allaient Bethany et Josephine. J'ai ouvert la porte pour les trouver détachées et nues, s’enlaçant avec leurs bras, s'embrassant d'une façon obscène avec leurs langues dans la bouche de l'autre.     

« Tu es revenu pour en avoir plus, Père ? » a dit Bethany, en me faisant un clin d’œil horrible. Alors, en regardant par terre, j'ai vu mon pantalon, ma chemise de travail et ma redingote, entassés sur le sol. J'ai soudain réalisé que ces horribles visions n'étaient pas un rêve. Horrifié, je me suis rappelé de moi rampant jusqu'à leur chambre pour les détacher et coucher avec elles.     

Joséphine me regardait maintenant et parlait.

« Je vais appeler mon fils comme toi, Père, pour que tu sois son père aussi. »     

Elles ont jeté la tête en arrière en riant, des railleries nauséabondes, et c'est Bethany qui a parlé cette fois.

« Et je vais nommer mon fils Michael comme le révérend. »     

Je reculais, abasourdi et horrifié par leur ton léger.    

« Quel est le problème, Papa ? Triste que nous ayions demandé à ton petit prêtre de tuer Kaiquaish ? Nous avons vu la façon dont tu la regardais. Vilain, vilain. Peut-être que tu la reverras en enfer. Et sais-tu ce que nous avons fait faire à ton révérend et tes frères à présent  ? De la spéléologie dans les têtes de bébés sur une île de la baie ! »     

Elles sont reparties d'un grand éclat de rire avant de bondir sur leurs pieds d'une façon absolument pas naturelle, elles flottaient même au-dessus du sol en venant vers moi, leurs doigts recourbés, telles des griffes de prédatrices. Juste quand elles m'ont atteint, j'ai retrouvé mes sens et ai réussi à claquer la porte, poussant le gros verrou en fer. Quand elles ont frappé contre la porte, elle a ployé pendant un moment et j'ai cru qu'elle pourrait éclater, mais ça a tenu bon. Alors elles ont commencé à donner des coups et à s'énerver dessus, grattant et hurlant comme des sorcières.     

« Laisse-nous sortir, Père ! disaient leurs cris étouffés de l'intérieur, laisse-nous te supplier comme nous l'avons fait l'autre nuit ! »     

Maintenant que je suis assis là et que j'écris, mes mains tremblent tellement qu'elles peuvent à peine faire griffonner à la plume les mots sur le papier. Je peux seulement espérer effacer mon Chiffre Noir avec ces confessions. Que je peux échapper à ce pêché incestueux des ténèbres qui a en quelque sorte trouvé sa place sur mes faibles épaules incapables de le supporter. Ne voyant qu'un seul recours à cette abominable situation, je vais chercher l'essence de Térébenthine, la graisse de baleine, la graisse d'engrenage, n'importe quoi d'inflammable que je pourrais trouver, et en couvrir la maison avec. Me couvrir moi-même avec. Et espérer que les flammes de cette terre pourront apaiser notre Seigneur et Sauveur ainsi de m'épargner des flammes sulfureuses de l'enfer souterrain.


Traduction de Antinotice

Le château des songes

Temps de lecture approximatif : 10 minutes

Le domaine de l'étude des rêves est controversé : entre psychanalyse douteuse et ésotérisme abracadabrantesque, on peut faire dire beaucoup de choses aux visions oniriques. Néanmoins, beaucoup d'entre vous ont déjà pu vivre une paralysie du sommeil, phénomène effrayant s'il en est. D'autres encore, auront fait l'expérience du rêve lucide, où la prise de conscience que l’on est en train de dormir permet d'agir sur le cours du songe. Mais il existe bien d'autres facettes mystérieuses au sommeil ; je compte vous parler pour ma part du château des songes.

Quelque part entre le rêve lucide, le cauchemar troublant, et le rêve prémonitoire, j'ai baptisé ainsi une série de visions ayant jalonné mon enfance, mon adolescence, et mon entrée dans la vie adulte. Si j'estime ce phénomène particulièrement troublant, c'est parce que j'ai découvert il y a peu que dans l'art se trouvent des représentations de ce que j'ai pu voir et découvrir en rêve, elles sont si exactes et si parfaitement reproduites, que je doute être le seul à avoir pu visiter le château des songes et ces pays alentours. Lovecraft parlant de la mystérieuse cité de Kadath, Dali évoquant la venue surréaliste des images-rêves sur sa rétine, ou encore Beksinski et ces morbides paysages : tous ont dû voir un jour leur sommeil se peupler d'images semblables à celles qui m'agitent.

