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Née dans la pourpre

Bon, le client vient de partir. Plutôt sympa celui-là, un jeune type ayant la vingtaine, presque vierge, tout timide. Il était très mignon, un peu… niais, mais mignon. Ses amis l’ont persuadé qu’il fallait à tout prix s’entraîner au sexe avant de coucher pour la première fois avec sa copine. Histoire d’être bon, et qu’elle ne parte pas voir ailleurs. Je me demande s’ils se foutaient de lui ou si c’est l’ensemble du groupe qui est limité. Enfin, ce n’est pas bien méchant et ça fait mes affaires. Si tous les hommes étaient comme lui, il n’y aurait plus une seule travailleuse du sexe malheureuse !      

Enfin, assez de travail pour aujourd’hui, une bonne douche et direction l’apéro ! Une amie et moi avons pris l’habitude de nous retrouver tous les vendredi soir au « Fontainebleau », un café un peu chicos du centre-ville. Très franchement, je préfère l’ambiance conviviale d’un bon vieux pub Irlandais, mais le côté guindé a son charme aussi. La terrasse est sympa, la décoration jolie, et le patron est fan de Duke Ellington comme la grande brune que je suis, même s’il ne vaut pas The real McKenzie.        

« Julia, ma puce, t’as l’air crevée. » Camélie est déjà sur place, elle doit être là depuis une bonne heure au moins. Outre son aversion pour le retard, vous n’imaginez pas le nombre de fois où la gourgandine m’a cassé les… m’a souligné l’importance de la ponctualité, elle adore flâner en lisant un polar.      

« Semaine longue, on est en période de vacances donc mes habitués partent ou dépensent pour des conneries estivales… Bref, obligée de faire de la pub et trier comme au tout début. » Oui, personnellement je marche sur un réseau restreint, mais fidèle. Cela a l’avantage de la sécurité physique, mais au niveau finances, c’est tout de suite plus bancal.      

« Eh bah, ça ne nous rajeunit pas. Pas vrai, ma grande ?        

– J’ai à peine vingt-six ans et toi-même pas trente, l’ancêtre avec le moins de rides au monde. » Camélie adore se vieillir, je n’ai jamais compris cette blague ou cette manie.      

« Vu notre boulot, nos années comptent doubles. » Je n’aime pas m’en plaindre, car certes il n’est pas rose, mais je l’aime plutôt bien. Je dirais même que je suis fière de le faire.      

« On commande ? »      

La soirée avançant et la température chutant, nous rentrons à l’intérieur, histoire de nous réchauffer les os. Au moment d’écraser ma cigarette, j’entends au loin un grondement sourd. Je ne suis pas la seule, car toute l’assistance se tourne vers la source lointaine. Plus rien. Une minute, deux minutes puis trois. Bon, ce n’était probablement pas grand-chose. Je franchis les portes vitrées, les gens se sont dit la même chose car l’activité a repris de plus belle.        

« Un tremblement de terre, tu penses ? Comme il y a deux ou trois ans ? » M’interroge Camel d’un ton badin tout en apportant un cocktail un peu trop prétentieux à mon goût.      

– « Aucune idée, ça n’en avait pas l’air. Le son ne venait pas du sol en tout cas. Je pense plutôt à un avion à réaction.       

– Du genre, le Concorde qui brisait les vitres ? » Elle prend une gorgée et regarde son portable, signe que la conversation ne l’intéresse pas beaucoup. Bientôt, un nouveau sujet va être lancé.      

« Ouais, je pensais exactement au Concorde. » Je ne vais lui faciliter la tâche quand même, mes yeux malicieux répondent à son air renfrogné.      

Sans même prévenir, un type vient à notre table, nous surprenant toutes les deux, et pose son verre de whisky près de mon sac à main.      

« Alors pas du tout. Strictement, mais strictement aucune chance pour que ce soit un avion. Le bruit n’avait rien de la tonalité caractéristique d’un moteur aéronautique. » L’homme, visiblement un trentenaire bien entamé, titube et manque de renverser son second verre à whisky sur mon manteau. Je le bouge précautionneusement tout en me demandant qui boit deux verres en même temps.      

« Fascinant, on note. Bref Julia, alors tes résultats d’exam...       

