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Le Chiffre de l'ombre : Deuxième partie



10 février, 1860

Nous avons été obligés de maîtriser les filles en les attachant à leurs lits au moyen de cordes. Leur état semble empirer d'heure en heure. Elles sont en train de dépérir. Je leur apporte du lait fermenté, du bouillon et du thé que j'essaye de leur donner à la cuillère. Elles refusent systématiquement ce que je leur offre d’un mouvement de tête, recrachent le tout sur moi et m'appellent par des noms vulgaires. Quand elles ne sont pas en train de crier ou de me maudire, elles rient vicieusement comme des gamines.

Je me sens tellement seul, il y a comme un vide dans mon cœur. Mes frères travaillent chacun dans leur ranch, ma femme n’est plus de ce monde, et les ouvriers que je côtoie au moulin me regardent avec plus de méfiance et de suspicion que jamais.

Les seuls à m'adresser un sourire dans ces jours sombres sont le groupe d'indiens que j'ai laissé rester sur notre propriété. Ils sont huit en tout : un vieil homme grisonnant, qui ne s'éloigne jamais du feu, trois vieilles femmes, et une jeune squaw qui est, je suppose, veuve, accompagnée de ses trois enfants dont un nourrisson. Ils ne parlent pas notre langue, et communiquer avec eux s’avère parfois difficile. Mais ils me sourient et me saluent. Ils marmonnent des mots que je reconnais comme étant des remerciements quand je leur apporte de la nourriture. La veuve, nommée Kaiquaish, est la plus aimable à mes yeux. Quand je l’emmène faire une corvée, comme balayer le sol de la salle à manger ou frotter la vaisselle, elle comprend rapidement mes mimes et effectue la tâche avec enthousiasme. Elle est la seule femme dans le ranch, en dehors de mes filles et des vieilles silencieuses, et sa présence m’apaise d'une façon que je ne peux décrire avec des mots.

Oui, pour le moment, ces nobles sauvages semblent être mes seuls amis.


14 Février, 1860

Le prêtre est arrivé aujourd'hui. Montant son cheval gris, il a traversé la neige vers les portes gardées du moulin. Quelques ouvriers qui protégeaient les fortifications d'indiens hostiles l'ont immédiatement remarqué et lui ont ouvert les lourdes portes en séquoia.

Je boitais, luttant pour empêcher ma béquille de glisser sur le sol gelé afin d’aller le saluer tandis qu'il traversait l'entrée. Il est ensuite descendu de sa monture qui piétinait de ses sabots le sol froid et dur et expirait de la fumée par les naseaux.

C'était un grand homme avec une longue barbe d’ébène parsemée de taches grises, portant une redingote noire et un chapeau assorti avec de larges bords, le tout recouvert d'une épaisse couche de flocons. Il avait des yeux sombres, perçants, avec une lueur métallique qui semblait pouvoir me transpercer alors qu’il me tendait la main. Il s'exprimait clairement, et d’une voix profonde il dit : « Révérend Michael Waighten, à votre service. » Sa poigne était forte et je sentais une grande puissance émaner de lui.

Je l'ai accueilli et l'ai fait entrer à l'intérieur de la propriété fortifiée. Il dirigeait son cheval par les rennes, et je boitillais à ses côtés.

« Avez-vous fait bon voyage ? ai-je demandé.

– Sans incidents, a-t-il murmuré.

Le long du mur, Kaiquaish et les autres natifs s’étaient blottis autour d'un petit feu tandis que le plus jeune des enfants chassait un poulet dans la neige.

« Et pourquoi permettez-vous à ces sauvages païens de vivre sous votre toit ? a demandé le prêtre, en les regardant avec dédain.

– Ils sont pauvres et ont besoin de soins. Alors nous leur avons donné un refuge, comme notre Seigneur Jésus Christ l'enseigne dans la parabole du Samaritain.

– « Jésus est venu pour apporter la division sur la terre », selon Saint Luc, verset 12:51.

– Mais Révérend, notre Seigneur et Sauveur n'a-t-il pas dit dans l'évangile selon Saint Marc, verset 9:50, « soyez en paix entre vous ? »

– Entre les sauvés, oui. Mais il est parfaitement clair au verset 10:34 de l'évangile selon Saint Matthieu : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je suis venu apporter, non la paix, mais le glaive. »

– Alors qu'en est-il du verset 26:52, de l'évangile selon Saint Matthieu, toujours : « Remets ton glaive à sa place, car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive ? »

Le prêtre commençait visiblement à perdre patience, son visage se déformait en un rictus rageur. Il a passé sa main dans sa longue barbe, s'est tourné vers moi, et a prononcé, crachant presque les mots :

« Apocalypse, verset 19:11 : « il juge et combat avec justice ! » Si vous ne croyez pas que nous sommes en guerre avec les esprits impurs et les païens, je vous suggère de relire ce passage de l’Apocalypse. Je respecte votre savoir, monsieur, mais je ne suis pas venu ici pour débattre sur la théologie. Je suis venu chasser des démons, si c'est bien ce à quoi nous avons affaire. Maintenant, où sont vos filles pour qui on m'a fait venir ?