Le souvenir le plus lointain que j'ai de cet univers fantasmagorique remonte à mes 8 ans. Ce premier rêve fut l'exemple type de tous ceux qui allaient suivre : tout débute de façon classique, je me visualise aux commandes d'un hélicoptère avec une amie de ma classe, cela avant que sa ceinture ne se décroche et que la situation s'envenime. À partir de ce moment, le rêve bascule subitement : avec ma prise de conscience d'être en train de dormir, je réalise également que quelque chose qui n'appartient pas à mon rêve s'y trouve.

C'est devant l'hélicoptère qu’apparait ma première vision du château des songes. À la façon d'une tête sculptée dans la pierre la plus sale, l'immense construction, flottant dans les airs, semble me regarder par les deux grands trous de ruine qui ornent sa façade. Les piliers de granit, nombreux et anciens, tracent comme une grille osseuse, rappelant l'architecture sinistre d'un crâne pourrissant. Une étrange fumée s'en dégage, comme si le temps agissait sur la bâtisse, la dissipant en lambeaux aériens. Elle est loin, mais pourtant, il s'en dégage une profonde sensation de malaise : elle n'a rien à faire là. Comme si cette construction avait franchi une frontière, brisé la coquille de mon rêve pour s'y faufiler, venant d’un néant extérieur à mon imagination. Avec du recul, c'est cette forme d'explication qui me satisfait : ce palais n'est rien d'autre qu'un bout de ténèbres et de mort issu d'un Néant total ayant pénétré mon rêve, et s'étant plié à une forme tangible pour pouvoir y exister.





C'est là que cessa mon premier rêve de ce château. Je pus en faire d'autres, souvent. Les rêves étaient tous classiques au début, lambda, mais soudain, la scène se déchirait à un coin, et le château paraissait, chaque fois légèrement différent dans sa couleur, sa taille, sa forme ou sa matière : Néanmoins, jamais vraiment capable d'imiter ce que mon esprit pouvait créer de familier. Il restait intrus, tache onirique effrayante et désagréable. En tant qu’enfant de 8 ans, j’ignorais évidemment le phénomène.

En grandissant, cette manifestation épisodique me parut de plus en plus étrange : pourtant, le fait qu'un rêve comporte un motif récurrent est une chose reconnue comme commune. Mais c'était cet aspect extérieur qui n'avait de cesse de m'effrayer. Celui de quelque chose venu d'ailleurs.


Ils furent ma première vision du château des songes.


De mes 10 à 12 ans, j'eus des troubles du sommeil : incapable de m'endormir avant qu’il ne soit tard, les histoires que je lisais se troublaient dans ma tête. Une nuit, pourtant, je n'eus  aucun mal à tomber dans les bras de Morphée. Il y avait comme une voix ; en fait, c'était plutôt un appel, la matérialisation sonore d'un désir. Désir qui n'était pas le mien, mais celui que quelque chose voulait me voir réaliser : trouver le château. Cette nuit-là, ce rêve m'a marqué ; car alors que la voix s'exprimait, j'ai compris que je n'étais pas dans mon inconscient : j'étais au pays du château des songes.

Autour de moi, rien ne ressemblait à ce que je pouvais imaginer. La terre était faite d'une sorte de sable rouge très dur. Un chemin sinueux entre deux falaises abruptes avançait sinueusement, comme le lit à sec d'une rivière ancienne et asséchée. Au loin, un plateau montagneux, coiffé d'un pic. Et ce même paysage de falaises, de pics, de plateaux et de sable rouge et ocre, à perte de vue. J'arpentai la route longtemps, sans savoir où j'allais. Mais la voix n'avait de cesse de répéter que là-bas, je trouverai le repos, car je trouverai le château des songes. Au loin, une porte s'est profilée à même la roche. Je sais ne pas être le seul à l'avoir vue, et à avoir rapporté cette vision dans notre monde : d'autres l'ont peinte ou décrite. Si j'avais su : depuis, mes rêves ne m'appartiennent plus.

À partir de cette nuit, je développai une attente. J'attendais la suivante qui me mènerait dans ces contrées, à la fois effrayé de me retrouver dans ces terres mortes, et curieux d'y ressentir des sensations nouvelles et troublantes. C'est au cours de ces années que j'ai commencé à prendre en note mes songes, de façon à être entraîné pour rédiger mes aventures dans ce pays macabre. Mais après ce rêve, il fallut un long moment avant que le château et sa région ne se manifestent à nouveau.