– N’est-ce pas intéressant ? Ma petite dame, en tant qu’ingénieur dans le secteur, vous pouvez me croire sur parole ! Non, il s’agit d’une tempête d’orage dans le lointain que l’atmosphère a amplifiée. Une caisse de résonance, vous voyez ? » Je trouve plutôt mignon l’assurance de ce type dans sa théorie. Bon, elle ne nous intéresse pas des masses, mais il me fait l’effet d’un jeune gamin ravi de montrer à tout le monde « le plus joli caillou de la plage ».      

« Bon écoutez, vous avez l’air gentil, mais j’aimerais discuter de choses importantes avec mon amie donc si vous pouvi... »       

Un autre type s’approche et interpelle le premier : « Billevesées, votre théorie est absolument ridicule monsieur ! En tant que climatologue ayant des notions sur le fonctionnement de l’atmosphère, je vous assure que la physique atmosphérique ne fonctionne pas ainsi ! » Ma pauvre camarade est au bout de sa vie, alors je renchéris.      

« Qu’est-ce que c’était que ce bruit selon vous alors ? » Si ses yeux étaient des fusils, je me serais retrouvée dans la peau d’une résistante en quarante.      

« Réponse évidente, la destruction d’une météorite dans l’atmosphère, une multitude d’astéroïdes de tailles diverses oblitérés simultanément au contact de notre bonne Terre.        

– Vous essayez d’impressionner les demoiselles avec vos fumisteries ! Vous êtes autant climatologue que moi Pape, alors remballez car j’ai raison putain. » Oups, vu la couleur tomate de Camel, il y en a qui vont se faire envoyer chier.      

« Bon les deux comiques, vous allez déga... » Un second grondement, similaire au premier, couvre l’ensemble de la pollution sonore citadine, presque comme si nous étions au centre d’un ouragan.        
Cette fois-ci, la salle ne reprend pas comme si de rien n’était. Les gens regardent leurs portables, le patron allume la télévision, mais aucune mention du phénomène n’est faite officiellement. Ni sur internet, ni sur les chaînes publiques. Je jette un coup d’œil rapide dehors et voit les gens s’alarmer, certains se dirigent vers le sud, là où est l’épicentre, mais beaucoup plus vont vers le nord. Il y a déjà un hashtag sur Twitter à propos de ça. Bon, j’envoie un SMS à ma famille, à mon frère en fait pour lui signaler que tout va bien. Je suis heureuse qu’il fasse ses études en Erasmus, le Mexique est très, très, loin d’ici.      

L’ambiance au Fontainebleau est étrange, on ressent une panique calme, un chaos organisé et timide. Les clients ont tous peur, parlent fort et s’agitent mais sans désordre ; le barman n’encaisse même plus les verres et distribue la boisson à mesure qu’il se l’enfile aussi, pendant que le gérant consigne méticuleusement qui boit quoi sur un petit calepin, conscient qu’il est impuissant à sauver ses réserves de spiritueux.      

« C’est quoi ce délire, pas des météorites ou de l’orage en tout cas ! » Camélie tremble un peu et commence à paniquer sévèrement. Je lui prends la main pour la rassurer, ça me met mal à l’aise parce que je ne suis pas très tactile. Ouais, plutôt ironique vu mon job, hein, mais personne n’est pareil au travail que dans le privé.      

« C’est sûrement un orage, mais au-dessus des nuag... » Fini de rigoler.      

« Foutez le camp, s’il vous plaît. » Ce qu’ils font sans poser plus de questions. Ces gus n’ont pas la volonté de jouer les fiers dans ces circonstances, tant mieux. « Finis ton verre, on prendra ta voiture et on va partir prendre quelques jours en campagne. D’accord ? »      

« Oui, on va faire ça. Je blaire plus ce boui-boui de toute façon. » Cul-sec son martini, cul-sec mon verre et même celui que l’autre a oublié… Je vais conduire.      

Au moment où la dernière manche de mon manteau est enfilée, nous voyons des choses… absurdes à l’extérieur, des choses terribles. Des êtres inhumains se baladent tranquillement dans les rues, des créatures anthropomorphes mais extrêmement filiformes. Gigantesques, de près de trois mètres de haut, avec une peau pourpre uniforme. Ils n’ont pas de visage, ce sont simplement des trucs immenses et violacés qui se promènent.        

