L'addiction avait lentement emporté notre mère, l'avait bercée pour qu'elle s'endorme profondément enfoncée dans le matelas de son lit. Quand ses dents du fond étaient tombées, elle les avait laissées sur le côté de la baignoire. J'avais 7 ans, et je les ai gardées dans une boîte d'allumettes, ses pièces manquantes gardées en lieu sûr, pour qu'elles ne soit pas perdues à jamais. Pour que peut-être un jour, on puisse les recoller. Notre maison s'effondrait autour de nous, et on a fait de notre mieux pour s'élever seules. Les plafonds étaient endommagés par l'humidité, les marches du bas des escaliers avaient pourri, et en hiver les radiateurs saignaient de la rouille. Mais c'était toujours notre maison, et Annie en avait fait un foyer.
Ma sœur Annie m'avait maternée, avec des pansements de travers sur mes genoux blessés et des plats micro-ondables tièdes. Elle me racontait des histoires de fantômes et ça ne l'embêtait pas que je grimpe dans son lit après, trop effrayée pour dormir seule. Elle m'avait appris à danser, pieds nus sur le tapis du salon, la chaîne musicale de la télé à fond, remuant nos hanches avant qu'elles ne soient développées. Elle me laissait toujours prendre ma douche en premier pour que l'eau soit chaude, ne se plaignant jamais de devoir se laver à l'eau froide. Elle brossait mes cheveux tous les jours avant l'école, même quand je criais et la frappait parce qu'elle attrapait un nœud. Les cheveux d'Annie étaient sombres comme ceux de son père, quel qu'il soit. Mais moi, j'étais blonde. Annie voulait désespérément être blonde aussi, comme Marilyn Monroe. Comme maman. Je pense qu'elle se disait que ça les aurait rapprochées, que ça aurait moins rappelé son père à notre mère. Je donnerais tout pour sentir ses mains dans mes cheveux encore une fois, même si ça me faisait mal. Elle a déménagé à New York quand j'ai eu 18 ans et n'est jamais revenue. Je rêve encore d'elle parfois.
Le contact avec notre mère était quasiment impossible, et on avait appris dès le plus jeune âge qu'on serait souvent laissées pour compte. Ça n'a pas facilité les choses. Quand elle buvait un peu, elle était radieuse, nous réveillait à 3h du matin avec des pancakes couverts de sirop de cerise. Parfois, quand il faisait beau et qu'elle en avait assez de se saouler toute seule, elle appelait notre école et disait qu'on était malades, et on allait à la plage. Je me rappelle de quand j'avais 9 ans, sur la banquette arrière de la voiture, rentrant à la maison après une de nos journées d'océan, suçant le sel sur mes doigts. Ce jour-là, Annie s'était teint les cheveux en blond plus tôt dans la journée, sa meilleure amie Jane l'ayant aidée pendant qu'elle était penchée au-dessus de l'évier de la cuisine. Ainsi, assise à l'arrière de la voiture, contemplant leurs deux silhouettes de dos, je ne pouvais pas dire qui était la mère et qui était la fille, la radio à fond et les fenêtres baissées, laissant entrer le soleil.
Quand elle avait beaucoup bu, ma mère sortait toute la nuit, coiffée comme une reine de beauté, les yeux vitreux et cerclés de noir et de paillettes. Parfois, elle s'absentait un jour ou deux. Elle ne nous prévenait jamais, on se réveillait juste un matin dans une maison vide avec le frigo plein, un post-it collé sur la porte, agrémenté d'une trace de baiser au rouge à lèvres, nous disant qu'elle serait bientôt de retour. Parfois, elle ramenait des gars à la maison, recouvrant la table de canettes de bières et de cendriers, de la fumée jusqu'au plafond, maman perdue dans le brouillard. On dormait avec nos oreillers sur nos têtes, essayant de couvrir le bruit de la musique qu'ils laissaient à fond jusqu'au matin, et on se réveillait le lendemain pour trouver des étrangers attablés dans la cuisine, nous demandant où on gardait le café.
