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NOR 8 - Les autres passagers


Temps approximatif de lecture : 10 minutes

« Madame, Monsieur, bonjour ! Mon nom est Marie, votre cheffe de cabine. Le commandant de bord, Monsieur Coulon, et l'ensemble de l'équipage ont le plaisir de vous accueillir à bord de cet Airbus 330. Nous nous assurons de votre sécurité et de votre confort durant ce vol. Veuillez attacher et ajuster votre ceinture de sécurité. Nous vous souhaitons un très bon voyage. »



Ça y est, c’était l’heure. Aurélie trépignait d’impatience dans son siège à côté de ses amis Jean et Caroline, attendant de découvrir son premier vol en avion. Près de huit heures d’une expérience inconnue pour elle, qu’on lui avait à la fois vendue comme un véritable calvaire ou au contraire comme quelque chose dont on ne peut plus se passer une fois qu’on y avait goûté, elle démarrait fort. Il faut dire qu’il s’agissait d’une occasion unique : Caroline avait eu une chance inespérée en prenant un simple ticket à gratter et était passée d’étudiante fauchée à jeune femme ne sachant pas quoi faire de son argent. Non pas qu’elle eût gagné au Loto non plus, mais elle avait eu suffisamment pour mettre un peu de côté et proposer à ses deux meilleurs amis un voyage là où le vent les porterait. Comme dans les vieilles publicités, ils avaient fait tourner un globe terrestre, et le destin avait décidé de leur destination.

Et à partir de là, tout s’était enchaîné à une vitesse vertigineuse pour des jeunes gens qui avaient toujours eu l’habitude de compter chaque centime pour assurer leurs fins de mois et qui planifiaient leurs sorties avec trois mois d’avance pour ne pas se retrouver dans le rouge. Le point du monde sur lequel ils étaient tombés avait cet immense avantage d’être une destination qui ne nécessitait aucune démarche particulière d’un point de vue administratif dès le moment où l’on avait la nationalité française. La question s’était posée pour Jean, mais, fort heureusement, cet avantage s’étendait aussi aux étrangers qui possédaient des titres de séjour longue durée. Ils n’avaient finalement eu qu’à rechercher un billet d’avion en ligne, prendre la première compagnie aérienne qui leur tombait sous la main et choisir leurs places. Bien évidemment, ils n’avaient pas résisté à un petit plaisir et avaient réservé trois places en business class. Et quelques jours plus tard, le jour du départ était arrivé.

Ils étaient donc confortablement installés à leur place, avec un écran aux couleurs d’Air France encastré dans le siège de devant, Caroline au niveau du hublot pour pouvoir voir l’extérieur, Aurélie côté couloir et Jean à la place suivante, seul dans son duo de places. La business class était loin d’être remplie, et une seule autre personne, un homme en chemise blanche au visage rond et au crâne légèrement dégarni, probablement la trentaine, était sur la même rangée qu’eux. Il occupait le siège côté hublot de l’autre côté et paraissait quelque peu nerveux. Plus loin derrière, un couple de retraités parlait doucement en riant de temps à autres, un groupe de quarantenaires occupait toute la rangée du fond et bavardait allègrement, et une femme en tailleur au visage sévère occupait la place juste devant Jean. Lorsqu’Aurélie et ses amis étaient entrés et avaient pris place, elle leur avait lancé un regard à mi-chemin entre la circonspection et le dédain avant de se replonger dans la revue d’économie qu’elle avait à la main. Mais cela avait vite été oublié.

Bien vite vint le moment où l’avion s’engagea sur la piste de décollage et où la poussée de l’accélération arracha un petit « wouuuuh » à Aurélie, qui fit mentalement la comparaison avec sa dernière virée en montagnes russes. Jean restait relativement impassible, déjà bien habitué à ce genre de situations, et Caroline fixait le hublot. Bien qu’elle aussi attendît avec impatience le voyage et n’eût jamais pris l’avion, elle ne partageait pas l’enthousiasme de sa voisine : anxieuse de nature, elle n’avait jamais fait confiance à ce moyen de transport et n’avait pu s’empêcher de parler d’histoires de crash sur le chemin de l’aéroport Charles de Gaulle. Ses deux amis avaient fait en sorte de la rassurer autant que possible, à base de discours clichés sur le fait qu’il s’agissait du moyen de transport le plus sûr et que les statistiques d’accidents étaient très basses, puis ils avaient évacué le sujet en concluant que de toute façon, il était trop tard pour faire marche arrière.

