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Mais ce duel, l'Agneau ne le gagnera pas, et il le sait. C'est la dernière des tragédies du monde : Son Amour a été corrompu, perverti par ceux-là même qui prétendaient l'inculquer à leurs pairs, qui l'ont maculé du sang de leurs propres et égoïstes desseins. L'Adversaire s'en est nourri, a goulûment bu à cette coupe emplie du péché des êtres humains, et de la haine qu'ils se vouent les uns aux autres sous la bannière salie du Fils de l'Homme. Alors, quand cesse le piétinement des cavaliers, la Bête soumet les pieux et les dévots au cœur noirci par une déchéance séculaire, par des millénaires de parjures, et à leur tour les assujettis au Dragon. Ainsi nourri par une noirceur infinie, il transperce d’un troisième et ultime stigmate le cœur de l'Agneau, dont le vaisseau de chair retombe sur la colline où se meurent les oliviers.
Puis, l'Adversaire plonge l'Éternité dans un océan de feu. Une géhenne immuable, dans laquelle les âmes agonisent sans fin.
L'enfer. Partout, pour toujours, et à jamais. »
Alors que de l'autre côté des barreaux, le prisonnier achevait son récit, j'ai essuyé la goutte de sueur qui commençait à perler depuis ma tempe battante. Notifiant mon geste depuis le banc de sa cellule, il a croisé ses doigts couverts de cicatrices et dépourvus d'ongles en posant les coudes sur ses genoux, et penché en avant son visage brûlé. Même si je m'étais habitué à cette face défigurée, j'ai esquissé un léger mouvement de recul lorsqu'il est apparu à la lumière, quelques centimètres derrière les barreaux rouillés. Sous ces marques grossières et rosâtres, on pouvait deviner des traits qui avaient autrefois été beaux et fins, ceux d'un homme qui aurait pu devenir quelque chose d'autre s'il n'avait pas emprunté un tel chemin. Ayant vu mon geste de recul, il a souri.
« N'ayez pas peur. Vous semblez être un bon chrétien. Ce rêve que je fais toutes les nuits et dont je vous ai si souvent parlé est l’Apocalypse, la véritable, celle qui châtiera les injustes et livrera le monde aux flammes de Satan. Le Seigneur me l'a montrée pour que je l'empêche, pour que le plus d'âmes possible soient purifiées d'ici à son dernier jugement, et que le pouvoir du Malin s'en retrouve réduit afin que le Christ, l’Agneau de Dieu, puisse en triompher. Et s'il n'y parvient pas, seuls les suivants du roi de Salem verront une nouvelle aube se lever, sur un monde en ruines. Mais j'ai la foi. L'espoir subsiste tant que le pardon reste une porte ouverte vers nos cœurs. »
Mal à l'aise comme je l'étais à chaque fois que je me retrouvais seul avec ce prisonnier, j'ai dégluti, puis ai trouvé le courage de répondre.
« Vous n'accomplirez rien du tout, depuis votre cellule. L'Apocalypse comme vous dites, c'est vous qui l'avez provoquée il y a six mois, en Haute-Loire. Vous en portez encore la trace sur le visage. »
Alors que je finissais ma phrase, les épaules du détenu ont été prises de spasmes, comme s'il riait, et il a enfoncé son visage entre ses mains. Quand il a repris la parole, j'ai compris qu'il pleurait à chaudes larmes.
« Quel mal y a-t-il à désirer ? Quel mal y a-t-il à aimer ? Dieu nous a fait ainsi parce qu'il nous aime, parce que nous sommes une fraction de son amour rayonnant et infini pour toute chose. Réfréner l'amour que Dieu nous offre comme une partie de Son être en cherchant à le tronquer, c'est se tromper de chemin et se refuser à Lui. Au-delà, c'est en son for intérieur que chacun doit expier ses déviances, par la vertueuse douleur de la discipline et non en buvant les paroles d'infidèles qui se prétendent hommes de foi. J'ai offert le pardon à ces mécréants prétendant officier pour Lui, ces faux dévots comme il en existe des millions sur cette Terre. N'y a-t-il pas d'acte plus noble, plus pur, plus teinté d'amour que libérer une âme prisonnière de son propre péché, et ce en dépit de ses déboires passées ? Je n'éprouve nulle rancœur pour ces hommes de peu de foi dont le cœur était entouré par la main du diable. Je leur ai accordé l'absolution selon la volonté du Seigneur, car Il est le chemin, et Il m'a choisi pour guider les hommes vers Sa Lumière. »
Dans mon poing, j'ai serré la croix que je portais autour du cou. Je détestais discuter avec cet homme. A vrai dire, je détestais tout ce que je voyais en lui. Pourtant, à chacune de mes rondes, je restais là à l'écouter, partagé entre dégoût et fascination pour son charabia, ses délires grotesques. Peut-être que ce qu'il exprimait trouvait son écho quelque part en moi, peut-être que c'était ce simple fait qui me provoquait cette détestation à son égard. Qui questionne sa propre foi au point de remettre en perspective des principes établis depuis des millénaires, et de vivre ses convictions à ce point ? Qui hurle depuis l'intérieur d'une cellule crasseuse que sa vérité est supérieure à celle des hommes d'Église et de leur livre sacré ? Peut-être qu'au fond, j'admirais ce courage téméraire et sot. Peut-être que je me maudissais aussi pour ma propre incapacité à mettre ne serait-ce qu'un orteil en-dehors de ce carcan, à questionner cette vérité établie depuis ma naissance, terrifié par tout ce que je devrais reconstruire par-derrière. Faire confiance. Suivre le dogme. Et enfin, accéder à l'espoir promis. Trois principes que je suivais scrupuleusement mais que cet homme, lui, avait décidé de faire voler en éclats.
