Je marche dans la rue. Il fait froid, très froid, à cette heure. Je devrais trouver un coin pour dormir, mais impossible, car la pluie trempe mes vêtements. Un refuge. La bonne idée serait de s’y rendre, mais c’est une usine à vol et à viol. Non, autant marcher et boire pour se réchauffer. Le pire est que le maire a mis en place un système anti-SDF dans tous les abris possibles et imaginables. En gros, un détecteur de mouvements active des jets d’eau passé un certain horaire. Bref, la forêt est un meilleur choix, au moins, les arbres filtrent une partie de la douche, et puis il y a la tranquillité.
La sylve est glauque de nuit, et dans mes souvenirs, le vieux monument qui se dresse en face de moi n'était pas là lors de ma dernière visite, il me semble. Une inscription orne le granite : « Hent ar Maro » (1). Dommage, je ne parle pas le breton, c’est un de mes regrets. S’il était possible de revenir en arrière, je changerais cela. Continuons de marcher, avant que l’hypothermie n’achève mes pauvres articulations. Ah ! merde, mes chaussures s’enfoncent dans la boue, c’est une horreur. Le cadre champêtre n’était peut-être pas la plus brillante décision du monde, bien que le panorama soit plus agréable que l’urbain : moins de chants de poivrots hurlant dans les rues, plus d’écureuils. En plus, le calme est fantastique, je ne me suis jamais vraiment fait aux grondements des voitures ou des sirènes de police. Surtout les gyrophares qui provoquent toujours une angoisse chez moi, les flics ne sont pas tendres en cellule.
Mais soudainement, je me fige. Qu'est-ce donc que ces bruits de grincement au loin ? Des grincements de roues, de charrette même. Une charrette avec des essieux très mal huilés cependant. Si j’allais jeter un coup d’œil ? Il y aura peut-être un truc ou deux à récupérer, et puis c’est mieux que l’errance sans but.
Discrètement, je m’engage sur un sentier tortueux et escarpé en direction du son. Plus je m’approche, plus les traces de passage sont visibles. Ah, nostalgie, ce pistage me rappelle ma jeunesse dans l’armée. Finalement, je parviens jusqu’à une clairière que je me garde bien de pénétrer, préférant me cacher dans les fourrés. Prudence est mère de sûreté comme on dit. J’observe. Qui peut bien se trimbaler en carriole au XXIème siècle ? Une troupe de cirque ? Ce serait bien, j’adore les animaux, et voler du pop-corn.
Bon, ce n’est pas un cirque, mais je distingue deux ombres vêtues de longs manteaux noirs avec des capuches recouvrant l’intégralité de leur visage. L’attelage est tout aussi bizarre, car si l'un des chevaux est superbe, musclé, fort et fougueux, le second est tout l’inverse. Il est maigre, anémique et tient à peine sur ses jambes. Normalement, une bête dans cet état est achevée dans l’heure ! Et pourtant, elle tire autant que le premier.
Encore plus mystérieux que cette faune, la cargaison : une myriade de cailloux en tas ainsi qu’une masse difficilement discernable à cette distance. Les deux satanistes, enfin, je suppose, parce que pour se balader tout en noir à cette heure je ne vois rien d’autre, transportent une masse lourde qu’ils posent immédiatement sur le véhicule. Puis, une pierre est prise sur le transport et jetée au sol. Je plisse au maximum mes paupières afin de distinguer la nature du chargement. À ce moment, un rayon de Lune éclaire la scène. Le stock a des cheveux ! Un éclair de terreur me foudroie, mes sens se mettent en alerte sous la pression de l’adrénaline injectée directement par mon cerveau.
Putain, je dois m’enfuir aussi vite que possible. À l’instant où je me retourne pour prendre mes jambes à mon cou, mes yeux se posent sur une girouette sombre posée sur une branche, quelques centimètres au-dessus de moi. Elle me dévisage un instant, et se met à vociférer. Ce braillement signale ma présence. Je cours aussi vite que mes jambes le permettent en direction de la ville, loin de ces monstres… Mais impossible de retrouver ma route… Une direction, oui, mais pas la bonne. C’est un sentier que je ne connais pas. Peu importe, j’entends que l’on me suit au son du crissement de la charrette. Comme si elle n’était qu’à quelques mètres de moi.
Je pousse mes muscles dans leurs derniers retranchements, mais mes poumons enflammés brûlent plus fort que l’Enfer.
« L’Enfer n’est pas chaud, camarade, il est aussi froid que la mort. »
Mon regard cherche instantanément la voix qui m’interpelle. Il s’agit d’une silhouette squelettique assise sur un banc, également engoncée dans des fripes ténébreuses. Nonobstant, pas de capuche mais un chapeau de feutre à larges bords couleur nuit.
« T’es qui, t’es avec les autres ? »
Interrogation rhétorique, bien sûr. Je suis parfaitement au courant de son appartenance au reste de la bande. Attends, comment sa réponse peut-elle porter sur une réflexion intérieure ?
« Nous travaillons ensemble à notre tâche. » Mes poils sont hérissés. Je crains d’y rester.