Aurélie voyait bien qu’elle était en train de se ronger les ongles en essayant de rester silencieuse et de ne plus montrer son inquiétude, et elle était décidée à ne pas l’interrompre pour le moment. Après tout, ils avaient encore de longues heures de vol devant eux, et elle aurait tout le loisir de lui faire penser à autre chose lorsqu’ils seraient en l’air et qu’il leur serait possible de détacher leurs ceintures. La jeune femme se demandait si la vitesse de l’appareil se ressentait lorsque quelqu’un se déplaçait à son bord, et elle eût l’occasion de constater que ce n’était pas le cas dès la première heure de vol. En revenant à sa place, elle put constater que l’homme à la chemise blanche du bout de la rangée n’avait pas meilleure mine que Caroline.

« Pourquoi les gens prennent l’avion, s’ils détestent ça autant ? demanda-t-elle à Jean.

– Oh, tu sais, on en voit toujours aux aéroports, mais le prix des billets est tellement élevé et c’est tellement difficile de se faire rembourser qu’une fois qu’on a payé, c’est difficile de renoncer au voyage. Et puis, pense à ceux qui doivent faire des voyages d'affaires et à qui on ne pose pas la question…

– Ça devrait être interdit, ça, lâcha Caroline sans fixer le hublot du regard. En plus, c’est pas du tout écologique comme moyen de transport, on devrait préférer les trajets en bateau…

– Dixit celle qui nous a payé trois billets d’avion en business class sur un coup de tête, l’interrompit Aurélie en riant. Tiens, je crois que le repas arrive ! »

Effectivement, plusieurs hôtesses s’étaient réparti les rangées du compartiment. Cependant, elles ne poussaient pas les chariots contenant les plats réchauffés qu’ils avaient aperçu plus tôt et qui étaient réservés à la seconde classe. Aurélie n’en revenait pas : on était en train de lui tendre un menu, comme dans un hôtel de luxe, avec plusieurs plats à la carte et un petit choix de bouteilles de vin rouge et blanc. Et tout ça, à l’œil ! Certes, cela entrait dans le prix du billet, mais sur le moment, elle n’y pensa pas et ne put que s’extasier sous le regard amusé de la grande femme brune qui lui énonçait les différents plats à sa disposition. Cette fois, Caroline lâcha le hublot du regard pour s’intéresser à ce qui se passait, son estomac prenant visiblement le pas sur son anxiété.

Quelques minutes plus tard, ils étaient en train de trinquer à l’amitié et à la chance qui les avaient fait se retrouver à cet endroit, attablés comme des rois, bien loin de leurs tracas du quotidien. Aurélie et Caroline avaient pris un filet de tofu à la japonaise accompagné d’un écrasé de patates douces et un verre d’un blanc de Bourgogne dont elles avaient déjà oublié le nom, tandis que le choix de Jean s’était porté sur la salade de poulpe avec un simple verre d’eau. Les autres passagers étaient également en train de se restaurer, sauf l’homme à la chemise blanche qui avait décliné le repas et semblait occupé à prier. Celui-là, pensa Aurélie, n’avait de toute évidence vraiment pas choisi d’être là et vivait un véritable enfer. Elle regarda sa montre : encore un peu plus de sept heures. Ça allait certainement être très long pour lui. Alors qu’elle relevait le regard, il lui sembla apercevoir quelque chose par le hublot.

« Eh, c’est quoi, ça ? »

Caroline baissa son verre, reprenant un air soucieux et regardant brièvement au dehors.

« Arrête de me faire peur comme ça, c’est pas sympa, on est à peine partis.

– Non, je te jure, j’ai cru voir je ne sais pas trop quoi, c’était comme… »

La jeune femme s’interrompit, ne sachant en réalité pas trop ce qu’il lui semblait avoir aperçu.

« C’était un peu comme un ptérodactyle qui s’apprêtait à faucher l’avion, gloussa Jean.

– Arrêêêêêêteuh ! » protesta Caroline, piquée au vif.

