13 novembre 1977
Je ne sais pas à qui je m'adresse en écrivant ceci, ni même si je m'adresse à quelqu'un. Ce que je sais en tout cas, c’est que j’ai besoin d’écrire, de mettre sur papier ce que je ressens et ce que je pense. Car aujourd’hui, c'est peut-être la dernière fois que ma main pourra tenir une plume, et la dernière fois que cette plume pourra inscrire quelque chose dans mon histoire.
Je m’appelle Michel Rougeais, je suis né le 2 août 1961 à Nantes.
Je n’ai pas grand-chose à raconter sur ma personnalité, je n’ai jamais été un être très intéressant. Je suis un grand mélomane, je connais tout un ensemble de chansons (enfin, surtout les chansons françaises), et j’ai une passion pour le jardinage : très tôt on m’a dit que j’avais la main verte. J’aime beaucoup la viande, surtout le porc, je pourrais manger du jambon pendant des heures. Et il y a un tas d’autres choses que j’aime, mais la liste est trop longue et je sens que le temps, lui, ne l’est pas assez.
Je ne peux pas dire que j’ai eu une enfance exceptionnelle. J’étais plutôt bon élève -même si je ne travaillais pas beaucoup-, assez joueur et j'avais quelques amis. La bonne époque, l’époque insouciante, celle des agréables souvenirs. On jouait encore au cerceau, à la marelle et à Chat. Je pense que le plus intéressant vient dans mon enfance tardive.
Ce devait être au mois d’avril 1971. Du haut de mes (presque) 10 ans, mes parents m’avaient laissé seul le temps de faire des courses au nouveau supermarché du coin. On avait construit un Mammouth près de la ville. Je me souviens de l’enseigne rouge et noire, et du slogan qui passait tout le temps à la télé.
Cette télé, je restais fixé dessus pendant des heures, si bien que mes parents se demandaient si je n’allais pas "m’abrutir", comme ils disaient. Je jouais avec les boutons sur le côté, et je regardais l’écran, assis, comme ébloui par ce miracle technologique. Ce jour-là passait l’Eurovision. Être seul à ce moment-là d’ailleurs, c’était bizarre, car mes parents n'avaient jusque-là pas raté le concours une seule fois.
Les premières chansons passèrent. L’une d’entre elles, je m’en souviens très bien, représentait Monaco. La chanteuse était blonde, petite, et portait des habits noirs. Le décor de la scène donnait une ambiance chaleureuse, avec en fond un motif étrange en cercles; sur la gauche, d’autres chanteurs, et en face, l’orchestre. Je trouvais l’air entraînant, je fredonnais et oscillais légèrement la tête tout en ne prêtant qu’une oreille aux paroles. J’aimais beaucoup le refrain, je me rappelle même du claquement que je faisais avec mes doigts. Les instruments me berçaient, la voix faisait de même, et le tout captait mon attention plus que n’importe lequel de mes cours à l’école primaire. Il me semble que les paroles ressemblaient à ceci :
« Un jour ou l'autre il faut partir
Pour se construire un avenir, un avenir
Et c'est l'inoubliable instant
Où l'on rend ses habits d'enfant, d'enfant »
Puis le son grésilla, et l’image disparut. Un mélange confus de noir et de blanc l’avait remplacé. Je me demandais si la télévision n’avait pas encore un problème. Après tout, bien qu'elle n'était vieille que d’un an, on avait déjà dû la réparer plusieurs fois. Soudain, une voix me fit sursauter. Grave, tordue, peu audible, et pourtant si forte: elle provenait d’un homme, dont j’avais du mal à distinguer le visage tant l’image était floue. Un homme adulte, à l'âge incertain, posté devant un fond gris. En le voyant, je fus surpris et surtout, j'eus peur. Car à travers l’écran, il ne parlait pas à tous les téléspectateurs, il me parlait, à moi. Comme s’il voyait ce petit garçon dans le salon, et qu’il s’adressait à lui. Et ce qu’il dit alors me marqua pour le reste des années qui suivirent.. Jusqu’à aujourd’hui. En fait, il a même été un tournant.
Malgré sa voix bien adulte, il prenait un ton enfantin, comme font les clowns. Ses mots, encore maintenant, je peux les retranscrire à la lettre.
« Bonjour toi ! Tu t’amuses bien avec l’Eurovision, hein ? Elle est bien la chanson ? En fait, je me suis perdu à travers mon voyage inter-télévisuel, je suis actuellement coincé dans une faille ! Si je reste là, je risque de mourir ! (Il ouvrit grand la bouche en collant les mains sur ses joues) Bon, il faut faire vite, alors je te laisse un petit secret, un pouvoir magique ! (Il avança sa tête, me fixant droit dans les yeux) Si tu dis « A toi, à jamais ! » devant quelque chose, tu l’aimeras, tu l’aimeras très fort, et tu pourras jouer et t’amuser avec ! Et ça, tu le perdras jamais ! Il faut le dire bien fort, sinon ça marche pas ! Compris ? Allez, je dois partir, au revoir ! » (ce dernier "au revoir" fut très long, et accompagné d'un grand geste de la main).