Tandis que je m'extirpais du fil de mes pensées, il a lentement écarté les doigts autour de ses yeux bouffis et humides, et m'a regardé desserrer la pression autour du crucifix, l'œil fixé sur l'objet. Lorsque j'ai lâché le pendentif et qu'il a repris la parole, un frisson m'a glacé l'échine. Sa voix était teintée d'euphorie.
« Vous L'aimez, et Il vous aime. C'est une vérité simple et immuable. En voici une autre : chacun veut le meilleur pour ses enfants. Vous ne pensez pas ? »
J'ai aussitôt pensé à mes filles, et ai instinctivement reculé d'un pas, mon malaise grandissant. Reposant sur ses genoux ses mains difformes, il m'a souri.
« Ne soyez pas effrayé ! Vous êtes un père aimant, cela se voit au premier coup d'œil. Les enfants sont notre avenir, et la chose la plus pure qui puisse exister : l'essence de Dieu avant que le diable, par l'intermédiaire de ses suppôts, ne puisse la corrompre. »
Il s'est de nouveau mis à pleurer. Mais cette fois, son visage était barré d’un grand sourire allègre. Son regard bleu-gris humide s'est alors planté dans le mien.
« J'apprécie que vous m'écoutiez, vraiment. Je sais que vous ne saisissez pas le sens de ma mission, mais le fait est que vous choisissez de me tenir compagnie chaque jour, l'espace de quelques minutes. C'est pour cela que vous méritez votre place dans les nuées. Vous êtes un juste, et votre âme entière vous souffle que mes mots sont plus parlants que n'importe quel livre sacré, alors vous restez pour les écouter. Dieu m'a choisi, et si avec l'aide de ses suivants le Malin est parvenu à me sceller ici, cela n'entravera pas ma divine quête, soyez-en rassuré. L'Armageddon est pour bientôt, et si le Tout-puissant vous a mis sur mon chemin, c'est qu'il a un plan pour vous aussi. Ma tâche sera bientôt achevée, soyez-en certain. Guettez le ciel. Guettez les signes. »
Essuyant ses larmes avec des doigts déformés par le feu, son sourire s'est étréci en une fente bienveillante.
« Allez en paix, mon ami. »
Puis, il a attrapé une Bible posée à même le sol de pierre à côté du banc – le seul objet qui lui avait été admis – l'a ouverte à l'une des dernières pages, et a commencé à lire à mi-voix. Je suis resté quelques secondes devant la cellule, à le regarder faire défiler ses yeux fatigués sur les pages jaunies en murmurant doucement des mots qui avaient jadis décidé de la direction de toute une religion. Enfin, éclairé par la lumière grésillante du néon, je me suis éloigné en direction de la prochaine cellule, alors qu'un antinomique mélange d'émotions dévorait mes pensées.
*******
J'entends une pluie battante se déverser au-dehors alors que je rampe au sol dans une obscurité totale, me frayant un chemin sous une pile de ce qui, au toucher, s'apparente à des membres humains. Là-dessous, l'air rance empeste la chair en décomposition, et l'odeur du sang pourri inonde mes narines à chaque nouveau tortillement de bassin. Je sens des doigts, des coudes, des plantes de pieds et des cheveux maculés de sang séché frotter contre mes joues au fur et à mesure de mon avancée, mais j'avance. Je ne sais pas pourquoi, mais j'avance. Droit devant moi, vers la lumière que j'entraperçois en pensée au milieu de cet enfer organique.
Enfin, alors que mes mains fatiguées poursuivent leur entreprise en écartant la multitude d'obstacles devant moi, je sens leur résistance faiblir, comme s'il ne restait qu'un petit nombre d'entre eux à se tenir entre l'air libre et moi. Pris d'une énergie frénétique, je plonge mes deux mains en avant pour écarter doigts arrachés et tête déchiquetée du passage, et galvanisé par la lumière qui se met aussitôt à filtrer depuis l'extérieur, je me projette en avant, jaillissant hors du macabre amoncellement comme un diable hors de sa boîte. Aveuglé par cette clarté nouvelle, je dois plisser les yeux un instant avant qu'ils ne s'adaptent à leur nouvel environnement. Je me trouve au milieu d'une plaine battue par une pluie à l'odeur métallique et à la texture poisseuse dont les gouttes viennent achever de coller sur mon front mes cheveux déjà imbibés de sang. Autour de moi, le sol est couvert de membres humains baignant dans une hémoglobine sombre, y flottant comme des légumes dans un écoeurant ragoût.
