- « Vous ne voulez toujours pas dormir, madame Aynd ? »
Depuis quelques séances, la psy me pose encore et toujours la même question. Fatalement, on y arrive, et je lui réponds toujours la même chose.
« Je ne choisis pas, et puis non, je n’ai pas envie. » Je regarde par la fenêtre, n'ayant pas la force d’affronter son regard désapprobateur.
« Vous savez que vous ne pouvez continuer comme cela. Trois semaines que vous fonctionnez aux micro-siestes et à la caféine… Pourquoi vous infligez-vous une telle torture ? »
Parce que dormir est pire ? Aucun besoin de répondre, à tous les coups elle veut que je parle de mon père. Après quelques minutes de silence gênant, la spécialiste ajoute : « Nous devrions parler de votre enfance, Claire. » Ce ton apaisant, je le déteste particulièrement, car il sert à faire passer la pilule.
« Ou pas. » Je pousse les vitres afin de laisser passer l’air frais et me griller une clope. Un "privilège" que m’accorde le bon docteur lors de nos entretiens.
« À votre guise, bien sûr, mais refouler les choses ne vous aidera pas. Affronter un traumatisme est le seul moyen de le surmonter » Elle tire ça du mur Facebook d’Angela ,15 ans et philosophe à ses heures perdues ? Je ne vais pas prendre la peine de répondre à ses platitudes.
« Votre visage est déformé par les cernes. Vous vous êtes évanouie au travail. Vous ne pouvez plus parler à qui que ce soit sans pulsion de violence. » Je confirme.
« Vous devez admettre que votre réponse à ce problème n’est pas la plus sensée et raisonnable.
- La vôtre, je l’ai testée et je me suis fait réveiller par des flics enfonçant ma porte parce que je hurlais comme une damnée. À part une amende pour tapage nocturne, je ne vais rien gagner.
- Dormir est une nécessité vitale, vous le savez, et la solution n’est pas seulement de dormir. La solution est d’exprimer vos sentiments sur ce qui vous en empêche pleinement.
- Mais j’en ai déjà parlé des dizaines de fois, à plein de gens. Ça ne m’aide pas et VOUS devez l’admettre. » J’écrase instinctivement mon mégot entre mes doigts, de la cendre brûlante me ramène vite à la réalité.
- Vos insomnies ont commencé il y a trois semaines, à la mort de votre père.
- Je ne regrette pas la mort de ce vieux salopard. » Qu’est-ce qu’elle s’imagine ? Le pardon est bon pour les curetons.
« Je pense que sa mort a réactivé, au sein de votre inconscient, de profondes blessures.
- Et donc je fais quoi, je vous reparle encore une fois de tout ce qui s’est passé et, pouf, magie magie, je dors ? » Dans cinq minutes, je me casse.
« À moins que vous ne ressentiez le besoin de vous exprimer sur le sujet, j...
- Non, c’est inutile en plus d’être gonflant.
- Je vous propose de revivre votre rêve, ensemble, de lui redonner corps afin que nous puissions l’analyser. Et ainsi de comprendre vos blocages. » Ok, c’est nouveau.
« C’est-à-dire ?
- Il s’agit de Gestalt-Thérapie aidant à mieux comprendre le patient en l’accompagnant dans une démarche onirique. » Tout ça ressemble vachement à de la connerie new-age, mais bon, la séance est payée par la sécu.
- Asseyez-vous, Claire, et commencez à me raconter ce rêve si horrible en fermant les yeux. »
Rhaaa, le canapé est toujours aussi inconfortable. C’est pas censé être la base de se sentir à l’aise chez un psy ? Pourquoi faut toujours que je me tape les pires tocards ? Mais bon, je fais avec.
« Voilà, je suis dans mon lit, il est tard mais je n’ai pas sommeil.
- Êtes-vous dans votre appartement ?
- Non, je suis dans une chambre d’enfant. Je suis moi, il y a longtemps. Quand j’avais cinq ans.
- Que ressentez-vous en cet instant ? » Je me sens fatiguée, plus que tout à l’heure. J’ai de plus en plus de mal à articuler mes pensées.
« Je… je m’ennuie. Franchement, je veux pas dormir.
- Pourquoi vous ne voulez pas dormir ? Ses mots me parviennent de loin, de très loin. Impossible que je réponde, les lèvres aussi scellées qu’une écoutille de sous-marin. Je plonge petit à petit…
-« Claire ? Claire ? Clai... »
Il fait un froid de canard. C'est normal, la fenêtre est ouverte et nous sommes en plein mois de décembre. C’est bientôt Noël, chouette ! Pourquoi je pense à ça ? Je n’en ai rien à foutre de Noël, moi. Une fois sortie du lit, je ferme l'ouverture gelée et m’arrête devant la vaste glace. Un immense rectangle bien plus grand que ma petite personne. Petite, c’est le mot. Je me vois enfant, de quelques hivers pas plus…
Pourtant, tout en sachant que ce n’est absolument pas normal, la chose ne me choque pas. Je l’accepte intérieurement comme une réalité indéniable pendant que mon cerveau et ma raison s’activent pour trouver un sens à cela. Sans succès évidemment.
