Vous connaissez cette sensation qui survient après avoir trop mangé ? Cette inconfortable pression dans votre gorge, comme si elle n’était plus qu’un tuyau prêt à éclater ? J’aurais aimé pouvoir la ressentir. Être gavé, rempli. Je n’ai jamais prononcé les mots « je ne peux pas manger une bouchée de plus » parce que j’ai toujours pu.
Morceau après morceau. Douze assiettes de pâtes et de saucisses dans un restaurant italien, je suis présent de l’ouverture à la fermeture des buffets durant mes jours de repos, et je finis toujours la nuit avec trois gros gâteaux spongieux de crème glacée. Peu importait combien je mangeais. Je remplissais ma bouche jusqu’à ce que mon estomac soit douloureux, mais il en voulait toujours plus.
À présent, je sais ce que vous pensez : comment puis-je rentrer dans une voiture ? Ou même, comment puis-je taper sur mon clavier avec des jambons en guise de mains ? Je suis maigre comme un fil de fer, un 54kg d’allure maladive. Une forte brise me tuerait, me plierait tel un roseau. C’est comme si mon ventre était une fournaise brûlant tout ce qu’il ingurgite avant d’en tirer une quelconque utilité.
Quand j’étais plus jeune – et encore sur l’assurance de mes parents – j’ai été testé pour tout ce qu’il est possible d’imaginer. Trois différents types de Ténias, des parasites aux noms imprononçables, et à chaque fois, je suis ressorti des tests blanc comme neige. Ils m’ont fait évaluer une douzaine de fois, admettre dans des cliniques, toutes dotées de leur propre spécialiste en troubles alimentaires, chacun pensant connaitre la cause de mon mal. Aucun n’y est parvenu, et finalement, ma mère et mon père ont abandonné. Cela m’a poussé à me trouver un emploi à temps partiel, histoire d’aider au budget dédié aux courses.
Ce job à temps partiel a évolué en un travail à plein temps, et cela dure depuis maintenant vingt ans. Je bosse dans une usine produisant des emballages à emporter pour les restaurants. Vous savez, les basiques en polystyrène blanc, ou ceux en plastique munis de couvercles bon marché. Je sais que cela peut sembler étrange, mais parfois, pendant que je les pressais à travers l’étau-limeur, je me sentais comme eux. Ces contenants vides, attendant d’être remplis, seulement pour être vidés à nouveau. Je m’identifie d’autant plus avec eux quand je rentre à la maison, à la sortie du travail. Il y en a tant qui m’y attendent.
Amonceler les boîtes de plats à emporter chinois, de pizzas, de frites et de hamburgers jusqu’à ce qu’ils s’empilent du sol au plafond. Les voir déborder de la table et en tas par terre. Je dois traverser une mer d’emballages simplement pour atteindre le sofa. Je vis dans une véritable décharge. Rejeté. Mes parents ne m’ont pas parlé depuis plusieurs années. Je ne pourrais même pas vous dire pourquoi, honnêtement.
Ma routine matinale n’a jamais changé. Me lever et faire frire une douzaine d’œufs, m’arrêter dans une boulangerie pour récupérer ma commande habituelle. Je leur fais penser que les six menus repas sont pour mes collègues et moi, mais ils ne tiennent même pas jusqu’au parking. Au déjeuner, je dévore deux sandwichs. C’est le pire moment de la journée, je n'ai pas une assez longue pause pour aller m’acheter quelque chose et revenir – bien que parfois, je supporte les conneries du chef de plateau et prends mon temps pour manger. Je rentre finalement chez moi pour un dîner qui dure toute la soirée. Parfois, il arrive même que je débute à dix-huit heures et ne termine pas avant minuit. La majorité de mon salaire part dans mon estomac.
C'était mon quotidien, jusqu'à ce que je rencontre Audry.
Elle était la nouvelle secrétaire en charge de l’exécution des commandes. Blonde avec des reflets auburns. L’œuvre d’une teinture, mais d’une de qualité. Elle avait la quarantaine, mais avec un physique qui rendrait la plupart des femmes jalouses. Aussi, elle sentait continuellement le désinfectant à la fraise pour les mains.