Le ciel, bas, est occulté par des nuages rouge foncé qui vomissent en continu ce crachin porteur d’un fumet âcre. Je me rends alors compte que la lumière aveuglante que j'ai entraperçue plus tôt n'est pas celle d'un quelconque soleil, mais est émise par un point au ras du sol, à une bonne centaine de mètres devant moi. Inexorablement attiré par cette radiance crue, je m'éloigne de l’horrible monticule dont je viens d’émerger, et commence à patauger dans le lac rouge qui s'étend à mes pieds, sinuant entre les membres qui dérivent paresseusement à la surface. A mesure que j'approche et que le point grossit, la luminosité qu'il émet semble progressivement baisser, compliquant de plus en plus mon avancée dans cette marée de chair humaine.
Enfin, alors que je ne suis plus qu'à quelques mètres, je l'aperçois distinctement dans le clair-obscur qui baigne désormais les alentours, et jette une brillance malsaine sur les eaux sombres dans lesquelles je me dépêtre. Là, une silhouette est emmitouflée dans une robe de pénitence d'un noir de jais, la capirote rabattue sur le visage, et se tient à genoux au milieu de la mer écarlate. Ainsi prostrée en position de prière, seule la partie supérieure de son corps est visible, ses jambes repliées sur elles-mêmes disparaissant sous l'épaisse mélasse. Autour de la forme, un halo orange éthéré luit faiblement, éclairant les environs immédiats comme l'aurait fait un crépuscule déclinant.
Alors que la pluie continue de frapper mon visage déjà recouvert de sang, mes jambes me précipitent vers la forme agenouillée, comme deux papillons de nuit attirés par une lumière mourante. Aussitôt, ses mains jointes par la prière se délient, et la silhouette encapuchonnée pose deux index devant ses lèvres invisibles tandis que s’élève une voix masculine.
« Chut... Viens, et vois. »
La pluie cesse. Autour de nous, l'eau se met à bouillir comme une bête furieuse et enragée, et les remous deviennent si forts que je dois cesser ma course, et me cramponner à un tibia à demi-recouvert de chair, planté à la verticale sur l’invisible fond de l’immonde pataugeoire. Bientôt, les ombres d'immenses et sinueuses silhouettes se profilent à la surface de cet océan rouge et crépusculaire, nageant langoureusement autour de l'homme agenouillé, remontant les unes après les autres de profondeurs inconnues dans un bouillonnement effervescent.
Tandis que les remous diminuent, l'une d'entre elles jaillit hors des flots dans un concert de clapotis, propulsant en l'air sa carcasse couverte d'écailles. Juste avant qu'elle ne retombe sur un amoncellement de membres flottants, la gueule ouverte, je réalise toute l'horreur de son apparence. Sa silhouette longue et serpentine évoque celle d'un silure d'au moins cinq mètres de long aux barbillons disproportionnés, dont l'oeil unique, d'un jaune maladif, est braqué sur moi. Sa queue transpercée par une myriade de harpons est celle d'une baleine, et ses nageoires, quatre voiles dépliées vers l'arrière. Mais aucune de ces caractéristiques n'égale, en termes d'horreur, sa gueule béante. Un gouffre formant un ovale parfait, dépourvu de dents ou même de langue, au travers duquel seul le néant est visible. Un néant affamé.
Avec fracas, la bête retombe dans l'hémoglobine gueule la première, avalant du même coup une quantité impressionnante de chair dérivant à la surface. Cependant, alors qu'elle recommence l'opération, elle est imitée par ses congénères qui se précipitent à leur tour hors de la mer poisseuse pour se jeter sur des restes humains, et s'en repaître avec férocité. Les alentours deviennent houleux, et je dois resserrer ma prise sur mon ancre de fortune si je ne veux pas être emporté par le ressac. Les monstrueux poissons ne semblent pas s'intéresser à moi, dévorant goulûment toute la matière organique dans le périmètre qu'éclaire encore le halo de lumière de la silhouette encapuchonnée, toujours en pleine génuflexion au centre de cet océan de colère. Aveuglé par les vagues rouges, je ferme les yeux en agrippant de plus belle le tibia rongé.
Après une éternité, le son effréné des clapotis furieux diminue, et les flots semblent enfin retrouver leur calme. Couvert de sang, j'ouvre des paupières collantes pour constater que je suis entouré d'une mer d'huile, dépourvue des restes humains qui stagnaient encore à la surface quelques minutes plus tôt - exception faite de mon bâton de fortune. Les poissons semblent avoir complètement disparu, et la silhouette à la capirote s'est relevée, tournée vers moi. Tout autour d'elle, une foule d'hommes et de femmes entièrement nus sont apparus et l'imitent, fixant sur moi des yeux vides. Une cinquantaine de personnes, immobiles.
C’est alors que je me sens appelé. Sans avoir conscience de mes propres pas, j'avance vers la lumière, j'avance vers Eux. De nouveau, la voix de l'homme en robe de pénitence retentit.
« Le second ange versa sa coupe dans la mer. Et elle devint du sang, comme celui d'un mort; et tout être vivant mourut, tout ce qui était dans la mer. Mais l'Éternel parla au poisson, et le poisson vomit Jonas sur la Terre. Je suis la résurrection et la vie : celui qui croit en moi vivra, quand même il sera trépassé. Ainsi la mer rendit les morts qui étaient en elle, et chacun fut jugé selon ses œuvres. »
Subjugué par ces paroles dont je ne comprends que partiellement le sens, mes pas s'accélèrent au rythme des clapotis qu'ils produisent dans l'eau écarlate, inexorablement attirés par cette voix hypnotique. Mais alors que la distance se réduit et que je tends une main aux doigts écartés en direction de l’homme, qui n'est plus qu'à quelques mètres et dont les ouailles reprennent en choeur l'énigmatique mantra, un grondement de tonnerre déchire l'ombrage du ciel au-dessus de moi.