Pendant qu’ils commençaient à se chamailler, faisant au passage lever les yeux au ciel la femme assise devant Jean, Aurélie jeta de nouveau un œil par le hublot, mais il n’y avait rien. Rien que l’étendue bleutée de l’océan Atlantique qui s’étirait à perte de vue. Elle ne l’avait pas réalisé jusqu’à présent, mais ils venaient de laisser le territoire de la France derrière eux et s’envolaient vers l’inconnu, au-dessus d’une vaste étendue d’eau où ne régnait que la vie maritime, loin de toute civilisation humaine, même si celle-ci était parvenue à porter atteinte à son environnement jusqu’ici. Une question idiote lui vint en tête : est-ce que leurs selles étaient simplement jetées hors de l’avion et allaient s’écraser sur la surface de l’eau, en-dessous d’eux ? Est-ce que si un bateau passait juste en-dessous d’eux à ce moment, il pourrait recevoir…

« Aurélie, dis-lui de me ficher la paix ! »

La jeune femme sortit de sa rêverie incongrue pour se retrouver de nouveau entre ses deux amis, qui continuaient leur dispute. En jetant un œil autour d’elle, elle s’aperçut que le couple de retraité les regardait d’un air amusé et que la femme à l’air sévère était partie s’installer sur le siège devant l’homme à la chemise blanche, lui-même en train de les regarder d’un air insondable. Elle eut un petit sourire en coin : même avec l’incroyable chance qu’ils avaient d’être là, ils n’étaient pas magiquement devenus des gens différents et les habitudes étaient revenues au galop. Ils devaient offrir un spectacle assez amusant pour les autres passagers qui avaient l’habitude. Elle calma doucement les chamailleries des deux autres, et le calme revint dans le compartiment. À quelques mètres d’eux, un soupir agacé leur parvint.

Les deux heures suivantes du vol se passèrent sans encombre. Jean se mit à lire un livre, tandis qu’Aurélie et Caroline fouillèrent le contenu des écrans à leur disposition. C’était loin d’être aussi riche en choix que Netflix, mais cela faisait l’affaire. À un moment, alors qu’elles étaient arrivées aux deux tiers d’un film qu’elles avaient choisi plus en pariant sur le titre que par un réel attrait et qu’elles avaient lancé en même temps, Caroline se mit à somnoler, bercée par les légères vibrations de l’appareil et probablement aidée par la digestion.

Elle fut réveillée un peu plus tard par sa comparse lorsque les rayons du soleil commencèrent à faiblir. Perchés au-dessus d’une mer de nuages qu’ils avaient atteinte voilà une bonne demi-heure, le spectacle n’en était que plus beau : la lumière tirant de plus en plus du jaune à l’orangé donnait des teintes dorées à la grande étendue cotonneuse qui, à mesure que les minutes avançaient, devenait de plus en plus rosée tandis qu’un tapis violet se répandait lentement là où les rayons ne portaient plus. Elles eurent tout le loisir de voir le grand disque jaune s’amenuiser pour finir par ne plus constituer qu’un mine éclat, avant d’être complètement englouti par l’horizon. Ses derniers rayons continuèrent encore quelque temps à colorer le ciel, avant qu’ils ne s’éteignent à leur tour.

Les lumières à l’intérieur de l’appareil furent allumées, et soudain, cet endroit exigu constitua leur seul monde dans l’océan d’obscurité au cœur duquel les passagers progressaient sans même s’en rendre compte. Alors que le monde s’étendait sous leurs yeux il y a encore quelques instants, c’était désormais comme s’il n’existait plus rien au dehors et que l’intégralité de leurs repères avait été aspirée par les ténèbres. La seule chose qui leur permettait de savoir que l’avion était toujours en train d’avaler les kilomètres était le bruit constant des moteurs, seul à percer le silence. Aurélie regarda par le hublot, essayant de distinguer quoi que ce fût. Seul le noir complet lui faisait face et la contemplait en retour, immobile et silencieux. Elle se prit à admirer leurs pilotes, qui parvenaient toujours à suivre leur itinéraire sans mal malgré une situation qui lui donnait la sensation d’être aveugle. À ce moment, la lumière indiquant aux passagers qu’ils devaient rattacher leur ceinture s’alluma.

« Nous entrons dans une zone de turbulences. Veuillez regagner vos places et attacher vos ceintures. »

Il ne fallut pas longtemps pour que la première secousse se fasse ressentir. Caroline, qui avait de nouveau entamé sa progression sur le chemin menant au pays des songes depuis quelques minutes, se réveilla en sursaut avec un petit cri paniqué.

« Qu’est-ce que c’est ?! On est en train de se crasher ?!

– T’inquiète pas, lui répondit placidement Jean. C’est des turbulences, ça arrive, c’est impressionnant la première fois mais c’est inoffensif…

– Inoffensif ? T’es sérieux ?! Tu sens pas comment on est secoués dans tous les sens comme des pruniers ? On va se crasher, on va mourir, on aurait jamais dû faire ce voyage, larmoya la jeune femme.

– Arrête un peu, tu psychotes. Y a plein de raisons pour lesquelles ça peut arriver, quand je rentre chez moi en Côte d’Ivoire ça arrive souvent, et tu vois bien, je suis pas mort.