On a directement accroché. Deux jours après son arrivée, on s’envoyait déjà des SMS après le boulot. Blagues et memes avec des chats pour commencer, mais très vite, nous avons suivi par des déjeuners ensemble, enfin, nous avons eu quelques dîners. Je la quittais toujours souriant, mais affamé. Les yeux larmoyants à cause de la sensation de faim qui me tordait les tripes.
Audry était comme un rayon de soleil. Je n’ai jamais autant souri que lorsqu’elle me téléphonait à l’improviste pour discuter de sa journée. Nous n’avions pas souvent des jours de repos en même temps, alors elle venait me voir durant sa pause. Je m’asseyais et l’écoutais se plaindre du service des commandes qui avait encore foiré un dossier. Elle ronchonnait au sujet de tous ces cafards qui se défilaient de leurs attributions. C’est durant l’un de nos rares jours de repos en commun qu’elle m'a appelé, en sanglots.
Elle m’a expliqué que sa mère avait eu un accident vasculaire cérébral et qu’elle devait partir immédiatement. C’était un trajet de six heures. Je lui ai dit que je serais présent et l’y conduirais en voiture. Elle s’est tue. Vous avez déjà regardé un enregistrement de bombes qui explosent, comme celles filmées sur les sites dédiés aux essais nucléaires ? Vous vous rappelez, ce calme ambiant régnant avant l’explosion ? Voilà à quoi ressemblait son silence. J’ai patienté. Elle a repris son souffle, puis il y a eu le boom. Elle avait besoin de moi pour surveiller son bébé.
J’étais stupéfait. Nous sortions officiellement ensemble depuis plus de trois semaines désormais et c’était la première fois qu’elle mentionnait avoir un enfant. Elle s’est excusée et a divagué. La séparation avec son ex s’était mal déroulée. Elle souhaitait me l’avouer, mais n’avait pas trouvé de moment opportun. Je lui ai demandé comment elle avait réussi à venir à nos rendez-vous. Parfois, ils étaient impromptus, comme lorsqu'on se rendait à la pizzeria qu’elle adorait. Il s’avérait que sa baby-sitter habitait l’appartement voisin, mais cette semaine, elle était partie en voyage scolaire. Pourquoi ne pas emmener le bébé avec elle ? Ses parents n’étaient pas au courant. Tout d’abord, ils ne voulaient pas qu’elle se marie. Je sentais qu’il y avait davantage à discuter, mais je ne supportais pas d’entendre cette souffrance dans sa voix.
Je lui ai donc dit la vérité : ça ne me dérangeait pas. Je me fichais qu’elle ait un enfant. Je serais chez elle dès que possible. Elle m’a dit qu’elle m’aimait et à ce moment précis, peu m’importait qu’elle puisse avoir une dizaine d’enfants. Son petit appartement se situait au dernier étage d’un immeuble en brownstone sans ascenseur. J’étais un peu essoufflé et en passant la porte, mon estomac a émis un petit gargouillement. À l’intérieur, Audry était comparable à un ouragan d’émotions, s'agitant dans tous les sens.
« Je serai de retour aussitôt que je saurai qu’elle va bien. »
Elle m’a montré le salon et sa chambre à coucher.
« Il fait la sieste. C’est un ange, vraiment. »
Je lui ai demandé son âge.
« Il aura un an le mois prochain. »
Elle a planté son regard dans le mien.
« Ça va ? Je suis désolée de ne pas t’avoir prévenu mais… » Elle a laissé sa phrase en suspens.
« Ça va aller. Je t’aime. Rejoins ta maman, je vais veiller sur… quel est son nom ? »
J’ai réalisé que je n’avais pas encore demandé.
« Tommy. Il vient juste de s’endormir, il se réveillera dans une heure ou deux. Les biberons sont dans le frigidaire. »
Elle m’a enlacé avant de me donner un baiser précipité et de se diriger vers la sortie.
« J’ai oublié de faire les courses, mais prépare-toi ce que tu veux. »
Elle a disparu derrière la porte. La serrure a émis un cliquetis, et aussitôt, je me suis rué vers ses placards. Ce tremblement dans mon estomac était maintenant comparable à un séisme. J’ai ouvert une boite de nouilles préchauffées et j’ai avalé des bouchées entières.
Il n’y avait clairement pas grand-chose. Quelques ramens et un bocal de sauce (en plus de la boite de nouilles). En fouillant dans son frigo, j’ai déniché une motte de beurre et trois microcarottes flétries à côté d’une salade de printemps douteuse. C’était déjà autre chose que les six bouteilles de lait sur l’étagère du haut. J’étais parti pour six longues heures.
