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La charge des morts-vivants

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La forteresse était un vieux château datant du Moyen Âge. Un bastion imprenable, si bien que cela faisait deux jours que des soldats s’amassaient dans la tranchée face au fort. Des travaux de renforcement avaient été entrepris pour consolider les défenses, mais deux ou trois explosifs au pied des murailles auraient suffi à les faire tomber. Et si ce fort tombait, c’est la nation qui s’effondrait. La tension était ainsi de plus en plus palpable. De temps à autre, on voyait brièvement sortir des abris des périscopes qui scrutaient sans relâche leurs ennemis. Parfois, des coups de feu brisaient le silence du champ de bataille. Alors chacun se jetait sur son fusil, craignant qu’une attaque ait été ordonnée.

Un après-midi, alors que la même scène se dessinait, une explosion déchira l’horizon. Des lueurs percèrent le ciel en sifflant. Un officier hurla alors de se mettre à couvert, de se coller aux parois et de se boucher les oreilles. Une frappe d’artillerie avait été lancée sur le fort et ses défenses.

Les obus s’écrasèrent en fendant le sol, en remuant la boue, en perçant des cratères qui seraient inondés par la pluie le lendemain. Les défenseurs, se relevant à peine des secousses, virent une fumée verte ramper lentement vers eux. Elle traversait les retombées directes de la canonnade. Ils se saisirent un à un de minables morceaux de tissu et les enroulèrent autour de leur bouche et de leur nez, espérant ainsi survivre au gaz. Ils étaient tous saisis d’une terreur sourde et vive, qui rendaient leurs mouvements imprécis et viscéraux.

Fatalement, la fumée finit par atteindre la tranchée. Obligés d’inspirer le nuage mortel, les attaqués sentirent leurs poumons se carboniser. Ils toussèrent leur sang et expectorèrent un concentré d’organes détruits. Au bout de quelques instants, ils tombèrent dans la terre humide et froide, impuissants. Ils s’agitaient comme du bétail souhaitant échapper à la mort, leurs corps sursautant dans un dernier soubresaut de panique. Les attaquants, eux, sortirent de leurs tranchées en direction de la forteresse asphyxiée, de lourds masques anti-gaz sur le visage, le pas inquiet et mesuré.

Arrivés devant le massacre, ils s’arrêtèrent net, stupéfaits. Le champ de bataille était de nouveau calme, les croassements de corbeaux en moins. Ils regardaient tous, immobiles, les corps convulsés entre lesquels subsistaient encore quelques nappes de vapeurs toxiques.

Et soudain, dans la tranchée, des soldats se relevèrent. La bouche couverte de sang, mais respirant encore, titubants, mais marchant encore, tremblants, mais amorçant de nouveau leurs fusils.

Une nuée de balles s’abattit sur les belligérants. Les survivants amochés, terrés dans leurs derniers retranchements, en sortaient pour une dernière charge. Terrifiés par la résurrection de leurs ennemis, les assaillants se mirent à battre en retraite. La bataille avait commencé. Les gardiens du fort atteignirent vite leurs adversaires, qui étaient en plein milieu du no man’s land. Coups de baïonnette dans le ventre, couteaux plantés partout où ils pouvaient l’être, armes de fortune ripostant face à des coups de crosses désespérés. Et des tirs, des tirs partout. Des soldats qui finissaient le visage recouvert de glaise et de sang avec la moitié du corps déchiré par des éclats de grenades, ou simplement abattus par une balle en pleine face. Les moins chanceux, qui privés de leurs jambes étaient tombés face contre terre, se noyaient pathétiquement dans la fange, incapables d’en sortir. Çà et là, des explosions propulsaient des débris de barbelés et de camarades dans les chairs, transformant à jamais les soldats de chaque camp en monstruosités. Entre l’argile meuble et les cadavres éventrés, le sol n'était plus.

En trente minutes, les armées s’étaient réduites à quelques hommes qui tenaient encore bon. La plupart avaient fui en voyant les guerriers sortir de la boue pour défendre leur forteresse. Parmi ceux qui étaient restés, un conscrit rampait à reculons, une arme de poing à la main. Face à lui, l'un des « morts-vivants », armé d’une pelle aiguisée. Si celui-ci avançait difficilement vers sa proie, l’autre était trop apeuré pour toucher sa cible. Heureusement pour ce dernier, le guerrier ressuscité ne put supporter son propre poids plus longtemps. Ses jambes lâchèrent, et il tomba à genoux. Il regarda le jeune soldat effrayé, et cracha vers lui tout ce qui lui restait de sang, molard répugnant. Enfin, il s’écrasa par terre, mort.

À la fin du combat, la garnison du fort fut remplacée et des masques anti-gaz furent fournis. La ligne de front n’avait pas bougé, tout était revenu à l’état initial. Mais les attaquants furent à jamais traumatisés par cette survivance improbable. Ils ne réutilisèrent plus jamais de gaz toxique sur cette place forte, cet endroit maudit qui les avait vus être défaits et horrifiés par l’attaque des morts-vivants.


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