L'année de mes 14 ans, mes parents divorcèrent. Et la nuit même de cette annonce, j'eus  le rêve des piliers ; dans ce même désert, mais par-delà la porte sûrement, j'apparus sur un haut pilier de basalte, large d'un diamètre d'une dizaine de mètres. Autour de moi, rien d'autre que de la poussière. Le ciel était jaune sombre, figé dans un crépuscule morne et angoissant. Au centre du pilier, un feu de camp. Et tout autour de moi, à perte de vue, d'autres piliers similaires, aussi loin que mon regard pouvait porter.


Derrière la première porte se trouvait la lande des piliers.





Il se passa ensuite 4 ans sans que les rêves ne se manifestent à nouveau : il arrivait bien que j'entrevisse encore la lande des piliers, mais rien n'avançait. À 16 ans, la perte de ma grand-mère fut un choc puissant et déstabilisant dans mon univers d'adolescent insouciant. Les rêves devirent alors plus nombreux. Et toujours, cette voix qui m'intimait le désir de me rendre jusqu'au château des songes. J'avais compris quelque chose d'important. Les changements dans ma vie permettaient à ma conscience d'avancer.

La mort de mon aïeule me fit arriver dans une nouvelle région. Désert encore plus aride que les précédents, son ciel y était d'un jaune constant et nuageux, d'une forme de poussière irritante. Je n'y croisais que des ruines de cathédrales et d'églises, mortes, desséchées, comme les dépouilles inertes de la foi de leurs défunts fidèles. Ainsi, je traversai le désert des croyances.





Jusqu'à atteindre une porte que je ne pus franchir.


Celle-ci était gardée par un homme et son chien, les premières apparitions animées que me laissait entrevoir ce pays de songes. Mais le vieil homme chauve et effrayant dans son suaire refusa de me laisser le passage ; derrière lui se trouvait la plaine des os et des morts, les passages-croix, les demeures des affamés, la ville des tombes. Enfin, le château des songes. Et je ne savais comment le convaincre. Chaque nuit l'appel se faisait plus fort, le château m'appelait, et les rêves se répétaient. Mais le vieillard ne me laissait jamais entrer.

Je comprenais sans l'admettre : si ma vie influait sur mon voyage onirique, alors je devais agir dans le réel pour que le passage s'ouvre. Et puis je perdis mon chien d’une mort idiote. Ma peine suffit à ce que le gardien me laisse poursuivre ma route. Commença alors l'escalade vers la folie.

Il me fallut 5 ans pour concevoir une fille. Moins de 5 minutes pour les perdre toutes les deux à l’accouchement.





C'est ainsi que je franchis le gouffre aux ossements.





Horrible n'est-ce pas ?

Oui. Ma vie était devenue une chose terrible. Tout me paraissait insipide, sans saveur : seul comptait l'endormissement, la promesse de ces terres où je me sentais au-dessus de tout, car vivant, capable d'émotion, et de vie ! Le traumatisme de la perte de mon épouse et ma fille fut suffisant pour me faire aller très loin. Ma part consciente et éveillée fut ravagée, triste à en mourir, effondrée. Mais ma part onirique, qui découvrait ce monde de merveilles mortes se révélant à ces yeux endormis, elle, exultait.


Alors je rencontrai les Secs.





J'étais depuis des mois piégé dans la ville des tombes ; je me refusais à commettre ce qui devait être fait pour avancer : ni meurtre, ni mutilation. Les Secs surent me faire changer d'avis. Leur litanie criarde me mit au pas, leur faim de lucidité et de conscience, insatiable, me fit comprendre : ils me traqueraient et me dévoreraient chaque fois que je tomberai dans le sommeil si je ne parvenais pas à produire le sacrement nécessaire à mon évolution vers le château des songes.

Derniers habitants de ce monde, les Secs sont maigres, livides, nus. Craquants comme du parchemin, le morne ciel les avait tannés à force d'une éternité d'errance. Incapables de pensées construites, ils traquent et dépècent les voyageurs pour se repaître de leur capacité cognitive, de leur acuité cérébrale, jusqu'à laisser une coquille vide et craquelée qui bientôt aura faim à son tour, séchée par le soleil sans chaleur de ce lieu maudit.