Nous sommes restées sans voix pendant un bon moment, un état de stupeur paralyse également  l’assemblée. Au bout d’un certain temps, un homme plus courageux et surtout plus ivre, sort et va à la rencontre d’une de ces abominations. Il se fait superbement ignorer, ce qui nous rassure, jusqu’à ce qu’il tente un contact physique. Le cauchemar le saisit d’un geste fulgurant, l’attrapant par le crâne à l’aide de deux doigts immenses en forme d’aiguilles et l’apporte en direction de sa propre tête. Une ouverture se déchire au milieu de la forme lisse, découvrant un abîme infini dans lequel est jeté le malheureux sous ses cris horrifiés.        

La catatonie gagne une fois de plus le Fontainebleau et puis la folie fait place au silence. Tous les clients hurlent les uns sur les autres dans le but de déterminer la marche à suivre. Certains veulent sortir, arguant que l’on peut esquiver les monstres, à contrario de la majorité préférant rester afin d’attendre l’intervention de l’armée ou de la police.      

« Julia, je crois qu’il vaut mieux qu’on se tire. Si ces trucs attaquent le bar, on est fichues. » Camélie parvient à reprendre ses esprits, c’est très rassurant. Par contre, c’est à mon tour de jouer les parkinsoniennes. Mes yeux rougissants parlent pour moi, alors elle s’assoit à mes côtés sur la banquette et me prend dans ses bras.      

Pendant ce temps, le bar s’organise en assemblée sur le tas. Les gens déplacent les chaises devant une estrade et chacun défile afin de donner son point de vue devant les autres. Bon, ils se pouillent toujours autant, mais de manière organisée au moins. Nous restons à l’écart, je n’ai ni l’envie ni la force de m’improviser Trotski. De toute façon, je n’ai pas la moindre idée de ce que nous devrions faire. Je préfère regarder et tenter de me calmer, de garder la tête froide. Nous ne sommes pas les seules à rester sur le banc, quelques personnes observent de loin également, dont un groupe d’amis juste à côté de nous. L’un d’eux est particulièrement étrange, un grand blond le prend par les épaules et essaye de le ramener à la réalité. En effet, le pauvre semble dans le vague, jusqu’à ce qu’il ouvre la bouche.        

« Ils sont beaux, tu ne trouves pas ? » Bizarrement, je m’attendais à un ton mélancolique, mais celui-ci est violent. Presque colérique.      

« Qu’est-ce que tu racontes, Marc ?       

– Regarde, je suis petit et plein de bosses. Ma peau est plus tortueuse qu’un putain de terrain vague. » Marc vocifère tellement fort que les débats cessent.      

« Écoute, tout le monde sait que t’es moche, mais quand même moins que ces machins. » Son compagnon lui adresse un petit coup de coude complice, sans retour.      

« Non, ils sont magnifiques. » L’interlocuteur aux cheveux maïs se lève afin de dominer la conversation de son imposante stature. Mais avant qu’il ne prononce un mot, Marc se met aussi debout, il est bien plus grand que le premier, ce qui choque énormément ce dernier.      

« Quelle démarche, contemple leur démarche ! C’est extraordinaire ! » Pas de réponse, l’autre est encore abasourdi. Je suis le regard du blond qui fixe les vêtements de son ami, ses fripes sont trop petites au niveau de sa taille, mais pas pour ses épaules ou ses poignets.      

« Oui, vraiment extraordinaire, ouvre un peu ton esprit. » Là, c’est sa peau qui prend progressivement une nouvelle teinte, je me doute malheureusement du résultat final. Ensuite, le visage et les derniers traits humains de Marc disparaissent pour ne laisser place qu’à une de ces créatures. La population des lieux court dans tous les sens, allant le plus loin possible de l’envahisseur, contrairement à mon amie qui me sert plus fort. Par chance, le monstre ne semble pas s’intéresser à nous et traverse la porte en brisant les vitres de l’entrée.      