Quand maman ne buvait pas assez, elle s’effondrait. Elle ne faisait pas les courses, laissant le frigo tel un trou béant dans le mur. Elle fumait cigarette sur cigarette, laissant des traces de brûlure sur le papier peint des escaliers, comme si les murs étaient malades et tombaient en morceaux. Elle dormait à peine, errant avec des demies-lunes bleues sous les yeux, les articulations grippées. Elle criait pour tout et n'importe quoi. Je me rappelle une fois, j'avais renversé du jus de fruit sur le canapé. Elle m'a regardée de ses yeux morts et m'a traînée sur le tapis, puis a amené tous les coussins du canapé dans la cour derrière la maison et leur a mis le feu. Annie est allée regarder un moment par la fenêtre puis s'est assise près de moi par terre, le dos appuyé contre la carcasse du canapé, la tête posée dans le creux de ma clavicule.
Quand maman buvait trop, c'était le pire. Elle riait trop fort et trop longtemps à n'importe quoi, jusqu'à ce que sa bouche se mette à trembler et qu'elle commence à pleurer à la table du petit déjeuner, dans ses céréales. Annie se renfermait quand maman était comme ça, se réfugiant quelque part au plus profond d'elle-même, là où personne ne pouvait la blesser. Elle restait éveillée toute la nuit à regarder de vieux films en noir et blanc à la télé, murmurant les répliques qu'elle connaissait par cœur comme des prières. Quand j'avais 5 ans, je pleurais à chaque fois que je trouvais ma mère évanouie sur son lit, persuadée qu'elle ne se réveillerait plus. Annie essuyait mes larmes, me disant qu'elle dormait seulement, comme les princesses de mon livre d'histoires. On s'asseyait ensemble sur le lit de maman et on attendait qu'elle se réveille. Plus tard en grandissant, je suis devenue celle qui ramassait maman sur le sol de la salle de bains encore et encore, tandis qu'Annie la mettait au lit, écartant ses cheveux de son visage et essuyant le vomi de sa bouche, lui mettant des vêtements propres si elle s'était pissée dessus. A les regarder ainsi, il n'y avait plus de doute : Annie était la mère, maintenant.
C'était mercredi soir d'Octobre, et j'avais 13 ans. Annie en avait 16. Maman était absente depuis 2 jours. Elle nous avait appelées le matin d'une cabine téléphonique, sa voix brouillée sur la ligne, nous disant qu'elle passait un super moment avec tous ses nouveaux amis, et qu'elle espérait qu'on allait bien. Quand elle m'a demandée si je passais un joyeux anniversaire, je lui ai raccrochée au nez. Mon anniversaire était la veille. Annie m'avait offert un tas de cadeaux, des gloss à la fraise et du vernis à ongles brillant. Je n'ai pas demandé où elle avait trouvé l'argent pour tout ça. Je m'en foutais. On avait pris le bus jusqu'à la plage avec Jane, mangé le gâteau d'anniversaire qu'elle avait fait pour moi, du sable se collant dans le glaçage. Ça avait le goût du sucre et de la mer, et j'en avais savouré chaque bouchée, chaque grattement du sucre sur mes dents. On avait regardé le soleil se coucher, Annie prenait des photos de mauvaises qualités avec son Nokia pourri alors que je soufflais mes bougies, souhaitant en boucle que maman ne rentre pas à la maison, espérant qu'elle reste absente cette fois-ci.
Mais ce mercredi soir, Annie et moi avons eu un litige. La colère s'était installée entre nous, s'infiltrant à travers les lames du plancher. Ça a commencé quand elle est tombée en bas des escaliers. On a toutes les deux rigolé, Annie balançant sa tête en arrière, l'espace entre ses dents de devant capturant la lumière alors qu'elle tentait vainement de se redresser. Quand je me suis penchée pour l'aider à se lever, j'ai respiré son haleine chaude, brûlant les taches de rousseur sur mes joues. J'ai lâché son bras et elle est retombée, heurtant le sol en souriant, les cheveux en éventail autour de son visage. Son haleine était chargée de whisky. Je ne pouvais pas commencer à la ramasser elle aussi, et la regarder tomber encore et encore. Comme maman, je savais qu'elle ne se relèverait jamais, si je ne l'arrêtais pas.