– Mais c’est quoi qui fait ça ? demanda Aurélie d’une voix qui laissait percevoir un filet d’inquiétude.

– Oh, je suis pas spécialiste, je crois que c’est des trous d’air mais j’en sais pas plus…

– C’est un phénomène naturel causé par les courants d’air ascendants et descendants », intervint une voix chevrotante provenant de derrière eux.

La retraitée du couple assis non loin d’eux depuis le début du trajet écoutait leur conversation et les regardait avec un air bienveillant. Voyant qu’elle avait capté leur attention, elle poursuivit :

« Pardonnez mon intrusion dans votre conversation. Je m’appelle Géraldine, j’ai fait des recherches en météorologie au CNRS dans ma jeunesse et je connais bien le sujet. Quand un avion effectue son voyage entre deux destinations, il arrive qu’il rencontre les trous d’air que ce jeune homme vient de mentionner. Ils peuvent être causés par plusieurs facteurs, les montagnes dont le relief influe sur la trajectoire de l’air et favorise l’apparition de ce qu’on appelle des turbulences d’onde, ou encore les cumulonimbus qui sont ces très grands nuages qui apparaissent quand il y a de l’orage. Ils causent des flux d’air importants et doivent être contournés par les avions. Comme ils sont très reconnaissables, les pilotes peuvent facilement les éviter de jour, et pour la nuit, ils bénéficient d’applications météorologiques très fiables et des informations que transmettent les autres avions lorsqu’eux-mêmes découvrent un trou d’air sur leur trajectoire. Tout ceci est parfaitement normal, et certains courants sont même utilisés pour faire gagner de la vitesse aux appareils et réduire le temps de voyage et la dépense de carburant. »

Alors qu’elle terminait son exposé, les secousses dans la cabine commencèrent à se faire plus rares, puis cessèrent complètement. Le voyant indiquant au passager de boucler leurs ceintures s’éteignit, et l’un des hommes du groupe du fond se leva tranquillement pour se rendre aux sanitaires. Aurélie se réinstalla dans son siège, rassurée de voir que les autres passagers ne semblaient pas le moins du monde perturbés par l’incident qui venait de se produire. Caroline, en revanche, restait livide et ne prononçait pas un mot. Géraldine la fixa un instant avec un sourire chaleureux, puis appuya sur le bouton pour appeler une hôtesse.

« Vous désirez quelque chose, Madame ?

– Voudriez-vous bien avoir l’amabilité d’apporter un verre de jus de fruit à cette jeune fille ? Je crois qu’elle supporte mal les variations d’altitude. »

Les deux femmes s’échangèrent un sourire, et la boisson fut bien vite entre les mains de Caroline, qui se concentra instantanément sur son absorption. Bien qu’elle ne dît mot, son visage reprit doucement des couleurs et elle sembla se décrisper un peu, quoiqu’elle regardât régulièrement par le hublot malgré l’obscurité qui n’avait pas varié d’un pouce. Afin de détendre l’atmosphère, le vieux couple se rapprocha d’eux et engagea la conversation. L’homme s’appelait Hyppolite et avait également travaillé au CNRS, mais en sciences du langage. Cette spécialisation l’avait amené à conduire des recherches sur le terrain en différents points du globe, ce qui l’avait incidemment amené à nouer des liens avec certains sujets avec lesquels il avait travaillés, et qu’il avait conservés après son départ à la retraite. Géraldine et lui étaient justement partis rendre visite à une famille qu’il connaissait de longue date pour se reposer un peu du bruit et de la pollution de la métropole parisienne.

Au bout d’un moment, Aurélie s’aperçut que l’homme à la chemise blanche écoutait également depuis sa place éloignée. Le visage rond et légèrement transpirant de l’individu était tourné vers eux, et son regard insondable lui paraissait fixé sur elle. La jeune femme lui fit un sourire gêné, peu sûre de quel comportement adopter. Cela ne suscita aucune réaction et il resta parfaitement immobile, sans même sembler cligner des yeux. Ses yeux qui lui parurent presque globuleux, vides de toute vie, comme s’ils cachaient derrière eux un gigantesque néant qui n’attendait que d’aspirer toutes les âmes qui se trouvaient à bord.

Le malaise commença à monter au creux du ventre de l’étudiante. Il lui était parfaitement impossible de déceler le moindre signe permettant de savoir ce qui pouvait bien se passer dans l’esprit de ce personnage. Et l’obscurité dans laquelle évoluait l’avion n’avait évidemment pas faibli, rappelant à son esprit cette impression de ne plus exister que dans le petit espace du compartiment. À la fois à l’autre bout de ce monde exigu et effroyablement proche, il lui fit rapidement perdre toute la sérénité que Géraldine et Hyppolite étaient parvenus à rallumer.