L’ambiance qui succède à la précédente est singulière. Un foutoir pas possible, certains restent paralysés sur place, d’autres se jettent sur la boisson et quelques-uns tentent de rassembler un maximum de monde pour fuir. Une fois la stupéfaction passée, un débat enflammé s’engage entre ceux qui veulent s’enfuir et ceux qui veulent se barricader. Ces derniers ne sont pas beaucoup, mais le leader, Thomas Lehalleur, parvient à un compromis. C’est un bon orateur ce gars, je pense qu’il est prof d’université car son langage est très soutenu, technique, et ses discours sont sans bégaiement et maîtrisés.      

Il préfère attendre que les secours arrivent et tenir le siège, mais il accepte quand même « l’envoi d’éclaireurs pour établir la sûreté de notre retraite ». Cela  convient au second camp qui voit là l’occasion de ne pas tous partir au casse-pipe sans une ou deux garanties. La nuit étant avancée et la plupart d’entre nous bourrés, tout le monde s’est mis d’accord pour dormir et vérifier ça le lendemain. Heureusement que le patron stocke des couchages en bonne quantité car sa sœur se marie dans quelques jours et utilise la réserve comme entrepôt. On s’est tous effondrés de sommeil, presque instantanément, j’espère que « tous » n’inclue par les guets…        

Camélie et moi nous réveillons au son des hurlements. L’équipe a été envoyée quelques minutes plus tôt et déjà, il y a bien plus de ces abominations que la veille. La rue est presque aussi pleine que lors d’un festival, cependant c’est loin d’être le pire. Aujourd’hui, les créatures ont changé de comportement. À peine les malheureux ont-il posé le pied sur le bitume qu’ils se sont fait dévorer comme l’individu d’hier. L’unanimité décide alors de rejoindre l’avis de Thomas, qui prend la parole sur l’estrade.        

« Mes amis, mes compagnons d’infortune (il occupe tout l’espace de la scénette afin de capter au mieux l’attention de l’auditoire), la situation a évolué. Les horreurs pourpres ont développé un instinct territorial. Il nous sera impossible de nous enfuir sans nous battre et ni le nombre ni la force ne sont de notre côté. Hélas, les perspectives de victoires sont bien maigres… Néanmoins, si nous nous barricadons et créons des armes de fortune, alors nous pourrons nous défendre beaucoup plus aisément ! Bien sûr, j’anticipe une éventuelle agression de la part de ces démons. Ce qui ne semble pas être dans leurs intentions actuellement… Nonobstant, pallions tout risque et faisons du Fontainebleau une forteresse ! »      

Il n’y a pas de clameur ou de joie particulière bien que la très large majorité s’exécute sans rechigner. Nous aussi, nous mettons la main à la pâte. Je ne crois pas une seconde à ce plan car si ces « horreurs pourpres » veulent entrer, je ne pense pas que les chaises, banquettes et tables érigées en barricades protégeront quoi que ce soit. Par contre, je préfère être discrète parce qu’une situation aussi merdique appelle souvent des boucs émissaires et les putes portent tellement bien les chapeaux…      

Tout en bossant, je chuchote à ma belle : « Je ne le sens pas ce type. Il a l’air presque heureux de la situation. » Elle hausse les épaules.      

« C’est un vieux con frustré qui a enfin un peu de pouvoir. Le mec a dû en rêver toute sa vie et voilà que ça arrive. Comprends-le, il profite. » La phrase se ponctue d’un petit clin d’œil complice. Je pouffe de rire en réponse.      

« Ouais, mais ce genre de petit chef me rassure pas. Faut qu'on trouve vite un moyen de se sortir de là ou ça va dégénérer.       

– T’as raison, mais on n'a pas le choix pour l’instant. On joue le jeu, on fait profil bas, et on attend le bon moment pour se casser. » Je te vois mal faire profil bas, les nombreuses fois où je suis venue te chercher au commissariat en sont témoins.      

« Pas le choix, comme tu dis. »      

Je me fatigue vite, à peine une heure après avoir commencé à bosser, j’ai la tête qui tourne. Mon corps est vidé de son énergie, impossible de rester debout. Je regarde ma partenaire et lui adresse ces mots : « Je vais bien, juste un peu plus touchée que je ne le pensais...       