Je l'ai regardée de toute ma hauteur, ses cheveux blonds lui tombant dans les yeux. Je ne voyais que notre mère. Puis j'ai couru, mes pieds frappant le sol du couloir comme des battements de cœur détachés. J'ai couru dans la cuisine et vidé toutes les bouteilles qu'on avait dans l'évier, repoussant Annie alors qu'elle bataillait pour m'arrêter, tentant désespérément d'attraper le flot d'alcool avec ses doigts pendant qu'il coulait. Elle a attrapé mes épaules, et a fait tomber la toute dernière bouteille, que je tenais entre mes mains. Celle-ci s'est explosée par terre entre nous deux, en une myriade de morceaux de verre brillants, comme si on avait ramené des étoiles et les avait brisées en fragments qu'on ne pourrait jamais recoller. Dehors, par la fenêtre ouverte, le ciel est devenu couleur or pâle, les nuage roses et crème barbouillant l'horizon. Puis j'ai pleuré, regardant Annie à genoux ramasser les morceaux. C'était Annie tout craché, toujours à essayer de réparer les choses même quand c'était trop tard.
Plus tard, l'odeur de la nourriture m'a attirée hors de ma chambre, mon estomac me trahissant dans ma cage thoracique. Annie faisait des pâtes, des vraies, pas au micro-ondes. Elle avait mis la table, Tammy Wynette chantait doucement depuis le lecteur CD. Annie bougeait lentement ses hanches pendant qu'elle remuait la sauce tomate, épaisse et chaude. Alors qu'on mangeait en silence, à chaque bouchée je lui pardonnais un peu plus. Maman ne cuisinait jamais le dîner, et ne se rappelait pas que mon plat préféré était les spaghettis à la tomate depuis que j'étais toute petite, ou ne restait pas sobre assez longtemps pour s'asseoir à table. Annie n'était pas maman.
On faisait la vaisselle, quand on l'a entendu pour la première fois. Un papillon de nuit grimpait le long de la vitre et j'ai entrouvert la fenêtre pour le laisser sortir dans la nuit. Un bruit faible nous est alors parvenu de la cour arrière. J'ai penché la tête pour écouter, car ça avait l'air lointain. Des pleurs. J'ai pensé que c'était Mika, le petit de 2 ans des voisins, qui faisait une colère assez forte pour qu'on l'entende, ou peut-être même Lucky Strike, le chat errant du bas de la rue, mendiant de la nourriture comme il le faisait parfois. J'ai toujours voulu le nourrir quand il venait et qu'il se frottait contre mes chevilles, mais Annie m'arrêtait toujours, me disant qu'une fois qu'on commençait à donner, ils n'arrêtaient jamais de prendre. Avec le recul, je ne pense pas qu'elle parlait vraiment du chat.
Annie a allumé les éclairages de Noël accrochés au-dessus du porche, et on s'est assises sur les chaises de plage en plastique, les yeux rivés vers le ciel. Quand on était petites, on s'asseyait dehors et Annie me donnait les noms des constellations, puis me racontait comment elles s'étaient retrouvées accrochées dans le ciel nocturne. J'ai dû attendre de grandir pour finalement réaliser qu'elle avait tout inventé petit à petit. C'était un jeu auquel on aimait toujours jouer alors, inventant des histoires ridicules à propos des formes qu'on trouvait.
"Ah, oui, celle-là c'est la Lumière de Coors. Elle s'est retrouvée là quand Dieu l'a jetée de sa décapotable et ne l'a jamais ramassée," dit-elle, acquiesçant sagement et cachant son sourire.
"Evidemment," ai-je dit, secouant la main et montrant le ciel au-delà des câbles électriques. "Juste à côté du Grand Cendrier, laissé là par les anges pendant une pause clope."
"Ouais, il paraît que si tu fais un vœu, il se réalise," a dit Annie en souriant.