À cet instant, elle se rendit compte du silence qui régnait autour d’elle. Alors que quelques instants plutôt, la conversation allait bon train et qu’une aura chaleureuse irradiait tout autour d’eux, ne restait désormais plus que la fraîcheur de l’air conditionné, qui lui parut en réalité glacial. Géraldine et Hyppolite avaient la bouche ouverte et un regard effaré. Dans cette configuration, leur visage semblait beaucoup plus accuser l’âge qu’ils avaient. Leurs yeux semblaient enfoncés dans leurs orbites, leurs pommettes saillaient, et l’on eût dit que leur peau était tendue sur leur crâne, comme s’ils étaient ces momies que l’on voyait dans les musées. Jean aussi s’était figé, et ses yeux grands ouverts semblaient prêts à quitter leur réceptacle pour tomber sur le sol. Aurélie finit enfin par s’apercevoir que leurs regards, tout comme celui de l’homme à la chemise blanche, étaient en fait tous braqués sur un même point, qui se trouvait juste derrière elle.

Sans qu’elle ne pût donner d’explication, elle resta d’abord elle aussi parfaitement immobile, craignant de voir ce qui avait aspiré la chaleur qui régnait auparavant dans l’appareil. Comme si le simple fait de ne pas voir ce qui se trouvait à quelques centimètres d’elle en effaçait la réalité. Peut-être que si elle restait comme ça suffisamment longtemps, le moment passerait et que le voyage se poursuivrait normalement ? Mais, inlassablement, son corps se mit lentement à se mouvoir de lui-même, comme s’il était attiré par l’objet de sa terreur inexplicable. Elle pivota au ralenti, voyant chaque centimètre de son environnement immédiat défiler devant ses yeux, d’abord le couloir, puis le rebord du fauteuil, les coins de l’écran, l’écran d’accueil du service de diffusion d’Air France, la limite entre les deux sièges. Sa vision périphérique lui révéla bien vite, trop vite, que Caroline était, elle aussi, tournée vers le même point qui absorbait le regard de tous les passagers. Tournée vers le hublot.

Aurélie plongea une nouvelle fois son regard dans l’obscurité profonde, celle qui se trouvait au-delà du petit monde exigu de leur compartiment. Et cette fois-ci, le regard de l’obscurité plongea lui aussi en elle. Insondables, non pas comme le regard de l’homme à la chemise blanche qui, à présent, paraissait plutôt familier, mais faisant cette fois presque s’interrompre les battements du cœur de la jeune femme, deux grands yeux globuleux noirs comme la nuit l’observaient par le hublot. Ils semblaient disposés maladroitement sur un visage vaguement humain à la peau violacée et aux traits grotesques, qui arborait également un sourire dont on aurait dit qu’il avait maladroitement été dessiné par un enfant en maternelle.

Il était surmonté de ce qui semblait être un chapeau haut-de-forme. Non. À bien y regarder, la forme qu’elle voyait faisait également partie du visage et arborait la même teinte que le reste de la peau. On pouvait même, si l’on plissait les yeux, y distinguer de petites veines bleuâtres. La jonction entre le front et cette espèce de chapeau organique était bien visible du fait que la chose semblait s’appuyer contre la vitre, faisant se redresser le rebord, et c’était comme s’il n’y en avait en réalité aucune. Le léger écrasement du visage contre le hublot laissait entrevoir la texture élastique, voire caoutchouteuse et la peau de la chose, ainsi qu’une absence apparente de squelette interne. On aurait pu le comparer à un blobfish, ces poissons ridicules que l’on trouve dans les abysses et qui ont évolué de telle manière que leur corps puisse supporter la pression extraordinaire qui y règne. Sauf que cette chose était collée à leur avion, à plusieurs kilomètres d’altitude.

La créature restait parfaitement immobile et se contentait de continuer à les regarder tous en même temps grâce à ses gigantesques globes oculaires, sans jamais se départir de son sourire malsain qui était peut-être tout simplement la forme naturelle de sa bouche. De longues minutes passèrent sans que quiconque ne fasse le moindre mouvement. Une odeur rance finit par monter, qui arracha Aurélie à sa contemplation horrifiée. À en juger par la tâche sur son pantalon, Hyppolite venait de s’uriner dessus. Probablement réveillé par l’humidité, il regarda vers le bas, pesta, puis, comme s’il se trouvait dans un rêve, alla chercher son bagage cabine qui se trouvait au-dessus de la place qu’il occupait lorsque l’avion avait décollé et s’éloigna, vraisemblablement parti pour les toilettes. Derrière le rideau qui séparait la business class de la seconde classe, des bruits d’agitation commencèrent à leur parvenir. Un enfant pleurait.