Je tiens à signaler que j’ai tenu le coup pendant un moment avant de boire la sauce, froide, pour chasser la texture visqueuse des légumes. Ça faisait à peine une heure. J’ai fait bouillir les pâtes dans une soupe avec le beurre et les ai mangées la deuxième heure. C’est là que Tommy s’est réveillé.
C’était un beau petit gars, possédant les yeux bleus de sa mère. Il était probablement assez confus de me voir quand je l’ai sorti de son berceau. Nous avions quelque chose en commun cependant, lui aussi avait faim. J’ai chantonné en le berçant un peu de haut en bas, tout en préparant un biberon de lait. Il s’est assis face à la télévision et a sifflé la moitié en un temps record. J’espérais trouver une émission amusante et colorée pour lui pendant son repas, et je me suis arrêté sur un dessin animé. Tommy semblait approuver et n'a pas pleuré par rapport à ce qu’auraient fait d’autres bébés. Un vrai petit ange, comme l’avait stipulé Audry. Nous nous sommes posés là, lui à mes côtés sur le petit coussin que je lui avais installé. Il a souri quand j’ai chatouillé ses pieds. Ce n’était pas si mal. Peu après, j’ai éteint cette stupide émission et ai fini par m’endormir.
Je me suis réveillé en constatant deux choses : Tommy pleurait à chaudes larmes et tout mon corps me faisait souffrir. Le feu dans mon estomac s’était propagé dans tous mes membres. Mes dents me faisaient mal et je me sentais plus mince. J’insiste, amaigri. Mes mains paraissaient squelettiques et je savais qu’en relevant ma chemise, je pourrais compter mes côtes. L’appartement était envahi d’ombres à cause du soleil couchant. J’étais inconscient depuis des heures. J’ai essayé de bercer le petit bonhomme pour le calmer, mais ai ressenti une vague de vertige, comme si j’étais coincé dans un grand huit.
J’ai vérifié mon téléphone. Audry m’avait envoyé un SMS disant qu’elle arrivait et que sa mère avait été admise en soins intensifs. Je lui ai fait parvenir tout mon amour et l’ai informée que Tommy et moi allions bien. Mes doigts tremblaient alors que je les pressais contre l’écran.
Je me suis efforcé de quitter le canapé. J’ai ouvert le frigo et ai vidé une des bouteilles. Puis une autre et encore une autre. C’était insuffisant. Même loin de pouvoir me combler. J’ai senti mes organes remuer, en plus d’une souffrance similaire à celle d’un couteau brûlant plongeant dans ma poitrine. Des étoiles ont explosé derrière mes yeux tandis qu'une pensée traversait mon esprit. C’était ça, je mourais. En fait, je mourais de faim. Je ne sais pas d’où m'est venue cette énergie, mais je suis retourné dans la cuisine afin de dénicher le pot de lait maternisé.
J’ai arraché le couvercle pour enfouir mon visage dans le nuage de lait en poudre. J’ai bavé en m’étouffant, toussant autant de fois que je réussissais à en faire descendre dans ma gorge. Tommy pleurait toujours. J’ai rampé vers le canapé pour tenter de le calmer, mais peine perdue. Plus je m’approchais, plus son odeur me faisait saliver. Une peau rose et douce, nourrie au lait, sucrée. De grosses gouttes de salive coulaient le long de mes lèvres, se mêlant avec la poudre pour former une pâte collante. J’ai enroulé mes mains osseuses autour de son corps minuscule. Pour le porter, le calmer… juste le calmer.
Audry est rentrée vers midi le lendemain. Elle avait l’air hagard mais a ouvert la porte en souriant, un carton de pizza entre les mains. Sa mère était sortie d’affaire. Elles avaient même réussi à avoir une conversation avant son départ. Elle m’a demandé comment allait Tommy et pourquoi des taches blanches badigeonnaient ma chemise. J’ai ri en lui expliquant que le petit avait eu faim, que je lui avais préparé sa mixture, et qu’il s’était endormi juste après le déjeuner.
« En parlant de déjeuner... »
Elle m’a tendu la pizza en relevant le couvercle. Une royale, ma favorite.
« Affamé ? »
J’ai senti mes lèvres se soulever en un sourire.