« Laissez-moi, s’il vous plaît, je ne suis rien. Personne ne me croira, vous n’avez pas d’intérêt à me tuer ! » L’être penche son corps vers la droite afin de ramasser quelque chose, mais sa tête couverte de longs cheveux blancs reste immobile, le cou effectuant une rotation à un angle de 90 degrés. Il me fixe. Ce n’est pas possible, ce n’est pas physiquement possible.
« Tous sont égaux à mes yeux. Du plus modeste des mendiants au plus grand des chefs de ce monde. Jésus ou Marie n’ont guère plus de valeur que toi.
– Écoutez, je ferai ce que vous voulez, ne me tuez pas. »
Ses mains attrapent une longue faux avec une lame inversée. Elle ne m’est pas inconnue. Fouille vite ta caboche !
« Maro han barn ifern ien, Pa ho soign den e tle crena (2). Camarade, tu as fini ce que tu avais à faire en ce monde. Si tu dois trembler en songeant à la mort, sache qu’elle est une bénédiction lorsqu’elle arrive. » C’est de la folie, ma carcasse doit être allongée dans un caniveau pendant que j’hallucine. Néanmoins, j’ai l’impression de savoir qui est cette chose, telle une information ancienne barbotant au fond de mon esprit.
« Mais je vous connais, pourquoi ai-je la sensation de vous avoir déjà vu ? » Voir ? Non, pas au sens rétinien du terme, davantage une question de sensation.
« Lors de la nuit des merveilles (3), je frôle les condamnés de l’année suivante. Ton destin a été décidé pendant la messe de minuit. » Ça me revient. Ce frisson glacé parcourant mon échine à la soupe populaire, l’année dernière lors des fêtes de Noël. Je n’avais jamais ressenti un tel froid, comme si mon sang venait de geler dans mes veines.
« Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Il n’y a pas suffisamment d’ordures en ce monde pour laisser en paix les gens comme moi ? » Remarque naïve... Aucun méchant n’est puni, car la loi de la nature est ainsi. Lorsque l’on voit tous les jours des compagnons mourir de faim, alors que des porcs s’engraissent allègrement… on comprend vite comment fonctionne le monde. Tout est une question de chances et de circonstances.
Les cloches sonnent au loin, nous sommes désormais en 2020. Des tréfonds de mon âme, je sens le sourire de la créature qui m’invite à m’asseoir près d’elle.
« Je te l’ai dit, tous les Hommes sont égaux à mes yeux. »
La charrette et sa suite nous rejoignent, l’ensemble reste stoïque. Je présume l’attente de son ordre.
« Finissons-en. De toute façon, que ce soit vous, le froid ou un connard au détour d’une ruelle... » Une pierre est ôtée du tas. J’ai peur, je suis à bout de nerfs et mes pupilles ne décollent pas du sol.
« Camarade, tu étais ma dernière course. Mon travail est terminé et le tien commence. » L’horreur me tend sa faux que je saisis sans même y songer. Puis, je remarque avec stupeur que les oiseaux de malheur chargent mon cadavre. Le mien ! La résignation vient ensuite, c’est fini, car je ne suis plus qu’éther.
« Non, ça ne l’est pas. Jusqu’aux prochaines cloches du nouvel an, tu porteras mon fardeau. Tu faucheras les hères de la paroisse, et seul l’ultime trépas annuel t’en délestera. »
Paradoxalement, une sensation de calme me traverse. L’acceptation de la fatalité ? Je ne peux pas répondre. Il y a des picotements le long de mes doigts alors je les examine. Mes mains sont étranges, fantomatiques, et des cheveux de la couleur de l’ivoire tombent devant mes yeux. Je regarde mon corps. Ce n’est plus celui qui gît sur la carriole, mais le même que celui assis. Les flaques d’eau reflètent une forme identique affublée des atours noirs et du couvre-chef en feutre cachant le sommet d’une longue crinière nacrée. Je contemple de nouveau l’être, qui disparaît progressivement dans une brume épaisse.
« L’Ankou, c’est vous. » Les anciennes légendes que me racontait ma mère rejaillissent soudainement. Une pulsion irrépressible me pousse à monter debout sur la carriole. Le travail n’attend pas, il reste tant de roches à l’arrière.
« Plus maintenant. »
Annotations:
1. Hent ar Maro peut se traduire par "chemin des morts".
2. Maro han barn ifern ien, Pa ho soign den e tle crena peut se traduire par "La mort, le jugement, l'enfer froid, quand l'homme y songe, il doit trembler."
3. "La nuit des merveilles" est un ancien terme désignant la nuit du 24 décembre dans le folklore breton. Selon la tradition, c'est lors de cette nuit que l'Ankou annonce les morts pour l'année suivante, en les effleurant de sa cape durant l'heure de la messe.
Texte de Wasite
Sympa celle la
RépondreSupprimerDonc ce mec devient la Mort
RépondreSupprimerÇa me rappelle l'épisode des Simpson quand Homer devient lui aussi la mort !