Une hôtesse écarta brusquement le rideau et passa en trombe, le visage d’une pâleur morbide, et se dirigea vers le cockpit. Derrière elle, Aurélie vit que les passagers de la seconde classe s’étaient agglutinés dans l’allée centrale en jetant des regards horrifiés à leurs hublots. En jetant de nouveau un œil dans la direction de l’homme à la chemise blanche, qui s’était levé et avait commencé à se diriger vers le centre du compartiment, elle comprit pourquoi : on aurait dit qu’il y avait une créature à chaque hublot. La forme de leur visage variait, et chacune était tournée dans une position différente, certaines les regardant même à l’envers, ajoutant encore au grotesque de leur apparence. C’était comme si l’avion était passé dans un nuage dans lequel des espèces d’amibes auraient flotté et que celles-ci s’étaient collées un peu partout. L’étudiante crut défaillir en pensant avec effroi qu’il devait aussi y avoir des créatures collées au-dessus et en-dessous de la carlingue, et surtout au niveau des portes de l’appareil. Elles restaient pour l’instant paresseusement accrochées à l’appareil, mais que se passerait-il si elles trouvaient un moyen d’entrer ?

Comme pour répondre à la question qui lui était venue à l’esprit, l’une des créatures dans son champ de vision sembla se mouvoir. Ou plutôt, un autre bout de la créature apparut, tandis que le visage restait immobile : on aurait dit une forme ratée de main, ridiculement petite et caoutchouteuse, qui lui fit coucou puis mima le geste pour toquer à une porte, avant d’à nouveau lui faire signe. Nul doute que si sa vessie avait été pleine, Aurélie aurait suivi le chemin d’Hyppolite. D’autant que le membre étrange cessa bientôt son manège et se plaqua contre le bord du hublot, se pressant de plus en plus au niveau de son rebord. Comme s’il essayait de se glisser par un interstice microscopique pour entrer.

« Mesdames et Messieurs, ici votre commandant de bord. Nous vous prions de bien vouloir tirer le volet occultant de votre hublot et de libérer un passage pour le personnel dans l’allée centrale. Nous essayons actuellement de prendre contact avec la tour de contrôle la plus proche et de faire la lumière sur la situation dans laquelle nous nous trouvons. Sachez que nous volons toujours à une vitesse et une altitude stable et que, pour l’instant, rien ne semble perturber notre trajectoire. Nous vous remercions pour votre compréhension. »

L’annonce, dans laquelle tout le monde avait perçu la tension du pilote, sembla malgré tout sortir les passagers de leur pétrification, et certains s’approchèrent prudemment des parois de l’appareil pour refermer les volets occultants. Des conversations inquiètes s’élevèrent un peu partout. De leur côté, Hyppolite revint, étant visiblement parvenu à se changer, et entreprit de cacher tous les hublots de leur côté du compartiment d’une façon quelque peu abrupte. Cela acheva de réveiller tout le groupe, qui alla naturellement investir les sièges centraux, à l’instar de l’ensemble des autres passagers de la classe business. Alors que chacun avait sa propre attitude il y avait encore moins d’une heure, la même angoisse se lisait désormais sur tous les visages.

« Qu’est-ce que c’est que ces… choses ? demanda la femme qui avait totalement perdu son air sévère.

– Qu’est-ce que j’en sais ? rétorqua l’un des hommes du fond. Ça vous arrive souvent de croiser autre chose que des piafs dans les airs ?

– Du calme, répondit un autre, pas la peine de s’énerver. Il y a sûrement une explication rationnelle. Peut-être un projet étudiant bizarre qui aurait été malencontreusement lâché dans les airs…

– Mais de quoi tu parles ? l’interrompit un troisième. Déjà, au nom de Dieu, qu’est-ce qui pourrait bien produire un résultat comme ça ?! Et puis nous sommes au-dessus de l’Atlantique, à plusieurs heures de la terre, ça n’a aucun sens.

– Je pense que nous ne trouverons pas d’explication pour l’instant, intervint Géraldine d’une petite voix qui parvint néanmoins à faire taire les autres. L’important, c’est que nous poursuivions notre route sans encombre, comme notre pilote nous l’a dit. Il va sûrement nous faire dévier vers l’aéroport le plus proche, c’est une situation trop inhabituelle pour prendre le risque de continuer à voler.