– Hum, tu as eu tes résultats d’examens ? »      

Avant que je ne réponde, l’inspecteur des travaux finis Lehalleur me réprimande : « Mademoiselle, je suis pleinement conscient que notre situation est éprouvante, mais le relâchement est un luxe qui ne nous est pas permis. Il faut que vous restiez forte le temps d’achever nos défenses. »      

Ce ton paternaliste m’agace tellement, on dirait tous ces connards qui viennent t’expliquer comment tu aurais dû gérer ta vie « pour ne pas tomber dans ce genre d’extrémités ». Je prends quand même sur moi, pas question de me mettre à dos le seigneur d’un domaine où tous les sujets sont au bord de l’effondrement psychotique.      

« Si tu veux terminer ton mur en carton-pâte fissa, lâche-la et remets-toi au boulot. » Camélie n’est pas trop d’accord avec mon point de vue.      

« Vous allez vous calmez immédiatement, notre groupe ne survivra à des dissensions telles que... » Mais un des clients l’interpelle en lui demandant un coup de main pour soulever une énorme banquette. Je pense que c’est pour calmer le jeu, le garçon nous faisant un signe amical de la main.        
À part cet incident, la matinée s’est plutôt bien passée. Le travail occupant l’esprit, cela nous évite de penser au reste. On se permet même de l’humour en se balançant les meilleures répliques de Florence Foresti avec un autre fan sous le regard accusateur de Camélie. Cette femme est drôle malgré ce qu’en disent les gens. M’en fous, je ne vois pas ce que son Raymond Devos a de plus…      

Je participe à la construction des fortifications à mon rythme, avec des pauses régulières, Lehalleur ne me faisant pas la moindre remarque. Il me jette quelques regards noirs tout au plus, réaction que nous attire souvent Camel lorsqu'elle s'en mêle. Il ne veut pas que sa crédibilité en prenne encore un coup, je pense. Lors de mes arrêts, je remarque que je ne suis pas la seule à ne pas transporter le bric-à-brac. Deux personnes sont à la fenêtre et regardent les monstres, la mine contemplative. On dirait des épouses de marins scrutant l’océan, exactement comme le jeune métamorphe de la veille. Peu sont dupes de ce qui risque d’arriver, mais nous n’avons pas le courage d’aborder le problème et optons pour nous concentrer sur d’autres sujets tout aussi importants comme l’inventaire des réserves, de l’alcool, primordial ça, et rationner un peu le tout. Je m’y colle, suppléée de deux étudiants en mathématiques, un couple très mignon, par contre, je ne vois pas pourquoi la majorité s’est mise en tête de leur attribuer absolument ce rôle. On demande de compter les stocks, pas certaine que ce soit au programme de fac, mais bon…        

En début d’après-midi, nous terminons enfin le boulot. Même si j’aurais aimé continuer, car « l’assemblée » s’écharpe maintenant sur nos rêveurs… Tous sont d’accord pour s’en occuper au plus vite, mais pas sur le comment. Les avis se catégorisent en trois grands groupes : ceux qui veulent les mettre dehors, ceux qui veulent les enfermer dans la réserve et une petite minorité voulant les tuer, de gros tarés à mon avis. Je ne compte pas les proches des rêveurs, s’opposant à ce qu’on les maltraite, qui ont été discrédités parce que « pas objectifs ». Quelle connerie ! Eux sont plus objectifs et rationnels, peut-être ? Cette fois-ci, j’en ai marre, et c’est à mon tour de m’exprimer. D’un pas décidé, je saisis une chaise, grimpe dessus et déclame : « Euh, bonjour tout le monde. » Je viens de me rappeler que je suis extrêmement mal à l’aise devant un auditoire, ça me fait paniquer et transpirer à grosses gouttes. Et merde.      

« Je crois pas que ce soit une bonne chose de les mettre à l’écart comme ça. » Une énorme perle de sueur coule le long de ma colonne vertébrale, c’est désagréable et perturbant.      

« Surtout qu’on ne sait pas s’ils vont se transformer ou pas et on peut peut-être faire un truc pour l’éviter. » Mes joues sont rouges et en feu, paye ton oratrice.      

« Les tuer, ce ne serait pas bien. » Après un tel argument, c’est sûr qu’ils sont tous subjugués. J’ai honte et je me ridiculise…      

« Voilà merci. » Sans commentaire. Super le soutien Camel, c’est vraiment ADORABLE de te foutre de ma gueule. Alors, je fonce au comptoir prendre une bière. Tiens, le barman fait le service, un jeune venant d’avoir la vingtaine. Un grand brun, un peu maigrelet mais physique acceptable.      