Elle a arrêté de rire, baissant la voix, le visage tourné vers toutes ces étoiles mortes.
"Faisons un vœu Emmy. Faisons un vœu."
Et c'est ce qu'on a fait.
Mais le son des pleurs nous a interrompues. C'était plus près cette fois, et définitivement humain. On s'est regardées, confuses. Annie a haussé les épaules et j'ai plissé les yeux pour essayer d'y voir quelque chose dans le noir. On aurait dit un bébé, perdu, fatigué et seul.
"Ça doit être Mika ?" ai-je dit, me levant lentement. "Il a peut-être fait le tour ? Merde, tu veux bien appeler Connie et lui dire qu'on le ramène ?" Annie n'a pas répondu, et j'ai soupiré, levant les yeux au ciel. "Je suppose que je vais tout faire moi-même, du coup."
Je suis sortie de sous le porche, l'herbe était douce sous mes pieds. L'air sentait la pluie, frais, propre et enveloppant. Une promesse non tenue.
"Em." La voix d'Annie était tendue. Je me suis tournée vers elle, un sourire aux lèvres. Il s'est effacé de mon visage quand j'ai vu l'air sur le sien. "Em, rentre tout de suite." Elle fixait quelque chose dans le noir, devant moi, ouvrant la porte d'une main derrière elle, ses doigts peinant à trouver la poignée. Je me suis figée, pieds nus dans la boue. J'ai vu ce qu'elle regardait.
Dans les buissons près de la clôture du fond se trouvait une personne accroupie, les genoux repliés sous le menton et les bras enroulés autour des jambes. Sa bouche était grande ouverte, s'ouvrant et se fermant doucement alors qu'elle pleurait. Comme un enfant, perdu dans le noir. Pas vraiment comme un enfant, plutôt comme quelqu'un qui fait semblant d'en être un. Imitant le son, s'ouvrant et se fermant dans la pénombre. Soudainement, la silhouette s'est redressée, le visage toujours caché par la pénombre. Elle était grande et mince, trop mince pour être normale.
La panique m'a fait bouger, un vieil instinct animal datant de l'époque où on vivait encore dans les arbres me poussant à agir. J'étais plus rapide qu'Annie, la tirant à l'intérieur et claquant la porte derrière nous, l'entendant bondir sur ses charnières alors que je la verrouillais. On a observé la personne marcher lentement vers la maison par de longs pas décidés.
Annie m'a attrapé la main, me serrant fort, et m'a tournée vers elle, me tenant par les épaules.
"Ne te retourne pas Emmy. Ne te retourne pas." Instinctivement, j'ai commencé à regarder par-dessus mon épaule, vers la nuit. Annie m'a attrapé le visage, fort, et a secoué la tête. C'est là que j'ai compris qu'elle était vraiment sérieuse.
"Je vais..." sa voix s'est brisée, et elle s'est raclée la gorge, saisissant ma main assez fort pour me faire mal, ses ongles se plantant dans ma peau, s'accrochant. J'ai regardé nos doigts entremêlés, comme si nous partagions les mêmes os.
"Je vais appeler les flics et tout ira..." sa voix a chancelé, bégayante. Des larmes coulaient dans ses cils, gouttant comme un début de pluie. Annie ne pleurait jamais.
"Ton téléphone est sur le porche," a t-elle soupiré, tandis que de la bile me montait dans la gorge. Son téléphone à elle était à l'étage, en charge.
Un léger tapotement a alors rempli le silence. Annie s'est tournée vers la fenêtre, ses yeux s'écarquillant en grand.
C'était le bruit de quelqu'un qui tape sa tête contre la vitre, lentement, encore et encore. Ça a commencé à accélérer, plus vite et plus fort, la peau rencontrant le verre. Jusqu'à ce que ce soit assez fort pour faire trembler le chambranle. Les coups se sont arrêtés, et j'allais demander à Annie si je pouvais regarder, quand elle a crié, son hurlement suivi par le bruit du verre qui se casse et par un coup encore plus gros. Qui que fût la personne dans la cour, elle avait frappé sa tête assez fort pour casser la fenêtre.