Et dès qu’il fut parti, le programme reprit et la chanson revint. C’était le grand final, me plongeant dans de formidables ~la la la~ alors que je ne comprenais pas ce qu’il se passait. Je restais là, abasourdi, à écouter les dernières notes de la chanson. Je ne sais plus si j’étais retenu par l’appréhension et la surprise, si c’était mon esprit d’enfant qui faisait effet, ou les deux. Il faut dire que mon imagination à l’époque était débordante. Je m’imaginais sur le bord du chemin de l’école, vivre des aventures avec les personnages de bandes dessinées, être moi-même dans des scénarios de films ou partir vers des mondes irréels et loufoques. Je flânais dans la cour de récré en pensant avoir des pouvoirs, faire tomber la pluie, invoquer des créatures, ou retrouver t par magie mes objets perdus.
Alors, dans une sorte d’état de choc mélangé à l’innocence et à l’incompréhension, je me mis à crier moi-même : « à toi, à jamais ! », en face de mon téléviseur, tandis que les applaudissements allaient laisser place à la prestation suivante.
Et depuis ce jour, j’éprouvais une fascination pour cette chanson, et la musique en général. Dès que j’étais seul je chantais, et le cas échéant, je fredonnais l’air de la mélodie. Je n’avais plus de voix que pour la variété, et l’on m’entendait plus fredonner les Poppys que réviser mes tables de multiplications. Les Rois mages sortaient et ressortaient de ma bouche comme si je n’avais plus que ça en tête, le "Mamy Blue" de Nicoletta me donnait mes moments de mélancolie, que Michel Sardou se tâchait de faire disparaître avec le rire de son sergent. C’était drôle parfois, quand je chantais "Pour un flirt" à mes parents sans savoir même ce que ça pouvait vouloir dire, et que ceux-ci me câlinaient en riant. Ou durant mes vacances en Bretagne, quand j’allais me dresser en haut des falaises et crier au vent :
« On a tous un banc, un arbre, une rue
Où l'on a bercé nos rêves
On a tous un banc, un arbre, une rue
Une enfance trop brève »
Les choses s’accélérèrent. Les grands hommes ont fait les grandes découvertes, moi enfant je faisais les miennes et mon petit esprit s’en croyait grand. Ainsi je criais ce fameux « à toi, à jamais ! » devant la cabane à outil, et alors je prenais ces derniers, je jouais avec.J'avais adoré faire mes premiers pas dans le jardinage. Mes parents devaient me trouver tellement mignon quand je plantais mes premières carottes, tomates et poireaux dans le jardin derrière le pavillon.Ainsi je répétais cette même phrase sur une tranche de jambon. Quelle ne fut pas la surprise de mes parents, quand ils découvrirent que je dévorais toutes les variantes possibles du porc, moi qui auparavant ne pouvais même pas avaler un lardon.
Et puis vint cette soirée, où je rentrai tard avec mon vélo, car la professeure m’avait retenu plus longtemps que d’habitude, me questionnant sur la baisse de mes résultats. Je passai par des coins sombres, mal éclairés, et peu sûrs pour un garçon de mon âge. Effectivement, il était si dangereux pour moi de m’aventurer là que je finis par tomber sur ce que je n’aurais jamais dû voir (enfin, c’est ce que disent les autres). Un pauvre homme, qui lâcha un cri que je n’avais jamais entendu, et par la suite se tint le ventre. En face, un autre homme venait d’y enfoncer quelque chose, et ça faisait couler du sang. Mon esprit encore jeune ne sut comment réagir, et la seule chose qu’il trouva à faire, à dire, ce fut de crier cette phrase qu’il avait tant de fois répétée et s’était installé comme un automatisme. L’homme prit la fuite, l’autre homme tomba au sol, et moi, j’allais faire la même chose qu’eux.
Le lendemain, fidèle à la règle, je me collais à mon meilleur ami, en jouant, en rigolant. Et, dans cette ambiance amicale et enfantine, je lui montrai une nouvelle chose que j’aimais faire, à laquelle je prenais beaucoup de plaisir. Mais cette fois-là, il ne me regardait pas comme à son habitude : son visage était fixe, ses yeux dans le vague, son regard comme perdu. Et il tomba au sol, alors que normalement il avait beaucoup d’équilibre. Je ne comprenais pas, je lui demandai ce qui ne lui plaisait pas. Au lieu de me répondre, il faisait des petits bruits à peine audibles, tandis que je le secouais, mécontent, lui disant qu’il n’était pas très drôle et que je voulais continuer à jouer.