– Elles sont dans la maison, mon bon Révérend. Elles sont devenues si violentes que… et bien… elles agissent si étrangement que nous avons été contraints de les attacher à leurs lits.

– Je vois. Menez-moi à elles.

– Ne voudriez-vous pas plutôt que je vous conduise à vos quartiers où vous pourriez vous décharger de vos affaires et vous laver après ce long voyage ?

– On trouvera un moment pour ça plus tard, mon fils. Mais dans un premier temps, emmenez-moi voir vos filles. »

J’ai donc guidé le Révérend à travers le couloir sombre, ce jusqu'à la lourde porte en bois, bien fermée à l'aide d'un cadenas en fer noir. J’ai agilement saisi la clé au fond de ma poche, afin de déverrouiller la serrure, et j’ai ouvert la clenche lentement. Dans la pièce, étaient allongées mes deux petites filles, attachées fermement au lit avec des cordes de chanvre. Elles se sont immédiatement assises aussi loin que leurs liens le leur permettaient et ont commencé à siffler comme de venimeuses vipères qu'on aurait dérangées. Le prêtre est entré dans la chambre mais n'a même pas jeté un regard aux jumelles, qui commençaient à lancer des injures et à se lamenter à propos de leurs attaches, faisant vaciller le lit. Il tenait un grand crucifix et tournait autour de la pièce en chantant en latin :

« Pater noster, qui es in caelis, sanctificetur nomen tuum...

– C’est le Chiffre Noir, a geint Bethany, il a le Chiffre de l'Ombre, je peux sentir le sang sur ses mains, l'odeur dans sa bouche.

– Le Chiffre Noir, gémissait Joséphine, je peux sentir le goût de ses péchés sur ma langue. Oh, oui, il va nous satisfaire.

– Qu'est-ce que vous racontez ? leur ai-je demandé, vous le connaissez ? »

Le prêtre s'est brusquement retourné pour me faire face, son visage ressemblant à celui d'un rapace.

« Silence ! N'engagez jamais la conversation avec les démons ! Ils ne sont que tromperies et fourberies, ils servent le patron des mensonges. »

Il s'est alors tourné et a affronté le regard des filles pour la première fois.

« Au nom du Christ révélez-moi vos vrais noms ! La puissance du Christ t'y oblige, révèle ton vrai nom ! »

Il a brandi le grand crucifix noir devant le visage de Bethany.

« Asmodeus, Zabulon » a dit Bethany dans un râle.

Il s'est retourné vers Joséphine, pressant le crucifix sur son front.

« Gressil, Amand » pleurnichait Joséphine.

Le prêtre s’est de nouveau tourné dans ma direction :

« Pouvez-vous m'apporter du charbon embrasé ainsi que le foie et le cœur d'un poisson ?

– Eh bien, oui, ai-je balbutié, il y a encore des braises dans la cheminée et nous avons un poisson frais dans la glacière.

– Alors apportez-les moi, et ne perdez pas de temps. »

Il s'est alors remis à psalmodier ses versets et à marcher autour de la chambre. J'ai fait ce qu'il m'a demandé et lui ai apporté une assiette de métal pleine à ras bord de braises sorties du feu et un paquet contenant le cœur et le foie d'un saumon. Il a placé l’assiette en bout de table, et a soufflé sur le charbon jusqu'à ce qu'il irradie d’un rouge ardent. Enfin, il a placé les organes au-dessus, les faisant crépiter et fumer.

Cela semblait avoir un curieux effet soporifique sur les filles, puisqu’elles ont arrêté leurs cris d'agonie et se sont endormies.

« Maintenant vous allez pouvoir me montrer mes appartements » : a dit le prêtre, en caressant sa longue barbe noire et en me regardant avec ses yeux perçants comme des feux ardents. Je l'ai emmené à son lieu de repos, où il a ouvert une grosse valise pleine de livres.

« Pourquoi vous ont-elles appelé le Chiffre Noir, si je peux me permettre de vous poser la question, mon bon Révérend ?

– Elles se moquaient et me provoquaient. Un Chiffre Noir est un péché qui n'a été ni confessé ni pardonné. Un péché qui peut faire aller un honnête homme en enfer et lui faire connaître les mains de Lucifer. Elles m'ont traité de pêcheur non expié. Impénitent. Mais ne croyez pas en leurs malices et en leurs mensonges, car elles ne me connaissent absolument pas. »

J'ai hoché la tête.

« Que sont donc ces livres que vous transportez ? ai-je demandé.

– Ce sont mes grimoires, des textes qui concernent les créatures de l'enfer. »

Il a saisi un grand livre relié en cuir sombre : Le dictionnaire infernal, par Jacques Auguste Simon Collin de Plancy. Du dos de sa main, il a caressé un autre ouvrage recouvert d’une toile vermeil, Le dragon rouge, écrit en 1517 par Alibeck l’Égyptien. Il a jeté un coup d’œil à un autre manuel encore, qui était lui aussi dans son sac : Le livre d'Abramelin le mage.