Sous leur pression, je pris des mesures. Elle n'avait que 15 ans ; je simulai une chute de cheval, brisai sa nuque. Personne ne me soupçonna. Ma part consciente s'en fit un sujet de perdition et de désespoir, pensant devenir folle, de par sa ressemblance avec les psychopathes des faits divers. Mais peu importait : ma part sensible, celle qui pouvait voyager là-bas, avait ce qu'elle désirait et même bien plus. Du tourment, de la douleur et de la mort. Les Secs se contentèrent de ma culpabilité, et alors s'ouvrit la dernière étape du voyage : la ville des tombes et ces passages-croix. J'y vécus de nombreuses choses que je ne peux oublier : les hommes-croix et leurs complaintes des rêves brisés, les tombes alignées et leurs souvenirs de marbre. Je vis le Monolithe et ses veines malades, le Ciel Pestilent, avec ses glaires et ses boursouflures. Et ces mille folies, ces mille visions, ne firent que me fasciner et me rendre plus extatique encore au réveil. Et il ne me tardait que de me rendormir, attendant le prochain voyage. Je rencontrai Kurisok le Père-Sec et son vomi de cadavre, je parlais avec le Flûtiste et le Joueur de viole, et je vis des choses qu'aucun être humain ne peut avoir vu de ses yeux éveillés : des navires à la proue de pierre flottant dans un océan de nuages acides, des forêts d'ossements et des monuments immenses et terrifiants formés par des cadavres entremêlés.







Là-bas, je contemplais mille horreurs qui ne firent que me conforter : notre monde était plat et morne. Je l'abandonnais dès que je le pouvais. Et pourtant, jamais le château des songes ne parut s'approcher.

Jusqu'au soir de mes 40 ans.

J'étais seul. Tous me craignaient désormais pour mon apparente folie et mon discours sur le château, les Secs, les songes et le désert de mort et de folie à l'envers du sommeil. Mais je n'avais besoin de personne. J'étais unique : plus de part consciente, ni de voyageur de l'inconscient. Il n'y avait plus qu'un être, un esprit en moi, prisonnier de la chair, qui réclamait son monde, le monde des songes d'ailleurs, des rêves issus de l'autre bord de l'univers.

Et là, mes yeux fermés, je sus que j'avais enfin atteint le pinacle. Il y eut le sentier. Rouge, sinueux. Il y eut le couloir, et les anciens Voyageurs, sublimes et immortels dans leur pose solennelle. Et enfin, il y eut la fille sur sa monture.

Quand j'eus passé ces épreuves, rendu ivre par la force de ma démence, alors le ciel parut s'ouvrir, et le château fut devant moi. Et je compris enfin : il était fait non de piliers et de roche, mais bien d'os et d'âmes de voyageurs tels que moi. Gigantesque agglomérat de morts hurlants et vaporeux, il était le pinacle frissonnant et orgasmique de la folie pure que cachent les rêves venus d'ailleurs. Tombant à genoux, je le priai de me prendre et de faire de moi pour toujours un des songes le composant.

Ce furent les pompiers qui me trouvèrent dans ma baignoire. D'après eux, un quart d'heure de plus et je n'aurais plus eu assez de sang pour survivre. Je me serais éteint dans mon sommeil. Depuis, on me garde dans une cellule capitonnée où je ne peux me faire de mal, ni en faire aux autres. Mes jambes en moins et mes bras entaillés sont secondés par la camisole.

Mais cela m'importe peu, car j'ai franchi le chemin maintenant. Le château m'attend. Il est là, pour moi. Quand je mourrai, mon âme rejoindra celle des autres voyageurs des Contrées des Rêves d'Ailleurs, et je narguerai les Secs, Ceux-qui-se-sont-perdus, et me recueillerai devant les hautes statues de Ceux-qui-ont-arpentés.





Voilà mon dernier conseil : il existe en vous un voyageur qui n'attend qu'une occasion de partir à la conquête de ce qui dort hors de notre monde.

Vos rêves en sont la porte, il ne vous manque que la clé.

Mais je vous guiderai. Je serai sa proue et je vous parlerai, pour vous montrer le long chemin. Alors surveillez vos rêves, guettez le Château des songes.





Texte de Keter/El Cabri

Images réalisées par le peintre polonais Zdzisław Beksiński

Bravo à Keter qui est le vainqueur du concours d'écriture de l'été 2020 ! Nous espérons que ce texte vous plaira autant qu'il a plu au jury.