« Non » lui ai-je répondu.
« Je suis enfin repu. »
Morceau après morceau. Douze assiettes de pâtes et de saucisses dans un restaurant italien, je suis présent de l’ouverture à la fermeture des buffets durant mes jours de repos, et je finis toujours la nuit avec trois gros gâteaux spongieux de crème glacée. Peu importait combien je mangeais. Je remplissais ma bouche jusqu’à ce que mon estomac soit douloureux, mais il en voulait toujours plus.
À présent, je sais ce que vous pensez : comment puis-je rentrer dans une voiture ? Ou même, comment puis-je taper sur mon clavier avec des jambons en guise de mains ? Je suis maigre comme un fil de fer, un 54kg d’allure maladive. Une forte brise me tuerait, me plierait tel un roseau. C’est comme si mon ventre était une fournaise brûlant tout ce qu’il ingurgite avant d’en tirer une quelconque utilité.
Quand j’étais plus jeune – et encore sur l’assurance de mes parents – j’ai été testé pour tout ce qu’il est possible d’imaginer. Trois différents types de Ténias, des parasites aux noms imprononçables, et à chaque fois, je suis ressorti des tests blanc comme neige. Ils m’ont fait évaluer une douzaine de fois, admettre dans des cliniques, toutes dotées de leur propre spécialiste en troubles alimentaires, chacun pensant connaitre la cause de mon mal. Aucun n’y est parvenu, et finalement, ma mère et mon père ont abandonné. Cela m’a poussé à me trouver un emploi à temps partiel, histoire d’aider au budget dédié aux courses.
Ce job à temps partiel a évolué en un travail à plein temps, et cela dure depuis maintenant vingt ans. Je bosse dans une usine produisant des emballages à emporter pour les restaurants. Vous savez, les basiques en polystyrène blanc, ou ceux en plastique munis de couvercles bon marché. Je sais que cela peut sembler étrange, mais parfois, pendant que je les pressais à travers l’étau-limeur, je me sentais comme eux. Ces contenants vides, attendant d’être remplis, seulement pour être vidés à nouveau. Je m’identifie d’autant plus avec eux quand je rentre à la maison, à la sortie du travail. Il y en a tant qui m’y attendent.
Amonceler les boîtes de plats à emporter chinois, de pizzas, de frites et de hamburgers jusqu’à ce qu’ils s’empilent du sol au plafond. Les voir déborder de la table et en tas par terre. Je dois traverser une mer d’emballages simplement pour atteindre le sofa. Je vis dans une véritable décharge. Rejeté. Mes parents ne m’ont pas parlé depuis plusieurs années. Je ne pourrais même pas vous dire pourquoi, honnêtement.
Ma routine matinale n’a jamais changé. Me lever et faire frire une douzaine d’œufs, m’arrêter dans une boulangerie pour récupérer ma commande habituelle. Je leur fais penser que les six menus repas sont pour mes collègues et moi, mais ils ne tiennent même pas jusqu’au parking. Au déjeuner, je dévore deux sandwichs. C’est le pire moment de la journée, je n'ai pas une assez longue pause pour aller m’acheter quelque chose et revenir – bien que parfois, je supporte les conneries du chef de plateau et prends mon temps pour manger. Je rentre finalement chez moi pour un dîner qui dure toute la soirée. Parfois, il arrive même que je débute à dix-huit heures et ne termine pas avant minuit. La majorité de mon salaire part dans mon estomac.
C'était mon quotidien, jusqu'à ce que je rencontre Audry.
Elle était la nouvelle secrétaire en charge de l’exécution des commandes. Blonde avec des reflets auburns. L’œuvre d’une teinture, mais d’une de qualité. Elle avait la quarantaine, mais avec un physique qui rendrait la plupart des femmes jalouses. Aussi, elle sentait continuellement le désinfectant à la fraise pour les mains.
On a directement accroché. Deux jours après son arrivée, on s’envoyait déjà des SMS après le boulot. Blagues et memes avec des chats pour commencer, mais très vite, nous avons suivi par des déjeuners ensemble, enfin, nous avons eu quelques dîners. Je la quittais toujours souriant, mais affamé. Les yeux larmoyants à cause de la sensation de faim qui me tordait les tripes.