Alors il m'a fait face et m'a fixé avec ces yeux aussi coupants et froids qu'un diamant noir. Il a froncé les sourcils avant de caresser sa barbe d’ébène argentée, puis m’a demandé :

« Puis-je vous poser quelques questions, mon bon monsieur, s’il y a eu fornication ? Ont-elles essayé de vous séduire pour que vous couchiez avec elle, comme les filles de Lot l'ont fait ? »

Je voulais répondre, mais le silence s’est emparé de la pièce. Ma bouche bougeait mais aucun son n'en sortait. Mon visage est devenu rouge et j'ai baissé les yeux vers le sol.

« Oui, ai-je dit en sentant un frisson me parcourir ainsi qu'une affreuse bile brûler ma gorge, elles ont forniqué ensemble et m'ont demandé de me joindre à elles.

– Et pour l'amour du Christ, garçon, dites-moi la vérité maintenant, car tout dépend de cela, avez-vous répondu à leur appel avec des actions ?

– Mon bon Révérend, je vous en prie, s'il-vous-plaît, ne salissez pas ma réputation, même par doute en ce qui concerne ma chasteté avec mes filles. Bien sûr que non. Nous les avons immédiatement séparées et attachées, je vous ai fait appeler après avoir été témoin. Je savais que seule une influence démoniaque pouvait être responsable d'actes si obscènes et honteux, alors que mes douces filles n'avaient jamais montré rien d'autre que de la modestie et de la vertu auparavant.

– Bien. Vous êtes un homme bon, vous êtes même plus fort que Lot, qui a cédé aux avances démoniaques de ses filles, sa détermination ayant faibli à cause de la boisson. Nous avons clairement affaire à Asmodeus, l'ange noir de la luxure et de la perversion, ou certains de ses sous-fifres. La vérité est qu'ils sont légion. Savez-vous ce qu'est un cambion ?

– Non, je ne crois pas être familier avec le terme.

– Un cambion est l'enfant d'un démon. Les créatures du Diable rêvent d'infester la terre avec leurs viles progénitures, pour faire de cette terre l'Enfer.

– Mais, Révérend, ne sont-ils pas éternels et stériles ? Comment pourraient-ils procréer ici ? sur terre ?

– Le succube et l'incube possèdent un être, qu’ils utilisent afin de commettre des actes charnels, et, durant le coït, ils salissent la graine de façon à ce que l'enfant créé par cette union abominable soit entaché par le mal. Il devient un monstre. Et le produit de l'inceste est encore plus répugnant. Regardez les sauvages dans les collines autour de nous. Ils sont évidemment des cambions. Les voyez-vous comme des humains ? »

J'étais choqué par ces mots. Comment avions-nous pu passer si vite du sujet des démons à celui des natifs ? J'ai répondu ainsi :

« Eh bien oui, ai-je dit avec un air de dégoût, ils le sont. Et je dois admettre que vous m'offensez, mon cher Révérend. Je pense qu'un homme aussi saint que vous ne devrait pas dire de telles choses à propos de ses frères.

– Frères ? Ils ne sont pas mes frères. Ils sont sodomites. Ils passent leurs journées dévêtus, à pratiquer des rituels démoniaques. Ils sont bêtes et stupides. Ils n'ont pas de respect pour l'amour ou la virginité. Ils mangent des puces, de la vermine, des araignées et des vers. Ils n'ont foi ni en la justice, ni en Dieu. Ce sont des cambions purs et simples. Comme la peste, ils sont suivis par les démons qu’ils portent en leur sein. Ils en sont infectés de la même manière qu'un homme porte des poux ou la gale. Ils sont infestés des créatures de l'Enfer. N'est-ce pas l'évidence même ?

– Mon père nous a appris à traiter tous les hommes comme des égaux. Sur l'île du Prince Édouard, la terre à qui nous devons notre salut, les indigènes étaient protégés par les mêmes droits que les hommes blancs. J'ai essayé de pratiquer les mêmes idéaux de tolérance et d'acceptation ici.

– Et regardez où cela vous a mené ! hurlait-il. Un estropié ! Vos filles possédées par des démons ! Votre terre, votre fortune, votre succession et votre labeur sur le point de redevenir poussière ! Que celui qui possède des yeux apprenne à voir. Maintenant, mon bon monsieur, si vous voulez bien m’excuser, je suis fatigué du voyage et je dois me reposer.

– Bien, Révérend, que la paix soit avec vous.

– Avec vous également. »

J'ai alors quitté la pièce, fermant la porte derrière moi, ma vue quelque peu brouillée et mes pensées complètement troublées.

Traduction de Antinotice

Auteur original : Humboldt Lycanthrope

1 commentaire:

  1. J'ai adoré la première partie tout autant que celle ci, le travail de traduction est impressionnant. J'ai hâte de découvrir la suite.

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