« Je vous sers quoi, Jean Jaurès ? » Il se marre. Ce petit con se marre.      

« Moi je peux vous offrir une claque dans le nez, si ça vous dit. » J’ai de l’expérience, je suis presque une janissaire dans le domaine !      

« Ne vous vexez pas, s’il vous plaît. Ce que vous dites n’est pas faux, et je trouve bien de recentrer le débat sur le fait que les mecs aux fenêtres, bah, ce sont toujours des êtres humains. C’est simplement la forme qui a juste un tout petit peu péché dans votre discours.       

– Un tout petit peu ?       

– Juste un tout, tout, petit peu.       

– Une bière, donne-moi une bière. N’importe laquelle. » La honte va passer, quitte à user des grands moyens.       

« Une Maredsous pour la dame. » Bon choix, petit.      

« Salaud ton patron de ne même pas te filer un congé, vu les circonstances. » Je lui fais un léger sourire.      

« Ouais, et le pire c’est qu’il ne me compte même les heures sup… Non, en vrai, c’est moi qui veux faire le service. Ça me rassure, tu vois, comme si c’était encore la routine.       

– Je comprends le principe. »      

La meute enragée a finalement tranché, ils décident d’exclure les hères dehors. Une manière plus ou moins propre de s’en débarrasser, pas de sang sur les mains donc pas de culpabilité.      

« T’aurais quelque chose de plus fort ?       

– Je sors l’artillerie lourde, ma belle. » Une vieille bouteille ressemblant à de la contrebande ? Un frelon frelaté mijotant à l’intérieur ? Parfait.      

Camélie se joint à nous après quelques shots. J’ai les reins solides, mais elle tape dure, sa bibine ! J’ai l’impression que ma soirée se passe sous forme de flashs stroboscopiques de nous en train de danser sous les yeux réprobateurs de l’assistance, puis de nous avec une partie de ladite assistance se remuant sur l’estrade. Moi embrassant le maigrelet… Le reste, ce ne sont que des sensations agréables, sauf celle de la régurgitation, yerk.      

La douce chaleur du soleil vient me sortir de mon sommeil, et je m’étire, plutôt heureuse. Enfin, si l’on oublie que je suis bloquée dans un bar depuis deux jours et que je n’ai pas pris une seule foutue douche depuis tout ce temps ! Camel m’apporte presque immédiatement un café avec des petits gâteaux que je prends avec plaisir.      

« Merci, ma puce. Tu as vu… Euh ? Je ne lui ai même pas demandé son nom ! »      

Pas de réponse de sa part.      

« Enfin, ce n’est pas la première fois que je fais connaissance après. » Je ricane de ma réflexion, en plus j’exagère, les coups d’un soir me gonflent vi… Attends, elle vient de m’apporter un café et reste muette ?      

« Qu’est-ce qui se passe ? » Son doigt pointe mon barman immobile devant les carreaux. Il fixe l’extérieur.      

« Ma puce, j’ai besoin d’être un peu seule. Tu le prends pas mal hein ?       

– T’en fais pas, je ne voulais pas te voir de toute façon, » me dit-elle tout en m’embrassant le cuir chevelu. Personnellement, je vais m’effondrer dans la réserve. On va tous y passer, un par un, et puis on va déambuler dans les rues comme ces putains d’abominations dégénérées. Et on trouvera ça magnifique ! Je suis fatiguée, tellement fatiguée de cette merde…        

Souffle repris, torse bombé. Il faut rester forte. Forte pour supporter l’idée que quelques personnes seront encore jetées dehors, mon aficionado de la routine avec… Après, c’est peut-être mieux pour lui, plus d’angoisse ou de stress, seulement une errance sans but sur le béton glacial. C’est peut-être mieux que la dizaine de cons terrorisés restant dans ce foutu clapier. J’attends, il n’est pas question que je les regarde faire. C’est seulement lorsque j’estime la sale besogne effectuée que je finis par sortir.      

« Viens, je nous ai trouvé une place. Le bar est bondé ces derniers temps, pas moyen qu’on soit tranquilles ! » Tout con, mais ça me fait rire.      