L'instant d'après, un bruit lourd, flasque et humide retentit quelque part dans les ténèbres alentour, comme si une chose massive était tombée d'une falaise invisible. Le son retentit une deuxième fois quelque part sur ma gauche, puis une troisième, loin derrière le groupe dénudé. Bientôt, c'est une véritable cacophonie qui s'ensuit dans les ombres entourant le faible halo qui m'éclaire encore, comme si depuis les nuées ténébreuses, un dieu farceur s'amusait à faire pleuvoir ses ordures sur ce lieu déjà maudit. Interrompu dans ma course par cet événement impromptu, je scrute l'homme à la robe noire, dont le visage occulté est tourné vers le ciel. Dans la semi-clarté qu'il émet encore, je peux voir ses yeux luire derrière son couvre-chef alors qu'il fixe les ténèbres au-dessus, imité par les hommes et femmes qui l'entourent. Sur leurs visages avisant l'invisible voûte, un sourire apaisé se dessine lentement. Tandis que l'individu à la capirote prend la parole, ils se mettent à fredonner doucement, unissant leurs voix en un bourdonnement langoureux.
« Le Dragon a commencé son œuvre. Les justes tombés sous son emprise choient depuis le Troisième Ciel pour s'écraser en ce purgatoire, et entameront bientôt leur descente vers le Huitième Cercle de la Géhenne. Car en vérité je vous le dis : qui a été abusé abusera, et à son tour se fera félon. Bientôt, l'Agneau se montrera au-delà des nuées furieuses, et la Montagne de Megiddo sera le témoin de la dernière grande bataille du monde. »
Le sens de ces paroles m'échappe toujours, mais elles résonnent en moi. Elles m'emplissent d'un sentiment étrange, une sorte de foi aveugle en la lumière d'un lendemain, même au milieu de cet endroit honni. Non loin de moi, à la lisière du faible halo, quelque chose s'écrase lourdement en projetant une gerbe de sang sur mes jambes, révélant à mes yeux la nature de la pluie cacophonique qui nous entoure depuis quelques instants.
Là, à-demi éclairé par la lumière crépusculaire qui m'entoure, un corps nu et estropié gît dans l'hémoglobine, sur le dos. Ses jambes squelettiques et disloquées sont tordues en des angles inhumains, et au-dessus, ses organes reproducteurs semblent avoir été violemment arrachés, ne laissant qu'un trou béant et sanguinolent. Son torse rongé par la famine, celui d'un homme, est couvert de bubons noirs et suintants s'étendant jusque sous ses bras, lesquels sont disgracieusement étendus autour du buste en des courbes normalement impossibles à effectuer pour un être vivant.
Mais le plus marquant reste son visage. Partiellement arrachée, la moitié droite de sa face pend mollement depuis son menton couvert de sang, alors que l'autre partie est figée dans un rictus de douleur absolue. Son œil droit, le seul qui n'ait pas disparu de son orbite, est transpercé par une flèche dont la pointe semble ressortir de l'autre côté de la tête, et exhibant à mon regard des plumes jadis noires qui luisent maintenant d'un rouge vicieux dans le clair-obscur des alentours.
En m'avançant légèrement vers lui, je distingue quelque chose, sur sa main. Poussé par une inexplicable curiosité, je m'accroupis à son chevet pour aviser l'étrange marque qui semble avoir été gravée sur sa paume droite, à l'encre noire. Là, sous les doigts tordus du cadavre, une écriture apparaît clairement à même les lignes de la main. Un nombre : 616.
C'est alors que je réalise que le bourdonnement produit par le chœur de fidèles a cessé. Laissant là la contemplation du corps, je me retourne vers le petit groupe, dont les têtes sont toujours levées vers les cieux enragés, les yeux clos. Je dois les rejoindre, me tenir avec eux dans la lumière, loin des pécheurs qui tombent depuis les nuées. Je suis si proche, à quelques mètres seulement. De nouveau poussé par cet appel, je reprends mon avancée, la main tendue en avant comme pour toucher du doigt cette foi malsaine qui grandit au fond de mon cœur. Lentement, l'homme à la capirote se détourne du ciel, et plante ses yeux glacés dans les miens.
Arrivé face à lui, je m'arrête, le souffle court. Son regard inébranlable continue de sonder mon âme alors que d'une main, il ôte délicatement son couvre-chef et le laisse tomber dans le lac écarlate. Alors, tout m'apparaît. Son visage aux traits harmonieux et apaisés. Ses yeux d'un bleu perçant. Son sourire d'une telle bienveillance qu'il en devient désengageant. Son amour. Tandis qu'il écarte les bras, la cohorte d'êtres nus s'agenouille autour de lui, les mains jointes en prière.