– Moui, vous avez sans doute raison… »

Tous se turent. Ils restèrent ainsi pendant quelques minutes, avant que Jean ne reprenne la parole d’un air inquiet :

« Vous entendez ça ? »

Chacun tendit l’oreille. Mais à l’exception des bruits de conversation qui provenaient de la deuxième classe, il n’y avait pas un bruit. Pas le moindre bruit…

« Attendez… Pourquoi on n’entend plus les moteurs ? » lâcha Caroline, mortifiée.

Mue par une force inexplicable, Aurélie quitta l’endroit où elle se trouvait pour débouler en trombe dans l’allée de la seconde classe. Elle marcha droit vers la rangée 30, poussa les gens qui s’y trouvaient malgré leur protestation, et ouvrit le volet occultant, et sentit son cœur tomber dans sa poitrine. Malgré l’obscurité qui rendait la scène bien difficile à discerner avec précision, elle parvenait à distinguer du mouvement au niveau des ailes. Beaucoup de mouvement. C’était comme une masse informe qui grouillait dans l’obscurité. Une explication incongrue et qui lui paraissait pourtant évidente lui vint à l’esprit : quoi qu’elles fussent, les choses s’étaient pressées jusque dans les réacteurs et les obstruaient complètement. Pourtant, par une opération qui échappait complètement à la rationalité, l’avion restait pour l’instant dans les airs. À cause de la nuit, il était cependant impossible de dire s’il continuait à avancer.

Aurélie eut un mouvement de recul lorsqu’un autre visage violacé vint brutalement se coller au hublot par lequel elle regardait. Celui-ci n’avait pas de chapeau, mais des genres de dreads constituées de peau. Mais ce qui la frappa tout particulièrement, c’est que cette créature-là n’arborait pas les mêmes yeux vitreux d’un noir profond que les autres. Au contraire, le haut de son visage était lisse et ne portait qu’un unique œil rouge sans paupière qui la fixait et allait fouiller au plus profond de son âme. Elle sentait que l’esprit caché derrière ce regard cauchemardesque était en train de triturer son esprit, comme si une main invisible était en train de fouiller sa cervelle en y enfonçant ses ongles. Le visage ne lui souriait pas du tout, mais arborait une parodie d’expression colérique, dont il était difficile de dire s’il s’agissait d’une expression figée ou si cela reflétait l’attitude de la créature. L’étudiante opta cependant pour la deuxième option : cette chose-ci semblait essayer de frapper le hublot et de s’y presser beaucoup plus intensément que la créature au chapeau.

Elle poursuivit son manège pendant quelques instants, puis s’immobilisa et se contenta de nouveau de fixer l’intérieur de l’appareil. Puis, sans explication, sa bouche se tordit et forma une espèce de sourire, et le regard de l’œil rouge sembla un instant rempli d’une joie irradiante et exhalant une malice infinie. Puis la créature disparut dans l’obscurité aussi vite qu’elle était arrivée. Des exclamations provinrent de ceux qui observaient la scène, et l’une des personnes les plus proches du hublot remit le volet occultant en place, avant de repousser violemment la jeune femme en tempêtant :

« Qu’est-ce qui vous a pris de faire ça ? Qui sait ce que ces choses sorties des Enfers vont faire à cause de vous, maintenant ?! »

Une clameur approbatrice se répandit tout autour d’elle, et elle vit des dizaines de regards haineux braqués sur elle. Pendant un instant, ils lui parurent chargés de la même obscurité et susciter le même malaise que les choses dehors. Mais non, il s’agissait ici bien d’humains, de simples humains en colère mais surtout terrifiés et incapables de comprendre ce qui leur arrivait. Alors leurs esprits faisaient quelque chose de parfaitement naturel : ils recherchaient une explication rationnelle… et des coupables. Aurélie recula doucement en direction des toilettes, qui se trouvaient à quelques pas à peine derrière elle. Lorsqu’elle les atteignit, son oreille perçut un son qui la fit se figer : à sa gauche, une série de bruits à mi-chemin entre les craquements et le déversement d’une matière visqueuse et gluante. Elle tourna brusquement la tête et vit une matière violacée qui était en train de se frayer un chemin, Dieu seul savait comment, par le mince interstice de l’issue de secours. Elle recula dans l’allée centrale avec un cri.