On a couru à l'étage, montant les marches quatre à quatre, évitant par réflexes celles qui étaient pourries. J'ai alors tenté de me retourner, mais Annie m'a brusquement tourné le visage avant que j'eusse le temps de voir quoi que ce soit. Le bruit du verre brisé résonnait derrière nous alors qu'on arrivait dans la salle de bain et fermait la porte à clé. Un léger gémissement, comme un bébé qui réclame sa mère, a rempli le couloir, piégé entre les murs et les portes fermées.
Annie a bloqué la porte avec son dos, les pieds appuyés contre la baignoire, empoignant le couteau qu'elle avait attrapé dans la cuisine. J'en ai fait autant, épaule contre épaule avec ma sœur. Des pas lents ont commencé à monter les escaliers, tranquillement. Les pleurs étaient devenus narquois, presque des rires, des éclats de voix stridents. Puis un petit gloussement aigu s'est fait entendre, avant de s'arrêter brusquement, pour mieux reprendre de plus belle. La première porte de l'étage était celle de ma chambre et on a entendu le bruit de quelqu'un qui l'ouvre violemment. Ça nous cherchait.
"Bordel qu'est-ce qui se passe ?" ai-je demandé à Annie, ne prenant même pas la peine d'essuyer les larmes qui ne voulaient pas arrêter de couler sur mes joues. J'ai regardé ma sœur se relever et appuyer ses mains contre la porte alors qu'on entendait le bruit d'une deuxième porte ouverte à la volée. La chambre de maman. La prochaine pièce était la salle de bain. Annie m'a aidée à me relever et m'a tendu le couteau. J'ai secoué la tête et je l'ai repoussé vers elle, terrifiée par ce qu'il pourrait se passer si je devais l'utiliser. Annie m'a poussée et a appuyé le couteau dans mes mains, son pouce pressant suffisamment sur la lame pour le faire saigner. J'ai regardé le sang de ma sœur couler sur son poignet, comme un chemin rouge et sinueux, poussant toujours l'objet dans ma main malgré la douleur.
J'ai pris le couteau.
Quelque chose a alors cogné contre le mur qui séparait la chambre de maman et la salle de bain. Une plainte aiguë a suivi. J'ai retenu ma respiration, je pouvais sentir mon cœur battre frénétiquement dans ma poitrine.
"Je vais chercher le téléphone dans ma chambre." J'ai secoué violemment la tête, sur le point de la contredire. Annie a plaqué sa main sur ma bouche. Je pouvais sentir le goût de son sang sur sa main, salé et pourtant sucré. Comme le gâteau d'anniversaire au bord de l'océan. "Si. Je vais chercher le téléphone et je vais appeler la police. Tout ira bien." J'ai secoué la tête encore une fois. "C'est le seul moyen. Quand je sortirai, je veux que tu verrouilles la porte et que tu ne l'ouvres pour rien ni personne. Ni pour moi, ni pour... personne. Promets-le moi." J'ai secoué la tête et Annie a appuyé sa main contre ma bouche, écrasant mes dents contre mes lèvres au point que j'en ai eu les larmes aux yeux. "Si. Promets-moi Em."
Quelque chose est tombé dans la pièce à côté. Annie a écarté mes cheveux de mon visage, les plaçant doucement derrière mon oreille. Elle a formé silencieusement le mot "promis" alors qu'elle déverrouillait la porte le plus lentement possible, le verrou s'ouvrant tout doucement. J'ai regardé la courbe de son épaule disparaître dans la pénombre du couloir, comme la lune pendant une éclipse. Elle était partie. Pendant, un instant, j'ai été incapable de bouger ou même de respirer. Puis j'ai verrouillé à nouveau la porte au moment où quelque chose tapait contre celle-ci depuis l'extérieur. Un cri haut perché a suivi, la poignée tournant dans tous les sens, et assez fort pour en faire sortir une vis. Je l'ai regardée rouler vers moi sur le carrelage. Puis le silence.