Je m’ennuie toujours et je n’ai pas envie d’aller me coucher. Peut-être que je devrais descendre voir ce que font papa et maman en bas. Oui, ce sera toujours plus amusant que cette chambre obscure. C’est à ce moment que l’ensemble de mes alarmes intérieures s’activent, hurlant et réfutant catégoriquement cette décision. Elles veulent que je coure me cacher derrière le sommier ou dans un placard, en dessous de la pile d’anciennes breloques. Cependant, une enfant n’écoute pas le bon sens, surtout une enfant aussi têtue que moi. Mon père disait souvent que l’on pourrait casser des murs avec tellement j’ai une forte tête.
Je chausse mes pantoufles Hello Kitty et ouvre la haute porte de la pièce. C’est étrange, la décoration est fluctuante. Les parois de l’étage sont mouvantes et les couleurs varient subtilement dès lors qu’on les fixe. De même que le granit qui ondule, comme une mare tranquille dans laquelle on aurait lancé une pierre. Non, cela n’a rien d’étrange. C’est comme la dernière fois, il y a trois semaines. Je descends les escaliers, je vais voir mon père en train de regarder de la télé, tout en me rendant compte que tout ceci n’est qu’un rêve. Enfin, pas juste un songe malheureusement…
C’est précisément ce qui se passe, la moquette couine sous le poids de mes pieds et je comprends peu à peu l’immatérialité de tout ceci. Ce n’est qu’un souvenir transformé et défiguré par mon cerveau. Non, il y a autre chose. Pourquoi avais-je peur de me rendormir ensuite ? J’arrive dans le long couloir menant à la cuisine, au salon et l’entrée. Je me dirige instinctivement vers le second, trop occupée à cogiter. C’est un cauchemar horrible, cependant j’ai l’intime conviction que la peur n'est pas la solution. Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? La réponse est une question vitale, littéralement, je le sais. Une certitude aussi puissante que l’existence de la gravité elle-même.
Je pénètre dans la vaste pièce, enfin, vaste du point de vue d’une gosse de cinq ans. Tout est plongé dans l’obscurité, je distingue à peine les meubles et dois tâtonner afin d’avancer. Seule la lumière du téléviseur éclaire l'immense, gigantesque même, fauteuil préféré de mon paternel. Plus je progresse, plus ce trône grandit pour atteindre les trois mètres de hauteur au moins. J’entends la lourde respiration de son propriétaire, on dirait les ronflements d’un ours, un vieil ours fumant depuis ses treize ans. Tout mon corps me hurle de partir, de passer par une fenêtre et de m’enfuir loin. Non, je ne veux pas le fuir. Je l’ai fui toute ma vie et pas question cela continue dans ma caboche. Alors je m’approche, décidée, du colossal siège. Prête à en découdre.
- « Hey, connard ! » dis-je de ma voix cristalline. Puis d’un coup, je me rappelle. Ce n’étaient pas des rêves, en tout cas pas seulement. La dernière fois, il a failli me… Et les stigmates sont restées dans la vraie vie. Personne n’a voulu me croire, mais les marques étaient là. Ce n’était pas de la scarification !
Un bruit sourd faisant trembler la maison retentit. Il se lève. il m’a entendue. Je ne peux distinguer qu’une immonde forme dans les ténèbres, difforme, sans logique biologique tant les proportions sont absurdes. Une silhouette presque… immorale, impie et pourtant je ne suis certainement pas croyante. La peur m’envahit, néanmoins je ne parviens qu’à marcher doucement à reculons. Ma carcasse infantile ne fonctionne que partiellement.
Il se tient devant moi, la lumière de l’écran derrière lui me permettant seulement de voir sa position. Putain, ce qu’il est grand. Un colosse monstrueux sans égard pour la physique élémentaire et la décence matérielle.
« Claire, que se passe-t-il ? Où as-tu appris un si vilain mot ? Sais-tu ce qu’il signifie ? » La voix de mon géniteur est douce, presque mièvre. Je recule de plus en plus vite, tout en le regardant.
« Tu n’as pas à avoir peur, je ne vais pas te punir. J’aimerais que l’on discute, ma chérie. » Je me retourne, et cours.
« Claire, ne me force pas à hausser le ton ! »
Une fois dans le couloir, je me rends compte que les autres portes ont disparu. Il ne reste que l’escalier et l’abomination à mes trousses. Je gravis les marches aussi vite que mes petites jambes le permettent, sous le retentissement sourd du déplacement de mon géniteur. En haut, seule ma chambre existe encore. Pas d'autre choix que de m’y cacher. Bordel, la chose s’approche.
Je me faufile sous le tas de bric et de broques dans le placard. Cette nuit, tout me fait penser à cette autre nuit. J’ai l’impression de la revivre, même si papa ne ressemblait pas à ce… truc, évidemment.