« En plus c’est l’heure du jeu favori de notre communauté de piliers de comptoir, débattre ! » Un jeu ? Le terme est exactement à propos, les autres débattent sans fin sur tous les sujets. Bouffe, eau, place et plein d’autres choses. Des décisions sont systématiquement prises mais jamais appliquées, pour quoi faire ? Tout le monde sait que les concrétiser est inutile, on est cernés et personne ne viendra nous aider. Je crois qu’ils veulent juste s’occuper en jouant à être importants, à avoir un minimum de contrôle sur la situation.      

« Tu sais quoi ? Moi aussi, j’ai envie de m’amuser. Tu viens, Jul ? » Pas ce surnom, pitié.      

« Non, je préfère te regarder faire, t’es la meilleure pour ces trucs-là.       

– Tu ne seras pas déçue. Allez, pour la France ! » Finissant son café d’une traite, la petite troll fonce au milieu de la réunion.      

« Et si on se peignait tous en violet pour se camoufler ?       

– Écoutez mademoiselle, c’est une idée ridicule.       

– Et puis nous n’avons pas de peinture ! »      

La suite de la conversation et celles qui ont suivies sont beaucoup plus passionnantes, d’un coup. Enfin jusqu’à ce qu’un type, dont personne n’avait remarqué la « rêverie » à cause des discussions obnubilant la foule, ne disparaisse en se transformant à son tour et en provoquant un effroi collectif. Ce n’était plus arrivé si soudainement depuis le premier soir.        

Et comme lors de ce moment, « l’horreur pourpre » s’en va gentiment en défonçant sans problèmes nos barricades. Je crois que c’est cet élément qui traumatise le plus notre groupe, la disparition de la dernière illusion de sécurité que l’on avait.      

Une chape de plomb tombe sur la salle, pas un mot ne sort d’une trachée. Une dizaine de minutes passe et nous décidons comme un seul être de nous pinter la gueule. Bizarrement, aucun débat à ce sujet. La question de renforcer de nouveau l’entrée n’est même pas abordée, cela ne trompera plus grand monde désormais. Un calvaire et des efforts inutiles, finalement. Cependant, les horreurs ne cherchent toujours pas à pénétrer le refuge, donc il y a quand-même un point positif à tout cela.        

On s’est cuités jusqu’à assez tard dans la nuit et ces petits joueurs sont tous partis se coucher. Mes principes m’obligent à honorer mes origines nordiques et donc, va pour un petit dernier. Bon, d’accord, quelques petits derniers. Au cours de la nuit, je vois le défilé des insomniaques. Cinq personnes vont chacun à leur tour devant la baie vitrée et regardent. De nouveaux rêveurs. Je ne dis rien et les observe simplement tout en me resservant. Je ne crois pas qu’il reste grand-chose à faire et réveiller la populace servirait encore moins. Ils mutent, pas forcément par ordre d’arrivée néanmoins, telles des chenilles devenant papillons. Presque poétique comme situation. La manière de marcher de ces horreurs pourpres est gracile, adroite et tellement assurée… Elles savent qui elles sont et leur but est clair : exister. La détermination que ces anges, ou démons, personnifient est… époustouflante. La réalité et les lois de la physique édictent : « Non, ce n’est pas possible. Vous ne pouvez et ne serez pas », alors les horreurs pourpres répondent tout naturellement en déambulant : « Si, nous sommes. Nous ne pensons pas et nous existons. » Je… C’est tellement merveilleux lorsque l’on change de perspective. Je reste là sans bouger, buvant une gorgée de Kir parfois. La fatigue transpire par tous les pores de ma peau, mais je ne veux pas me coucher. Être tellement épuisé que l’on ne peut pas dormir, un paradoxe que l’on a tous vécu.        

« Julia, hey ho, Julia. Debout la marmotte. » J’ouvre un œil, puis le deuxième, et une bouille familière et sympathique se trouve devant moi.      

« Salut. » Je suis crevée de chez crevée. Il faut que je rentre chez moi, il y a tout ce dont j’ai besoin là-bas.      

« On en a perdu cinq hier soir, la moitié. Les autres veulent tenter une sortie, je pense que c’est jouable. Si on reste, on est mortes, alors autant tenter notre chance.       