« Lorsque les justes auront achevé leur chute en ces montagnes écorchées, la Grande Prostituée jaillira hors des flots bouillonnants, à l'appel de la seconde Bête. La luxure piétinera les corps impurs et écorchés des mécréants, et l'ultime duel du Bien contre le Mal apportera enfin sa conclusion à notre monde. N'ayez crainte, mon ami. Si vous croyez, vous serez parmi les bons au jour promis, ceux qui suivent le grand prêtre du Très-Haut. Vous vous ferez ainsi apôtre de Melchisédech, Roi de justice et souverain de Salem. »
Le regard fixé au fond de mon âme, il pose une main à la peau blafarde sur mon épaule couverte de sang coagulé.
« Et tous ensemble, nous marcherons en procession. »
*******
Lorsque j'ai rouvert les yeux, baignant dans une mélasse poisseuse, la panique m'a envahi un bref instant. Puis, j'ai réalisé que le sang séché sur ma peau avait laissé place à une épaisse sueur dans laquelle stagnait mon corps engourdi, et un soupir soulagé s'est échappé d'entre mes lèvres. Alors que les battements de mon cœur ralentissaient, je me suis tourné vers l'horloge murale : 5 h 43.
Me remémorant par à-coups ce rêve inexplicable, je suis resté interdit pendant de longues secondes, regardant attentivement l'ampoule halogène suspendue au-dessus de mon lit briller au point du jour, qui filtrait déjà par les volets entrouverts. Mon service commençait à 6 h 45 aujourd'hui, et ne souhaitant pas spécialement m'attarder au lit, je suis descendu du matelas trempé pour me diriger à pas de loups vers la cuisine, attenante à la chambre de mes deux filles. Elles dormaient encore profondément à cette heure-ci, et à raison : nous étions samedi.
Momentanément ragaillardi par le froid tout relatif qui régnait hors de la couette, j'ai rempli puis allumé la cafetière à filtre qui me servait fidèlement depuis des années, non sans une certaine lassitude. En attendant que le café soit prêt, je me suis assis au comptoir qui donnait sur le salon, le regard perdu dans le vague. Je ne m'en souvenais que par bribes, mais le fiévreux cauchemar de cette nuit me troublait encore. L'homme en habits de pénitence. Les cadavres tombés du ciel. Les poissons jaillissant hors d'une mer de sang. La pluie écarlate... Ce son atroce, le bruit de ces gouttes à l'odeur métallique qui s'écrasaient sur la surface du lac sombre, et sur mon visage. Comme un lointain écho, ce goutte-à-goutte s'est mis à marteler mon esprit alors que mes pensées dérivaient, et que mes yeux voguaient lentement vers le tableau de la Saint Vierge accroché au-dessus de mon canapé, au-delà du comptoir.
Sous l'effet de la fatigue, mes paupières ont commencé à se fermer, mais alors que ma tête s'affaissait en avant, quelque chose m'a brutalement ramené à la réalité. Le bruit, le son répétitif de la pluie ne s'arrêtait pas. Il n'était plus dans mon crâne, mais partout autour de moi, comme un oiseau moqueur. Il semblait venir de partout à la fois, écrasant ses gouttes invisibles sur mon visage et mes mains. Puis il s'est arrêté net, remplacé par un vrombissement continu et léger semblant provenir de derrière moi.
J'ai sursauté, et en me retournant, j'ai réalisé que le café avait terminé de couler dans son récipient transparent. Le son du liquide noir s'écoulant à grosses gouttes depuis le filtre avait cessé, et la machine m'appelait maintenant à venir chercher mon dû, avec le grondement caractéristique qu'elle émettait quand elle n'avait plus d'eau à ingurgiter. Alors que je me levais pour éteindre la cafetière, un rire nerveux s’est échappé d’entre mes lèvres.
Il était grand temps que je prenne une tasse, d'autant plus que la ronde d'aujourd'hui promettait d’être plus perturbante encore qu'à l'accoutumée. Mon esprit m'avait joué un tour, et même s'il y avait peut-être là-dedans un sens qui m'échappait, je me garderais bien d'en parler à mon interlocuteur défiguré sous peine de subir un nouveau sermon aux accents cryptiques.
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Arrivé dans mon bureau, j'ai machinalement posé mon blouson sur la vieille chaise branlante dont je subissais les grincements depuis bien trop d'années, et avisant la calendrier suspendu au mur, j'ai attrapé un stylo qui traînait sur la table en chêne usé. Machinalement, j'ai examiné la planche cartonnée durant une demi-seconde, avant de barrer la date d'hier d'une croix impeccable. Aujourd'hui, nous étions le 24 novembre. Rien d'étonnant donc à ce que le temps se rafraîchisse de plus en plus, et a fortiori lorsque le soleil n'est pas encore levé.
Pris d'un soudain frisson à cette pensée, j'ai rajusté le col du polo bleu nuit qui signifiait ma fonction. Mon index a alors effleuré un objet métallique qui pendait derrière ma nuque, et je me suis empressé d'attraper la petite croix d'argent afin de la remettre du bon côté. Lorsque j'ai fait glisser la chaîne le long de mon cou pour amener le pendentif à vue et le glisser sous mon col, un malaise m'a saisi. La vision de cette petite croix brillant à la lumière du néon m'a cruellement rappelé les doutes qui m'avaient saisis la veille, lors de mon entretien quotidien avec le fanatique au visage brûlé. Avais-je vraiment admiré ce courage décomplexé de faire face à des siècles de dogmes inquestionnables ? Avais-je vraiment, un bref instant, compris ce qu'avait pu ressentir ce jeune homme livré au rejet de ce en quoi il croyait ? Plus encore, ces doutes avaient-ils un rapport avec le rêve de cette nuit et ce qu'ils avaient éveillé en moi ?
