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Bou-dup !
…
Bou-dup !
…
…
…
Bou-dup ! Bou-dup !
…
Bou-dup ! Bou-dup ! Bou-dup ! Bou-dup !
Un geignement ensommeillé répondit aux agaçantes petites notes, qui refusaient de se taire. Pire, elles avaient visiblement décidé de se multiplier et se répétaient désormais en continu. De toute évidence, Morphée allait devoir attendre.
À en juger par le brusque affolement des notifications, une conversation avait débuté et allait déjà bon train. Quelle heure était-il, d’abord ? Un coup d’œil vers la droite donna une réponse qui fit tout de suite mal à la tête : trois heures douze. Quelle idée de s’endormir à côté d’un écran ouvert avec le son à pleine balle, aussi ! Ce réveil au son caractéristique de la plateforme de discussion Discord était aussi désagréable qu’il était inévitable, dans ces conditions. Alors que la brume du sommeil s’amenuisait, l’évidence s’imposa : ou bien deux personnes s’étaient lancées dans un débat philosophique ou politique véhément, possiblement avec un verre d’alcool pour alimenter la conversation. Ou bien quelque chose venait de se produire.
Lorsque l’écran s’alluma au mouvement de la souris, il fut vite évident qu’il s’agissait de la seconde option : deux conversations privées, mais aussi le serveur « OSINT’vestigation » affichaient la petite pastille rouge qui signifiait une mention. Enfin, étant donné les petits chiffres qui s’affichaient à l’intérieur du petit cercle, il aurait été plus exact de parler d’avalanche de mentions, d’autant plus à une heure aussi tardive. Le réveil du lendemain n’allait certainement pas être des plus plaisants. Un clic plus tard, le fond gris afficha les messages du serveur.
Bloodysphoria (à 03:02) : Les gens, j’ai vu un truc chelou sur Flight Radar. J’étais en train de regarder quelque chose qui n’avait rien à voir, et d’un coup, j’ai vu du coin de l’œil qu’un avion faisait des mouvements pas naturels…
Taizun (à 03:06) : Qu’est-ce que tu entends par pas naturel ?
Petro (à 03:07) : Bloody était encore en train de chercher un truc pas net.
Bloodysphoria (à 03:07) : Mais non, rien à voir, c’était pour la recherche sur le chan #afrique. Bref, vous avez qu’à aller sur le site et mater à partir de 2h45, vous pourrez juste pas le louper.
Petro (à 03:12) : Ok WTF.
Zedastrie (à 03:12) : On est sûr qu’un problème technique peut pas faire ça ?
Bloodysphoria (à 03:12) : J’en ai passé, du temps, sur ce site, jamais vu un truc pareil.
U-Man (à 03:12) : Qu’un appareil disparaisse, encore, ça peut s’expliquer, mais là, les mouvements qu’on voit sur la carte sont pas cohérents.
Taizun (à 03:12) : On devrait peut-être montrer ça à Nelkia, c’est davantage son domaine.
Petro (à 03:12) : @Nelkia
Zedastrie (à 03:13) : Je vais lui envoyer un message.
Taizun (à 03:13) : Déjà fait.
Petro (à 03:13) : @Nelkia
Petro (à 03:13) : @Nelkia
Petro (à 03:14) : @Nelkia @Nelkia @Nelkia
U-Man (à 03:14) : Mollo sur les mentions.
Taizun (à 03:14) : Si Nelkia est en train de dormir, tu vas te faire détester.
La personne en question plissa les lèvres devant son écran, incertaine de s’il fallait jouer le jeu en houspillant Petro ou de s’il fallait révéler que son sommeil s’était définitivement estompé quelques minutes avant les pings à répétition. Nelkia se frotta les yeux en pensant que c’était bien le genre de questions que seul quelqu’un qui venait d’être tiré du lit pouvait se poser. L’insistance des autres membres du serveur dans ses messages privés lui fit de toute façon se dire qu’il n’était peut-être pas temps de penser à cela et que son attention était requise ailleurs.
Ses mains se murent au-dessus du clavier, prêtes à taper une réponse envoyée du tac au tac, mais la curiosité arrêta sa première impulsion, et c’est la page de Flight Radar qui s’ouvrit rapidement. La marée de petits avions jaunes et bleus qui se déplaçait lentement avait quelque chose d’à la fois satisfaisant, fascinant et même grisant. C’était comme avoir la possibilité de regarder le monde entier dans sa course folle. D’un mois à l’autre, les figures qui se dessinaient pouvaient varier et refléter les changements diplomatiques qui survenaient à une vitesse folle, généralement bien visibles par les véritables trous qui se formaient brusquement au-dessus de certaines zones.