Je me suis assise par terre, appuyant mon dos contre la porte, tenant le couteau en imaginant que c'était plutôt la main d'Annie. Toujours le silence. Rien d'autre que moi et mes poumons remplissant lentement la pièce de ma respiration.
"Em ?" Une voix est venue de l'autre côté de la porte. J'ai agrippé le couteau. "Chérie qu'est-ce qui se passe ?"
"Maman ?" ma voix s'est brisée. "Maman c'est toi ?" j'ai enroulé mes bras autour de moi-même, tremblante, essayant de garder mon calme.
"Ma puce, tout va bien, ouvre la porte. Tout va bien, laisse-moi rentrer." La poignée a encore tourné, plus doucement cette fois. Hésitante, j'ai tendu une main vers celle-ci.
"Laisse-moi juste entrer, tout va bien." Elle a frappé la porte d'un coup et j'ai retiré la main du verrou.
"Chérie, je suis désolée. Je suis désolée d'avoir raté ton anniversaire. Je suis désolée d'être une si mauvaise mère. S'il te plaît." sa voix s'est brisée et elle a commencé à pleurer, "Laisse-moi entrer mon bébé, je suis tellement désolée."
J'ai fermé les yeux. Elle avait l'air tellement triste et perdue. Je voulais juste qu'elle me prenne dans ses bras comme quand j'étais petite et que je tombais de la balançoire. Peut-être que cette fois, elle était sincère. Peut-être que tout irait bien. Ma main est retournée vers le verrou.
La voix de ma sœur m'est parvenue de l'autre côté de la porte, chaleureuse et douce. "Ouais, Emilie, laisse-nous entrer, tout va bien."
Mes doigts se sont à nouveau figés sur le verrou, et j'ai resserré ma prise sur le couteau. Annie ne m'appelait jamais par mon prénom entier. Un coup a retenti contre la porte, faisant cliqueter la poignée. "Emilie laisse-nous ENTRER !" La voix d'Annie est devenue basse et gutturale, suivie par le même petit rire strident que précédemment. Maman a ensuite parlé, suppliant et pleurant, sa voix devenant de plus en plus grave. "Laisse-nous entrer, laisse-nous entrer, laisse-nous entrer..."
Cette phrase se répétait encore et encore, ponctuée par des coups de poing sur la porte. J'ai pensé à des démons et à des monstres, toutes ces histoires pour enfants qu'on espère être fausses.
"C'est pas ma sœur et vous êtes pas ma mère !" ai-je crié à travers la porte, les mains sur ma tête. J'ai grimpé dans la baignoire et me suis roulée en boule, me berçant, le couteau serré contre moi. Je ne savais pas ce qui était de l'autre côté de la porte, mais je savais que ce n'était pas Annie. Ce n'était pas la voix qui criait quand je changeais de chaîne, celle qui me chantait Joyeux Anniversaire, celle qui me disait que j'étais intelligente même quand j'avais de mauvaises notes, celle qui me lisait des histoires de princesses qui ne se réveillent jamais. Ce n'était pas humain.
Des coups et des cris ont retenti au rez-de-chaussée, suivis par les pas de gens qui courent. Un hurlement bas et guttural a déchiré la maison, emplissant la pièce. J'avais l'impression de me noyer dans le bruit. C'est alors que la porte de la salle de bain a été défoncée. J'ai hurlé, me couvrant les yeux, attendant de mourir. Des bras m'ont trouvée et mon soulevée de la baignoire, me transportant hors de la pièce. J'ai regardé à l'extérieur de la pièce alors qu'on me faisait descendre les escaliers. Elle était couverte de traces de griffes, jusqu'au sol. Des coussins éventrés recouvraient le couloir, donnant l'impression qu'il avait neigé à l'intérieur de la maison. J'ai regardé les plumes dériver lentement pendant que des hommes en uniforme vérifiaient toutes les pièces qui donnaient l'impression d'avoir été saccagées par un animal sauvage.