De force, je me suis arraché à ces pensées, et me suis rappelé la détestation qu’il m’inspirait. C'était un criminel, quoi que l'on en dise. Un meurtrier de masse. Et mon travail était de le surveiller, lui et les autres prisonniers, qu'importaient les questionnements qu’il pouvait amener en moi. J'ai glissé le crucifix sous mon polo, et attachant à ma ceinture le trousseau de clefs dont le tintement ne me quittait jamais, je suis sorti pour commencer ma ronde.
Comme à l'accoutumée, certains prisonniers dormaient encore à cette heure-ci, là où d'autres étaient déjà assis sur leur couchette, toisant nonchalamment mon passage. Quelquefois, les détenus me saluaient, discutaient un peu au travers des barreaux de la porte, et je reprenais ma route le long des cellules. Assez ancienne, cette prison avait survécu à plusieurs siècles, et cela se faisait sentir dans son côté vétuste. Aujourd'hui, beaucoup de pénitenciers modernes avaient adopté des portes pleines bardées d'une fenêtre de surveillance pour fermer les cellules, et non plus les traditionnels barreaux qui privaient le détenu d'une partie de son intimité.
Malgré son archaïsme, cet endroit était une prison de haute sécurité, les lourds battants composés de barres métalliques nous permettant d'exercer une surveillance de tous les instants sur nos pensionnaires, tout en nous garantissant une interaction rapide avec eux. Néanmoins, lorsque je suis arrivé devant une certaine cellule avec une certaine appréhension, cet évident constat a volé en éclats. Avant même de pouvoir tourner la tête vers l'intérieur de la pièce exigüe, j'ai été arrêté par le bruit visqueux de ma chaussure gauche qui venait de s'écraser dans une flaque épaisse, au sol. Intrigué, j'ai baissé la tête. A mes pieds, éclairé par l'aube qui pointait depuis la verrière surplombant le couloir, un large écoulement de sang se formait. Une véritable rivière pourpre, qui partait de sous la porte métallique pour venir s'accumuler dans le corridor où je me trouvais.
Durant un instant, je suis resté tétanisé, ne sachant pas si j'étais éveillé ou encore plongé dans cet atroce cauchemar. Mais le sang continuait de couler à grands flots sous mes chaussures de sécurité, et l'odeur métallique qui me montait aux narines a semblé forcer mon corps à réagir. Mécaniquement, je me suis tourné vers la cellule plongée dans une pénombre partielle. On distinguait l'aurore qui pointait timidement le bout de son nez au-delà du double-vitrage de la fenêtre, au-dessus de la couchette du détenu. Mais celle-ci était vide. J'ai alors plissé les yeux, le cœur battant à tout rompre, et j'ai aperçu une forme pâlotte étendue au sol, au bas du lit.
Avec dextérité, j'ai attrapé ma lampe torche, et j'ai braqué le faisceau sur l'écoulement écarlate qui poursuivait son avancée sous le battant rouillé. Lentement, la lumière a remonté le ruisseau d'hémoglobine pour passer au-delà de la porte, jusqu'à en éclairer la source : la masse laiteuse que j'avais aperçue un peu plus tôt, dans les ténèbres. Et à la vue de ce corps se vidant lentement de son fluide vital, mes craintes se sont confirmées.
Dans le feu blafard de la lampe, la scène semblait encore plus irréelle qu'elle aurait dû l'être. Le détenu était étalé au pied de son couchage, complètement nu. Ses bras étendus de part et d'autre de son buste sanguinolent - et ses jambes impeccablement parallèles - donnaient à son corps la forme d'un T parfaitement symétrique. Dans le creux de sa main gauche, un petit surin luisait faiblement sous le faisceau pâle, à l'instar de la plaie béante ornant son flanc droit et d'où continuait à jaillir le flot de sang qui inondait le sol. Mon regard incrédule est descendu le long de son torse, et j'ai eu un sursaut en constatant que celui-ci se soulevait encore péniblement au rythme de l'écoulement écarlate. Après tout, la blessure semblait très récente. Le détenu était encore vivant.
Poussé par un automatisme téméraire, j'ai porté la main à mon trousseau de clefs, et j'ai saisi celle qui correspondait à la serrure qui me faisait face. Il fallait faire vite. Comme un pantin guidé par un instinct supérieur, j'ai machinalement ouvert la porte. Dans un grincement sonore, le battant a pivoté sur lui-même et, piétinant dans l'hémoglobine fraîche qui inondait le sol, j'ai pénétré dans la cellule. A cet instant précis, je n'aurais su dire si j'avais agi par conscience professionnelle ou par pur instinct. Sur le moment, je n’aurais su dire si les battements de cœurs qui me déchiraient la poitrine s'étaient accélérés pour ce que la situation exigeait professionnellement de ma part, ou pour obéir au cri silencieux de mon âme qui me sommait de sauver celle que j'avais en face de moi.