En dézoomant, les États-Unis et l’Europe étaient en général constamment recouverts, de même que la route reliant cette dernière à l’Inde via Dubaï et le littoral chinois. D’autres régions étaient plus clairsemées et trahissaient pour qui la faible densité de population, pour qui le faible poids économique. Çà et là, une petite icône d’avion de chasse ou bien un hélicoptère apparaissait. Sélectionner l’une des petites icônes faisait parfois apparaître des trajectoires inattendues, voire réellement intrigantes. À n’en pas douter, ce genre d’outil avait de quoi faire reconsidérer tout ce que l’on savait, ou plutôt tout ce que l’on croyait savoir, sur le monde.
C’était cette masse d’informations paraissant infinie qui avait amené Nelkia à se questionner sur tout ce qu’on pouvait observer dans le ciel, et ce que cela pouvait raconter. De nombreuses pérégrinations en ligne l’avaient fait tomber sur le serveur Discord « OSINT’vestigation », entre deux sites expliquant comment tirer du sens des déplacements des petits avions non-commerciaux qui apparaissaient également sur la plateforme et à partir de quel moment il était possible de considérer qu’on venait d’observer en direct la violation d’un espace aérien. L’ambiance lui avait tout de suite plu, tout comme les activités qui s’y menaient et les petits challenges réguliers que les membres les plus actifs proposaient aux autres afin de toujours aiguiser davantage leurs capacités d’investigation en sources ouvertes.
Et il semblait que ce soir, c’étaient ses services qui allaient être les plus requis. En effet, en suivant les instructions de Bloodysphoria, il était impossible de le manquer : à l’horaire indiqué, l’une des petites figures mouvantes situées au-dessus de l’Atlantique Nord, quelque part à plusieurs milliers de kilomètres à l’ouest du Sahara occidental, semblait entamer une glissade en ligne courbe vers le continent africain. Et ce, à une vitesse qui dépassait largement celle des autres appareils. La trajectoire apparaissait clairement en cliquant sur l’icône, et permettait également de suivre ses mouvements suivants, qui seraient probablement passés inaperçus autrement. L’avion disparaissait tout simplement pour réapparaître à un autre endroit du globe, et ce à de multiples reprises dans un intervalle de temps très rapproché. Cela rappelait en quelque sorte les bugs que l’on pouvait voir dans certains jeux vidéo modernes dont le code avait été écrit à la va-vite. Sauf qu’il s’agissait là a priori des signaux transmis par un avion réel. Et qu’après quelques secondes de clignotements fous, l’appareil semblait disparaître pour de bon.
Nelkia revint à sa fenêtre Discord, sur laquelle la conversation s’était poursuivie entre-temps, pour répondre :
Nelkia (à 03:17) : J’ai presque eu envie de jouer le jeu pour faire peur à Petro, mais le cas est beaucoup trop bizarre. Même si on devrait ne pas tirer de conclusions hâtives trop vite, Bloodysphoria a raison, je n’ai jamais rien vu de tel. Ce serait bizarre qu’un bug de l’interface ne touche qu’un seul appareil et que le reste fonctionne normalement. Reste la possibilité d’un dysfonctionnement dans l’avion lui-même, mais là aussi, ce serait bizarre que ce soit le premier cas de l’Histoire.
Taizun (à 03:17) : Du coup, on fait quoi ?
Zedastrie (à 03:18) : On peut peut-être déjà contacter l’équipe technique du site pour savoir ce qu’ils en pensent ?
Nelkia (à 03:18) : Fais ça, ça nous donnera peut-être des idées même s’ils n’ont pas l’explication.
Bloodysphoria (à 03:18) : Je vais surveiller Twitter pour voir si quelque chose apparaît à ce sujet, @Petro tu peux faire pareil sur Telegram ?
Petro (à 03:18) : Ok, envoie-moi les mots-clés que tu utilises en privé. Mais pas sûr que ça donne grand-chose de mon côté, c’est pas exactement la région du monde qui apparaît le plus dans les résultats sur ce réseau d’habitude.
Nelkia (à 03:18) : On sait jamais.
Petro (à 03:18) : Oui, bon.