Audry était comme un rayon de soleil. Je n’ai jamais autant souri que lorsqu’elle me téléphonait à l’improviste pour discuter de sa journée. Nous n’avions pas souvent des jours de repos en même temps, alors elle venait me voir durant sa pause. Je m’asseyais et l’écoutais se plaindre du service des commandes qui avait encore foiré un dossier. Elle ronchonnait au sujet de tous ces cafards qui se défilaient de leurs attributions. C’est durant l’un de nos rares jours de repos en commun qu’elle m'a appelé, en sanglots.
Elle m’a expliqué que sa mère avait eu un accident vasculaire cérébral et qu’elle devait partir immédiatement. C’était un trajet de six heures. Je lui ai dit que je serais présent et l’y conduirais en voiture. Elle s’est tue. Vous avez déjà regardé un enregistrement de bombes qui explosent, comme celles filmées sur les sites dédiés aux essais nucléaires ? Vous vous rappelez, ce calme ambiant régnant avant l’explosion ? Voilà à quoi ressemblait son silence. J’ai patienté. Elle a repris son souffle, puis il y a eu le boom. Elle avait besoin de moi pour surveiller son bébé.
J’étais stupéfait. Nous sortions officiellement ensemble depuis plus de trois semaines désormais et c’était la première fois qu’elle mentionnait avoir un enfant. Elle s’est excusée et a divagué. La séparation avec son ex s’était mal déroulée. Elle souhaitait me l’avouer, mais n’avait pas trouvé de moment opportun. Je lui ai demandé comment elle avait réussi à venir à nos rendez-vous. Parfois, ils étaient impromptus, comme lorsqu'on se rendait à la pizzeria qu’elle adorait. Il s’avérait que sa baby-sitter habitait l’appartement voisin, mais cette semaine, elle était partie en voyage scolaire. Pourquoi ne pas emmener le bébé avec elle ? Ses parents n’étaient pas au courant. Tout d’abord, ils ne voulaient pas qu’elle se marie. Je sentais qu’il y avait davantage à discuter, mais je ne supportais pas d’entendre cette souffrance dans sa voix.
Je lui ai donc dit la vérité : ça ne me dérangeait pas. Je me fichais qu’elle ait un enfant. Je serais chez elle dès que possible. Elle m’a dit qu’elle m’aimait et à ce moment précis, peu m’importait qu’elle puisse avoir une dizaine d’enfants. Son petit appartement se situait au dernier étage d’un immeuble en brownstone sans ascenseur. J’étais un peu essoufflé et en passant la porte, mon estomac a émis un petit gargouillement. À l’intérieur, Audry était comparable à un ouragan d’émotions, s'agitant dans tous les sens.
« Je serai de retour aussitôt que je saurai qu’elle va bien. »
Elle m’a montré le salon et sa chambre à coucher.
« Il fait la sieste. C’est un ange, vraiment. »
Je lui ai demandé son âge.
« Il aura un an le mois prochain. »
Elle a planté son regard dans le mien.
« Ça va ? Je suis désolée de ne pas t’avoir prévenu mais… » Elle a laissé sa phrase en suspens.
« Ça va aller. Je t’aime. Rejoins ta maman, je vais veiller sur… quel est son nom ? »
J’ai réalisé que je n’avais pas encore demandé.
« Tommy. Il vient juste de s’endormir, il se réveillera dans une heure ou deux. Les biberons sont dans le frigidaire. »
Elle m’a enlacé avant de me donner un baiser précipité et de se diriger vers la sortie.
« J’ai oublié de faire les courses, mais prépare-toi ce que tu veux. »
Elle a disparu derrière la porte. La serrure a émis un cliquetis, et aussitôt, je me suis rué vers ses placards. Ce tremblement dans mon estomac était maintenant comparable à un séisme. J’ai ouvert une boite de nouilles préchauffées et j’ai avalé des bouchées entières.
Il n’y avait clairement pas grand-chose. Quelques ramens et un bocal de sauce (en plus de la boite de nouilles). En fouillant dans son frigo, j’ai déniché une motte de beurre et trois microcarottes flétries à côté d’une salade de printemps douteuse. C’était déjà autre chose que les six bouteilles de lait sur l’étagère du haut. J’étais parti pour six longues heures.
Je tiens à signaler que j’ai tenu le coup pendant un moment avant de boire la sauce, froide, pour chasser la texture visqueuse des légumes. Ça faisait à peine une heure. J’ai fait bouillir les pâtes dans une soupe avec le beurre et les ai mangées la deuxième heure. C’est là que Tommy s’est réveillé.