« Où es-tu, ma puce ? Il faut parler de ton comportement. » Il est en haut.
Non, cette nuit-là je suis descendue alors que j’étais censée dormir. Je m’étais disputée avec ma meilleure amie pour je ne sais plus quelle connerie et je ne trouvais pas le pays de Morphée.
« Je ne t’en veux pas, je dois juste t’expliquer pourquoi ce mot est un méchant mot. » dit-il de son immonde voix mielleuse et protectrice.
Papa était devant une émission, un reportage ou un match de foot. Je suis allée le voir pour qu’il me rassure. Pas de problème, papa est toujours là quand ça ne va pas.
« Bon, je ne vais pas passer la nuit à te chercher. Sors maintenant. » Il regarde partout, sous le lit, derrière le sommier... Pourvu que je sois suffisamment bien camouflée.
Ensuite, le bon chef de famille m’a ramenée jusque dans mon lit. Il s’est assis sur le matelas et a commencé à me caresser les cheveux pour que je m’endorme. C’était notre petit rituel.
« Jeune fille, tu dépasses les bornes ! » La porte de ma planque s'est ouverte avec fracas.
Sauf que cette nuit-là, ses mains sont descendues au fur et à mesure. Elles ont longé mon corps, pour arriver à un endroit… intime. Je l’ai regardé, à la recherche d’explications. Que faisait-il ? Ce n’était pas logique, pas sensé… Ce n’était pas censé arriver, en effet. L’ordure a couvert mes yeux avec ses phalanges, et s’est allongé sur moi pour...
« Tu es là. Pourquoi tu t’es fourrée en dessous ce bazar ? Tu aurais pu te couper ! »
Je vois mieux la monstruosité. Dieu qu’elle est ignoble. Une parodie de la tête de mon père, les yeux immenses comme ceux d'une mouche et exorbités, une bouche ridiculement petite à l’image des autres parties du visage. On ne voit que ses globes oculaires gargantuesques, de couleur marron crasse.
Le corps n’est pas plus sain. Un torse tordu avec de multiples excroissances buboniques donnant une allure sylvaine à l’ensemble. Un arbre malade de chair pourrie servant à pendre les sorcières. Les bras et les jambes sont très grands, à l’instar d’un singe diabolique, mais complètement rachitiques. Les doigts sont eux boudinés et ridiculement minuscules, sauf l’index et le majeur qui sont longs, tellement longs. Pourquoi cela me terrorise-t-il autant ? D'autant qu'ils ne sont pas aussi longs que le pénis décharné, informe et couvert de plaques de pus putrides, le tout vallonné par d'énormes boutons noirs. L’horreur se traîne sur son passage, laissant une trace continuelle dans la poussière.
« Viens par ici. »
La bête ôte les bricoles me recouvrant et me prend ensuite par le bras, profitant de mon état catatonique. Il me soulève et je me retrouve au niveau de ses deux sphères globuleuses et humides.
« Tu sais, le mot 'connard' est une insulte qui blesse ceux qui l’entendent. Il ne faut pas le dire, car les gens ne t’aimeront pas si tu leur dis ça. » L’haleine est pire qu’un tas de fumier et de purin. Un mélange de lait fermenté et de putréfaction manquant de me faire vomir.
« C’est bien que tu aies compris. » À l’aide de ses deux appendices plus effilés que les autres, il se met à caresser mes cheveux. Comme dans le lit.
« Tu sais que je t’aime profondément, ma chérie. » Non, pas cette fois.
« Il est temps de te coucher, il se fait tard. »
J'assène un coup de pied dans l'une de ses immenses pupilles, et il hurle de douleur. L’horreur recule de quelques pas, et il se retrouve proche de la fenêtre. Tout proche. Je saisis un morceau de bois un peu pointu, reste de mon malheureux cheval de bois. Lorsque ce connard me regarde à nouveau, je lui lance en visant le même endroit qu'avec mon pied. J’ai toujours su viser. L’impact est immédiat, à peine le monstre a-t-il le temps de crier que son réflexe de reculer brutalement l’emporte dans le vide.
« Claire ? Vous m’entendez ? » La voix du docteur parvient jusqu’à mes esgourdes. Enfin, comme lors d’un lendemain de cuite.
« Je… Quoi ? » Je regarde à droite et à gauche le cabinet faussement chaleureux. Trop aseptisé pour moi.
« Vous vous êtes endormie, et votre rêve avait l’air agité. Souhaitez-vous en parler ? » Pas vraiment. Je fais un signe négatif de la main et m’allume une cigarette.
« La thérapie n’est pas censée se passer ainsi, il s’agit davantage d’une méditation semi-consciente accompagnée. Souhaitez-vous que l’on réitère l’opération lors de notre prochaine rencontre ?
- Non, je crois que ça ira. » Je lui réponds avec gentillesse tout en regardant les marques sur mon bras.
« Je pense en avoir fini. »
Texte de Wasite
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