C’est alors que j’ai pleinement pris conscience de ce qu’était la vérité. Ce n’était pas lui que je haïssais, malgré l’ampleur de son crime. Ce à quoi je vouais une détestation sans bornes, c’était ma propre impuissance, ma propre incapacité à user de mon libre-arbitre pour faire les choix les plus justes et ceux qui me rendraient heureux. Et plus que jamais, la vision de cette inéluctable agonie me renvoyait au visage cette terrible réalité : j’allais encore échouer à faire ce qui était juste.
J'aurais dû saisir mon talkie-walkie avec sang-froid, et appeler du renfort, un médecin. Mais tout ce que j'ai fait, c'est m'agenouiller auprès du corps en braquant mon faisceau sur son visage, alors qu'une peine inexplicable montait dans ma poitrine. Ses yeux étaient clos, mais je sentais le léger souffle d'air qui parvenait encore à s'extirper d'entre ses lèvres brûlées. Il n'était pas trop tard. Sans réfléchir, j'ai retiré mon polo et j'en ai arraché une manche que suis venu presser contre la plaie ouverte, dont l'écoulement semblait de moins en moins rapide. Là, agenouillé dans un ruisseau sombre qui grandissait toujours imperceptiblement, j'ai appuyé de toutes mes forces, priant pour que mon geste ne soit pas vain. Mais très vite, le fluide vital a entièrement imbibé ma compresse de fortune, et avec rage, j'ai martelé le sol de mon poing. Cet homme allait mourir, et je n'allais rien pouvoir y faire.
Dans un dernier espoir, j'ai attrapé mon talkie-walkie et l'ai porté à mes lèvres, mais au moment où j'ai actionné le bouton de communication, un événement inattendu m'a fait lâcher l'objet, qui s'est écrasé avec un clapotis sourd dans la marée sanguine. Le détenu avait ouvert des yeux vitreux, et il me fixait avec le peu d'intensité qu'il restait à son regard, comme s'il formulait un message qu'il était le seul à entendre. Hypnotisé, je me suis approché de sa face calcinée, et j'ai soutenu son regard un instant avant que mes yeux ne descendent de nouveau vers ses lèvres entrouvertes et meurtries. C'est alors que j'ai réalisé une chose que je n'avais pas vue auparavant : elles remuaient. Lentement, j'ai approché mon oreille gauche de la bouche de l'homme, et j'ai pris conscience d'une deuxième chose. Des mots, dans un souffle. Susurrés avec une difficulté grandissante à mesure que la vie quittait ce corps, mais audibles. Immobile dans le halo de la lampe posée à terre, j'écoutais les dernières paroles d'un meurtrier.
« Ne soyez pas triste. Car au jour promis je reviendrai... je reviendrai d'entre les morts. Laissez-moi accepter cette ultime pénitence et... achever ma mission. »
Puis, au-devant de ma tête penchée vers l'avant, j'ai distinctement senti ses yeux à l'éclat métallique se braquer non sur moi, mais sur mon âme. Et dans une expiration encore plus faible que les précédentes, il a articulé :
« Pardonnez-leur, mon... mon frère. Ils ne savent pas ce qu'ils font... »
Ces paroles chargées d'un sens que je ne connaissais que trop bien se sont aussitôt insinuées en moi, et étrangement, un sentiment d'allégresse m'a enveloppé. Je me suis soudain senti flotter, suspendu hors du temps, porté par un espoir pur et assuré, par une foi absolue en un avenir aussi mystérieux que radieux. Je volais entre les nuages, libéré de toute contrainte, slalomant entre les rais de lumières crues qui fusaient depuis les nuées supérieures. Un roulement sourd et continu retentissait quelque part, loin au-dessous de l'azur que je parcourais, mais je n'avais pas à m'en préoccuper. J'étais libre, libéré du mensonge et de la tromperie, libéré de l'ignorance et du vice. Libre d'embrasser la seule vraie foi, et de contempler l'Amour sous sa véritable forme.
Lorsque l'ivresse s'est dissipée, j'étais allongé sur le ventre aux côtés du prisonnier, le regard plongé dans ses yeux désormais vides de toute vie. Sous nos deux corps étendus, la mer rouge se faisait plus poisseuse. J'aurais dû bondir sur mes jambes, m'éloigner de cette marée qui ne m'évoquait que trop le douloureux souvenir de cette nuit. Mais étonnamment, peu m'importait. Je suis resté de longues minutes à contempler le cadavre du pénitent et sa peau nue grossièrement brûlée, la plaie qui béait toujours à son flanc droit, et ses yeux d'un bleu laiteux.
Je m'en souvenais, maintenant. Ce sentiment d'apaisement infini, de paix éternelle. Je l'avais ressenti autrefois, des décennies en arrière, alors que la vie venait tout juste de s'insinuer en moi. Nous l'avons tous ressentie, cette sensation. Seuls, au milieu d'un océan jubilatoire, sans faim ni soif, sans douleur ni peine. Puis, la douleur. L'expulsion à l'air libre, à la réalité, sous le chant sonore de notre terreur, sous notre cri de désespoir.
Alors, en me délectant des derniers vestiges de paix que m'accordait encore le souvenir de mon voyage, j'ai fermé les yeux aux côtés de Lui. C’était peut-être ça, le choix le plus juste : embrasser son sacrifice, et l’accompagner en pensée au-delà de ce rêve dont les hommes ne se réveillent jamais.