Dehors, dans l'allée, il y avait des voitures de police et une ambulance. Et au milieu de tout ça, il y avait Annie. Baignée de lumières bleues et rouges, éclairée comme un ange de néons, le visage rayonnant. J'ai sauté des bras du policier et ai couru vers elle, la serrant contre moi, alors qu'elle me prenait dans ses bras sous ces constellations qu'on avait inventées ensembles. Des cris étouffés venaient de l'ambulance, qui balançait de temps à autres. Annie a doucement tourné ma tête de l'autre côté, souriant si tristement que j'en ai eu mal à la poitrine quand j'ai fini par comprendre.
Finalement, pas de démon. Pas d'animal sauvage ou d'homme malveillant essayant d'entrer chez nous. Juste maman, rendue folle par l'alcool, les drogues et tout le reste, arrivant à la fin d'une longue semaine de bringue. Quelque chose avait fini par craquer dans sa tête, et cette fois on n'aurait pas pu l'aider à remonter la pente, peu importe à quel point on aurait essayé. Parfois on tombe une dernière fois, et on ne se relève jamais.
Annie l'avait vue dans le jardin, du sang s'écoulant de sa bouche, des traces marquant ses avant-bras comme des routes hors pistes, désespérée de trouver une dernière dose, un dernier shoot. Elle avait fouillé la cuisine en quête de toutes les bouteilles que j'avais vidées, et quand elle avait réalisé qu'elles n'étaient plus là, elle s'était mise en chasse de la réserve qu'elle avait dans la salle de bains. Ce n'était pas moi qu'elle voulait, juste les drogues de l'autre côté de la porte. Elle était tellement défoncée qu'elle arrivait presque à imiter parfaitement la voix d'Annie.
Au final, les vrais monstres sont ceux qui vous dévorent vivant petit à petit. Ceux qui viennent dans une bouteille ou une seringue, ou qui se trouvent à la fin d'une longue liste de raisons pour lesquelles vous êtes incapable de sortir du lit le matin. Parfois, les monstres sont ceux qui vous élèvent ou vous aiment le plus. Mais il ne tient qu'à vous de les laisser entrer.
Traduction de DydyMcfly
Magnifique. Criant de vérité et totalement d'actualité. J'ai pris un grand plaisir à lire. Merci!
RépondreSupprimerJe lis quotidiennement les histoires de ce site et celui de creepypasta, c’est Mon premier message en 3-4 ans. Je voulais te dire que cette histoire est génial et on pourrait aisément en faire un très bon livre ou film bravo hésite pas à en écrire d’autre
RépondreSupprimerSplendide !
RépondreSupprimerExcellent, magnifique! Je ne sais pas quoi dire de plus
RépondreSupprimerVraiment excellente, une des meilleures nouvelles du site et ça fait plaisir.
RépondreSupprimerJ'ai adoré !
RépondreSupprimerWoaw...juste woaw. En lisant je m'attendais à tomber sur quelque chose de "classique" (oserais-je le dire? Mmmmoui.) avec un bon gros pavé d'exposition balançant une situation de base pour laquelle on est obligée d'éprouver de l'empathie pour le personnage principal (concept très utile pour s'identifier rapidement au héros d'un récit en passant) pour ensuite juste envoyer le paranormal. Là par contre, on a du très bon texte, plus ancré dans le réalisme et qui maintient une tension croissante sans tomber dans la surenchère de gore à outrance et surtout avec un style d'écriture très descriptif et un langage assez soutenu mais juste ce qu'il faut pour pas déconnecter du narrateur. Sans oublier la p'tite morale (si on peut dire...?) de fin qui passe crème. On a une histoire très touchante sans aucun mort mais qui fait tout autant si ce n'est plus d'effet, bien joué!
RépondreSupprimerC’était cramé que c’était la mère mais c’était génial quand meme
RépondreSupprimerMagnifique histoire qui arrive fort bien à jongler avec nos émotions.
RépondreSupprimerDeux choses, premièrement, et pas des moindres, depuis que je lis ce site, c'est le premier message positif de Rabadu que je vois ^^
RépondreSupprimerEnsuite merci
Merci pour cette histoire, on passe par toutes les émotions, j'en ai les larmes aux yeux. Sincèrement. Merci