Et les autres camarades me regardaient tous, les yeux grands ouverts, l’air ébahi, comme s’ils avaient peur. Je les regardais aussi, ne les comprenant pas. Je leur demandai ce qui n'allait pas : mais aucune réponse, juste les mêmes regards, les mêmes expressions. Fier de ce que j’avais fait, je leur faisais un grand sourire, et, avec mon couteau en main, je mimais le mouvement, en disant : « regardez, on fait comme ça ! ». Puis je touchais la plaie, et avec ma main recouverte de sang, je m’exclamais : « et après, ça fait ça ! ».
Je comprenais tout de même que quelque chose n’allait pas. Je pensais qu’il allait se relever, et qu’on allait continuer à jouer. Je voulais qu’il me fasse aussi le coup, et qu’ainsi de suite, on passe un bon moment. Mais il restait au sol, du rouge près de la bouche, les yeux vides.
Mes goûts ne plurent pas à tout le monde. Aujourd’hui encore, je ne comprends pas : durant toute ma vie, j’ai juste fait ce que j’aimais le plus. On m’a dit que j’étais fou, mais je ne suis pas d’accord, je pense au contraire que je suis un être sain. On nous l’apprend même à l’école, que plus on est heureux, mieux on est. Que c’est très bon d’exceller dans nos intérêts, qu’il faut faire ce qu’on aime. Or moi, je ne faisais que ça : je croquais la vie à pleines dents, comme on dit.
J’aime autant le timbre de la voix de Séverine que l’odeur de l’herbe fraîchement coupée, autant que la tendresse du jambon blanc et que la lame s’enfonçant parfaitement dans la peau.
J’aime la musique de mon enfance, sa mélodie, sa tonalité, la puissance de la voix et du rythme qui créent des frissons et émeuvent, qui font danser jambes et bras.
J’aime la culture des plantes, la pousse des légumes, des fruits et des fleurs, les milles et unes odeurs qui parcourent çà et là les gazons remplis de coccinelles et de vers de terre.
J’aime le goût de la viande, le croquant du rôti, la saveur intense du cru, séché et salé, la magnifique couleur et l'odeur de l’animal sorti du four, arrosé du jus de cuisson.
J’aime le bruit sec de la lame dans la chair, l’odeur métallique du sang, la voix rauque et étouffée qui suit, les tremblements du corps et l’enfoncement parfait et net de l’acier.
Durant toutes ces années, on a essayé de me convaincre que je suis malade dans ma tête ou je ne sais quoi. Vu que je n’ai jamais reconnu ce fait, et que mon intérêt à planter un couteau dans un corps se faisait tojours ressentir, on m’a gardé dans des murs pâles, fades, qui n’ont rien de la chaleur vive de ce que je connaissais avant.
Maintenant qu’en ce 13 novembre 1977, j’ai passé les 18 ans il y a juste quelques mois, il est probable que j’y passe. La « récidive », les « faits aggravés », le « reniement », apparemment n’ont pas arrangé mon cas. On a condamné à mort un type il y a deux mois environ, alors je ne vois pas ce qui me ferait échapper à la règle. Je crois que demain, ma tête passera sous la guillotine. C’est dommage de mourir aussi jeune. Mes parents semblent me renier en quelque sorte, et je suis seul avec deux ou trois connaissances dans un endroit détestable. Je ne sais pas quoi penser de ma vie, mais avoir posé tout cela sur le papier m’a permis de faire un constat.
Le constat que tout était mieux avant, que mon enfance était la plus belle période de ma vie, que maintenant, tout n’est que frustration, envie, colère et haine.
Comme je l’ai toujours dit, à toi enfance, à jamais je t’aimerai.
Texte de Coliop-Kolchovo.
L'histoire est sympa mais je ne saurais pas expliquer pourquoi elle ne m'a pas plu tant que ça. Je la trouve un peu trop plate je crois. Et il y a une erreur dans les dates, s'il est né en 61 il a 16 ans en 77 normalement. :)
RépondreSupprimerLe détail qui tue : le fameux gars passé à la guillotine "il y a deux mois" est visiblement le dernier condamné à mort français. Donc notre Michel a échappé à la sentence, donc la dernière phrase a plus de sens qu'il ne semble.
RépondreSupprimerd'accord, donc c'est le fait d'avoir prononcé la fameuse phrase qui l'as sauvé (ainsi que tous les meurtriers jusqu’à aujourd'hui ?)
SupprimerPas mal!
RépondreSupprimerJ'ai beaucoup apprécié la lecture, le ton donne l'envie de lire plus loin dès le troisième paragraphe.
La construction est également intéressante: En lisant les derniers bouts, j'ai eu le ressenti que le personnage était vraiment fou mais à la fois pas vraiment responsable de ce qu'il faisait. Sentiment qui se retrouve pourtant déjà dès le début de l'histoire et qui nous fait nous identifier au narrateur...d'une certaine manière.
Personnellement il me manque juste quelques éléments sur l'entité qui apparaît dans la télévision (pas grand-chose, juste un indice, une forme de motivation à faire ce qu'il fait ou juste une allusion au fait qu'il y aurait d'autres personnes touchées par exemple), mais ça reste bien évidemment très agréable à lire :)