*******
En milieu de matinée, un collègue m'a trouvé étendu au beau milieu de la cellule, et a pensé qu'en passant devant celle-ci, j'avais aperçu le corps et étais entré pour en avoir le cœur net, avant de faire un malaise devant l'horreur qui m'y attendait. Bouleversé par ce que j'avais vécu, je n'ai rien dit, et ils m'ont renvoyé chez moi trois heures avant la fin de mon service. Pris dans une transe où les émotions se mélangeaient par-à-coups, je me suis changé comme un automate, et je suis sorti du bureau pour me diriger vers les portiques.
J'étais étourdi. Je me souvenais de tout ce qu'il s'était passé là-bas, et pourtant, je n'arrivais pas à me l'expliquer. Ni ce que j'y avais vécu, ni ce que j'y avais ressenti. Là, en marchant le long des couloirs bardés de néons, je ne ressentais plus rien. Ni peine, ni frustration, ni joie, ni allégresse. C'était comme si je sortais d'un long rêve, et reprenais pied avec la réalité. Mécaniquement, j'ai sorti de ma poche intérieure la Bible tachée de sang que j'avais demandé à récupérer. Vu son état, le pénitencier aurait eu du mal à la réutiliser, et les responsables me l'avaient confiée sans aucun problème. Non sans un léger haussement de sourcil, toutefois.
Distraitement, j'ai passé les portiques de sécurité et dépassé l'accueil sans me retourner ni même dire au revoir, absorbé dans la contemplation de la couverture maculée. Reliée en faux cuir et usée par le temps, cette Bible-ci n'avait rien d'exceptionnel, et ce n’était pas ses pages jaunies qui venaient démentir ce constat. Ouvrant la lourde porte à la peinture bleue écaillée qui ponctuait les allées et venues du personnel, la lumière du jour m'a frappé de plein fouet. Il m'a fallu un instant pour m'y accommoder, et ce malgré le ciel chargé de gros nuages noirs qui semblaient l’occulter jusqu'au bout de l'horizon.
Il allait certainement pleuvoir, je devais rentrer rapidement. J'ai pressé le pas en direction de ma voiture, garée à quelques dizaines de mètres. Mais dans mon empressement, le livre que j'avais en main a glissé et a percuté le bitume, s'ouvrant à une page aléatoire. Avec un soupir, j'ai tendu la main pour ramasser l'ouvrage, mais à mi-parcours, mon geste s'est figé. Je ne l'avais pas remarqué jusqu'alors, mais le mince repère de tissu intégré au livre était fiché entre deux pages, quelque part entre le début et le milieu de celui-ci, probablement au coeur de l'Ancien Testament.
Intrigué, je me suis penché en avant, et j'ai saisi la Bible avant de tourner les pages jusqu'à arriver à celles qu'indiquait le marque-pages filiforme. Le repère était logé entre deux pages du Livre des Psaumes, et sur celle de droite, une citation était entourée à l'encre rouge, puis complétée çà et là par des annotations de même couleur. Le psaume 109. Levant la tête pour jeter un œil au ciel qui menaçait toujours, j'ai froncé les sourcils avant de reporter mon attention sur le passage rapiécé. L'écriture écarlate était particulièrement soignée, aussi était-il assez simple de lire le paragraphe malgré les ajouts qui lui avaient été faits.
Avec une étrange appréhension, j'ai focalisé toute mon attention sur ces quelques mots. Et j'ai lu.
« Le Seigneur l'a juré dans un serment irrévocable : tu es prêtre à jamais selon l'ordre du roi Melchisédech. Sois juste, et répands la bonne nouvelle : car celui dont l'ultime pénitence a été de donner sa vie pour racheter deux millénaires de péché ressuscitera, et deviendra le dernier souverain du monde, le Roi de justice.
Daniel, 24:11. »
Lorsque j'ai achevé la lecture de ce court passage, ma main tremblait légèrement. Non parce que le paragraphe m'évoquait quelque chose de terrifiant ou désagréable, non parce qu'il me replongeait dans les tourments de la journée et de la nuit, mais parce qu'il m'était directement adressé.
Daniel était l'épithète d'un prophète de l’Ancien Testament, mais c'était aussi et surtout mon prénom. Et au vu du déroulé des derniers événements, j'avais le terrible sentiment que cela n'avait rien d'une coïncidence.
Alors qu'une incompréhension et une peur sourde grandissaient en moi, j'ai de nouveau levé la tête vers le ciel, guettant avec désarmement le moindre signe qui pourrait m’aider à comprendre. C'est alors qu'une goutte a heurté mon nez. Puis mes joues, et mon menton. Rappelé à la réalité par la perspective de subir le crachin qui menaçait, j'ai baissé les yeux sur la Bible, prêt à la refermer et à courir jusqu'à ma voiture. C'est alors que la terreur m'a paralysé.
Là, sur les pages ouvertes du livre sacré, la pluie tombait de plus en plus rapidement, formant de petits impacts humides sur le papier. De petits impacts d'un rouge sombre, écarlate. Des gouttes épaisses qui s'écrasaient aussi sur mon visage, perlant le long de mes joues et de mes cheveux avec une effervescence grandissante.
Alors que le grondement sourd du tonnerre retentissait au loin, j'ai lentement relevé les yeux vers les nuées d'encre.
Et elles vomissaient du sang.
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