– On part maintenant ? » Il va au moins me falloir un café.      

« Non, repose-toi un peu. On va partir en fin d’après-midi, le temps de tout organiser. Tu sais, la bouffe, le trajet, ou trouver une voiture. Ah, et comment éviter de se faire buter aussi. Bref, dors un peu.       

– Pas envie, je vais t’attendre là. » Mes pensées ont du mal à se structurer dans ma tête, comme la dernière fois, il y a quelques semaines. Tout tourne, alors je fixe un point et n’en démords pas. Point, tu es ma bouée dans ce monde qui refuse de rester sage.        

« Recule connard, elle ne se transforme pas ! » C’est la voix de Camel, mais je ne peux pas tourner la tête. Si je quitte le confort du point je vais m’écrouler.      

« Tu vois par toi-même. Sois pas conne et laisse-moi la foutre dehors. » C’est Thomas Lehalleur.      

« Qu’est-ce que t’en sais ? Elle est juste en état de choc avec une gueule de bois carabinée. » Désolée ma puce, mais ce n’est pas ça…      

« J’en sais toujours plus qu’une pute de bas étage.       

– Tu te prends pou... » Il la coupe, sans même le percevoir, je sais qu’il met sa grande taille en avant.      
« Tu crois qu’on n’est pas au courant de ce que vous êtes ? Je ne risquerai pas notre dernier espoir pour d’immondes catins syphilitiques.       

– Je te conseille de reculer ou je te saigne, je ne rigole pas. » J’entends un cran d’arrêt s’enclencher, elle ne sort jamais sans.      

« Comme tu veux, nous partons et je te déconseille fortement de nous suivre. Pauvre fille. » Je crois pas que c’était son intention, mon grand. Des bruits de pas partent en direction de la porte de service.      
Je sens un contact chaud et douloureux sur mes joues. Tu me gifles ? Ce n’est pas cool mais efficace, car je reviens un peu sur terre.        

« Hey, tu ne te transformes pas hein ?       

– Je crois pas, enfin je pense pas.       

– Tu les trouves comment ces machins dehors ?       

– Bah, je préfère le vert.       

– Qu’est-ce qui se passe alors, j’avais raison ?       

– Non, je… Tu n’avais pas raison.       

– Tes examens, tu les as passés ?       

– ...       

– Putain, fais pas la gamine. Pas aujourd’hui.       

– Oui, positif.       

– Mais pourquoi tu n’as rien dit ? Tu ne peux pas rester sans traitement, monstres ou pas, tu es fichue en restant dans ce putain de trou.       

– J’étais fichue avant de rentrer dans ce putain de trou. J’allais pas te forcer à me suivre pour que tu crèves en essayant de me donner un sursis.       

– Tu m’aurais forcée à que dalle.       

– Mais tu serais venue, non ?       

– ...       

– Au moins, j’aurai réussi un exam, ça me change de mes années fac !       

– Je me demande toujours comment tu as eu ton diplôme. T’as dû pratiquer à fond, ma vieille.       

– Je n’étais pas dans le business, à l’époque. Non, ce sera un secret que j’emporterai avec moi.       

– Tes yeux se ferment Julia, reste avec moi. D’accord ?       

– Désolée, mais je vais faire un long somme. Je t’aime, ma puce. »      

De l’eau salée coule sur mon visage, je ne pleure pas pourtant. Oh, je comprends, Camélie me sert contre elle.      

« Bonne nuit Jul. »

Texte de Wasite

4 commentaires:

  1. C'est une première partie ?! Parce que le texte est parfait, mais si on m'annonce que la fin ne se résume qu'a ça je fais un malheur !

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  2. Bah pour le coup, ça faisait longtemps que j'avais pas été tendue comme ça... Pas sûre que ce genre de texte plaise à tout le monde, mais mon dieu, que j'ai personnellement adoré. On reprend le concept du zombie, mais remanié de façon tellement poétique.

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  3. J'espere que ya une seconde partie... car la je la trouve incomplete, encore plus avec l'histoire des examens qui tombe de nulpart (malgres la ref au debut... ben justement ça mène nulpart)

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  4. Ca me fait penser à rhinocéros avec ceux attirés par les créatures, le fracas du début, la fascination pour la peau...

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