C’était un beau petit gars, possédant les yeux bleus de sa mère. Il était probablement assez confus de me voir quand je l’ai sorti de son berceau. Nous avions quelque chose en commun cependant, lui aussi avait faim. J’ai chantonné en le berçant un peu de haut en bas, tout en préparant un biberon de lait. Il s’est assis face à la télévision et a sifflé la moitié en un temps record. J’espérais trouver une émission amusante et colorée pour lui pendant son repas, et je me suis arrêté sur un dessin animé. Tommy semblait approuver et n'a pas pleuré par rapport à ce qu’auraient fait d’autres bébés. Un vrai petit ange, comme l’avait stipulé Audry. Nous nous sommes posés là, lui à mes côtés sur le petit coussin que je lui avais installé. Il a souri quand j’ai chatouillé ses pieds. Ce n’était pas si mal. Peu après, j’ai éteint cette stupide émission et ai fini par m’endormir.
Je me suis réveillé en constatant deux choses : Tommy pleurait à chaudes larmes et tout mon corps me faisait souffrir. Le feu dans mon estomac s’était propagé dans tous mes membres. Mes dents me faisaient mal et je me sentais plus mince. J’insiste, amaigri. Mes mains paraissaient squelettiques et je savais qu’en relevant ma chemise, je pourrais compter mes côtes. L’appartement était envahi d’ombres à cause du soleil couchant. J’étais inconscient depuis des heures. J’ai essayé de bercer le petit bonhomme pour le calmer, mais ai ressenti une vague de vertige, comme si j’étais coincé dans un grand huit.
J’ai vérifié mon téléphone. Audry m’avait envoyé un SMS disant qu’elle arrivait et que sa mère avait été admise en soins intensifs. Je lui ai fait parvenir tout mon amour et l’ai informée que Tommy et moi allions bien. Mes doigts tremblaient alors que je les pressais contre l’écran.
Je me suis efforcé de quitter le canapé. J’ai ouvert le frigo et ai vidé une des bouteilles. Puis une autre et encore une autre. C’était insuffisant. Même loin de pouvoir me combler. J’ai senti mes organes remuer, en plus d’une souffrance similaire à celle d’un couteau brûlant plongeant dans ma poitrine. Des étoiles ont explosé derrière mes yeux tandis qu'une pensée traversait mon esprit. C’était ça, je mourais. En fait, je mourais de faim. Je ne sais pas d’où m'est venue cette énergie, mais je suis retourné dans la cuisine afin de dénicher le pot de lait maternisé.
J’ai arraché le couvercle pour enfouir mon visage dans le nuage de lait en poudre. J’ai bavé en m’étouffant, toussant autant de fois que je réussissais à en faire descendre dans ma gorge. Tommy pleurait toujours. J’ai rampé vers le canapé pour tenter de le calmer, mais peine perdue. Plus je m’approchais, plus son odeur me faisait saliver. Une peau rose et douce, nourrie au lait, sucrée. De grosses gouttes de salive coulaient le long de mes lèvres, se mêlant avec la poudre pour former une pâte collante. J’ai enroulé mes mains osseuses autour de son corps minuscule. Pour le porter, le calmer… juste le calmer.
Audry est rentrée vers midi le lendemain. Elle avait l’air hagard mais a ouvert la porte en souriant, un carton de pizza entre les mains. Sa mère était sortie d’affaire. Elles avaient même réussi à avoir une conversation avant son départ. Elle m’a demandé comment allait Tommy et pourquoi des taches blanches badigeonnaient ma chemise. J’ai ri en lui expliquant que le petit avait eu faim, que je lui avais préparé sa mixture, et qu’il s’était endormi juste après le déjeuner.
« En parlant de déjeuner... »
Elle m’a tendu la pizza en relevant le couvercle. Une royale, ma favorite.
« Affamé ? »
J’ai senti mes lèvres se soulever en un sourire.
« Non » lui ai-je répondu.
« Je suis enfin repu. »
Traduction d'Undetermined.B
Sympa et agréable a lire ! Cependant des que ca parle du bébé on se doute un peu de la fin c'est dommage
RépondreSupprimerTrès sympa ! Et ça change des récits du même genre bourrés de clichés
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