Sa réaction fit basculer le regard des autres passagers vers la chose qui était en train de se reformer sans avoir perdu son expression faciale grotesquement joviale, et déclencha un mouvement de panique. Tous se bousculèrent sans ménagement pour s’éloigner le plus possible, qui vers l’avant, qui vers l’arrière. Les gens se repoussaient, hurlaient, se tiraient les cheveux, se donnaient des coups de coude. Deux hôtesses, qui avaient été attirées par la cohue, observaient, médusées, ce qui était en train de se produire depuis le milieu de l’appareil, semblant ne pas avoir réalisé qu’une créature était en train de se frayer un chemin vers l’intérieur. Quand celle qui en était le plus proche en pris conscience, la chose venait tout juste de faire passer sa dernière parcelle de peau. Avant que la jeune femme ne pût crier, le sourire s’ouvrit pour laisser place à une cavité descendant jusqu’à ce que l’on pouvait qualifier de pieds de la créature, et elle fut goulument avalée avec un craquement aussi bref que sinistre.

C’en fut trop pour certains passagers, qui s’évanouirent tout simplement, tandis que les autres continuaient de se bousculer de plus belle, repoussant les corps de ceux qui avaient défailli sur les côtés ou les laissant tomber au sol sans y prêter davantage attention. Certains furent piétinés sans ménagement. Aurélie eut la vague sensation de mettre son pied sur une main, mais elle n’en était pas sûre. Pendant ce temps, d’autres créatures avaient commencé à passer par les issues de secours pourtant toujours aussi bien fermées.

Parmi celles-ci, la bête à l’œil rouge fut l’une des premières à toucher le sol du couloir. L’hôtesse de l’air encore vivante, qui essayait de se débattre tandis que la première créature l’avait attrapée par la main et entamé avec elle une danse macabre dans laquelle elle faisait plus office de poupée de chiffon que de partenaire, fut happée par son regard chargé de ce qui semblait ne pouvoir être décrit autrement que le mal absolu. La chose à l’œil rouge lui adressa son esquisse de sourire mal dessiné, puis ouvrit la bouche et dévora le haut de son corps, qu’elle macha comme un enfant ne sachant pas se tenir macherait de la purée. Puis elle laissa échapper un cri guttural vaguement semblable à un rire joyeux, avant de se mettre à courir les bras en l’air tout droit dans l’allée principale, vers le cockpit, croquant des membres qui traînaient au passage et maculant l’avion de sang.

Aurélie vomit son repas, et se laissa projeter par la foule terrorisée sur l’un des sièges les plus proches. L’horreur avait paralysé son esprit, et son corps avait cessé de répondre. Elle peinait à reconnaître les sons familiers qui lui parvenaient : les vociférations de certains passagers, le craquement qui provenait des corps piétinés près d’elle, l’enfant de tout à l’heure qui appelait sa mère. Loin, il lui sembla entendre la voix de Caroline se déchirer dans un hurlement, puis s’interrompre brutalement. Les hurlements s’entrechoquaient à n’en plus finir.

Plusieurs personnes furent projetées de droite et de gauche lorsque l’avion fit une embardée soudaine. Allaient-ils plus haut dans le ciel ou plongeaient-ils tout droit vers la mer ? Cette question sans importance passa quelques instants dans l’esprit de l’étudiante alors qu’elle était de nouveau repoussée sur un côté par les mouvements saccadés de l’appareil. On aurait dit que quelqu’un s’était assis sur les commandes et les faisaient bouger dans tous les sens. Son nez s’écrasa sur le siège de devant, et elle sentit le goût du sang emplir sa bouche. Voilà qu’elle aussi n’était plus qu’une poupée de chiffon.

À peine tenta-t-elle de se relever qu’elle tomba nez-à-nez avec la créature au chapeau, à moitié couverte d’hémoglobine et d’autres choses indescriptibles. Elle continuait de la fixer de son regard vitreux, son sourire mal dessiné restant impassible. Poussée par l’énergie du désespoir, Aurélie se jeta dessus et tenta de la frapper de toutes ses forces. La sensation était très étrange : elle n’avait pas l’impression de cogner sur de la peau et des muscles, mais plutôt contre une gélatine vaguement collante qui reprenait sa forme originale à chaque fois qu’elle retirait ses mains avec un bruit écœurant. La créature la laissa faire un moment sans bouger d’un pouce. Puis elle aussi ouvrit la bouche en grand. Avant qu’Aurélie ne sentît le haut de sa cage thoracique être broyé, elle ressentit une violente onde de choc : l’avion devait s’être réellement crashé, finalement. Caroline avait eu raison : jamais ils n’auraient dû prendre l’avion.



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