U-Man (à 03:19) : Il est possible qu’il n’y ait rien avant un moment encore, ça ne s’est passé qu’il y a quelques minutes. Et puis ne vous enflammez pas trop pour l’instant, si ça se trouve on verra demain sur les informations du vol qu’il s’est posé comme prévu et qu’il y avait une explication toute bête.
Nelkia donna son approbation à cette dernière phrase avant d’indiquer qu’il était temps de prendre congé, car le réveil du matin allait être difficile. La majorité abonda dans ce sens, et le groupe convint de vérifier le lendemain si le fin mot de l’histoire avait été découvert. Bien qu’il mît quelques minutes à s’imposer face aux questionnements que suscitait cet étrange cas, le sommeil finit par revenir et, faute d’avoir été ininterrompu, il fut néanmoins plus réparateur qu’escompté, suffisamment en tout cas pour que ces quelques minutes d’adrénaline nocturne ne soient pas trop délétères pour la journée à venir. Et vu ce qu’elle réservait, c’était mieux ainsi.
Zedastrie n’eut en effet pas besoin d’attendre de réponse de l’équipe technique de Flight Radar, car réseaux sociaux comme médias s’étaient embrasés à une heure très matinale au sujet de la disparition de l’A330 d’Air France. Cela avait le mérite d’éliminer en un instant l’hypothèse d’un problème technique provenant du transpondeur de l’avion. Le problème, c’est que cela soulevait par la même occasion tout un tas d’autres questions dont les réponses allaient certainement être beaucoup plus ardues à trouver. Et parmi les moins agréables, il y avait celle de l’identité des passagers et de si ce cas laisserait ou non espérer les retrouver sains et saufs.
Alors qu’un café l’aidait à repousser complètement les avances de Morphée pour la journée, Nelkia prit quelques minutes pour consulter ce qui se disait pour l’instant sur l’affaire. Plusieurs grands titres francophones la présentaient comme un cas qui promettait déjà de devenir l’un des plus grands mystères de l’aéronautique. Les déplacements erratiques du signal de l’avion n’étaient pas passés inaperçus, et des représentants d’Air France ainsi que de différents aéroports avaient pris la parole pour indiquer avoir brusquement perdu tout contact avec les pilotes. De brèves mentions au sujet des familles des passagers assuraient les lecteurs qu’elles avaient été mises au courant et que tout était fait pour leur rendre leurs proches au plus vite.
S’il n’y avait pas grand-chose de plus à tirer de ce côté, la pêche avait en revanche été plus fructueuse tant pour Bloodysphoria que pour Petro. Un hashtag #FindAF498 existait déjà, et les discussions allaient bon train pour savoir si le vol avait été victime d’un phénomène météorologique rare, d’une grave défaillance de ses systèmes ou d’un acte de malveillance qui pourrait être revendiqué sous peu. Quelques utilisateurs demandaient naïvement si la disparition avait un lien avec le Triangle des Bermudes, mais étaient corrigés par d’autres qui leur indiquait avec plus ou moins de sympathie que cette zone se trouvait à plusieurs milliers de kilomètres de là.
Plusieurs groupes complotistes s’étaient déjà emparés du cas et dénonçaient pour qui un détournement du vol par la CIA, pour qui un complot du gouvernement français, car il se trouvait que l’un des passagers n’était autre qu’Alain Ortsttov, l’une des grandes figures francophones du milieu. Ortsttov avait été régulièrement épinglé au cours des dernières années pour la diffusion de fausses informations sur toute une série de sujets, y compris de la désinformation étrangère. Son nom n’était ainsi pas inconnu sur OSINT’vestigation, et c’était ainsi l’un des principaux sujets de discussion ce matin-là, ainsi que, paradoxalement, l’une des pistes qui promettait de livrer le plus d’informations pour le début de l’enquête :
Taizun (à 07:47) : Salut ! Vous avez vu pour Ortsttov, c’est énorme !
Petro (à 07:47) : Oui, oui, on en parle un peu au-dessus.
Taizun (à 07:47) : Ha.
Bloodysphoria (à 07:47) : Ses fidèles sont en boucle là-dessus depuis 5h du matin.
Bloodysphoria (à 07:47) : Il y en a même deux ou trois qui parlent déjà d’aller faire une manifestation devant l’Élysée contre les assassinats politiques et pour « l’émancipation de la France du gouvernement mondial secret ».
Bloodysphoria (à 07:48) : De vrais zinzins.
Taizun (à 07:49) : À chaque fois que je crois avoir découvert les plus grands méandres de la stupidité, ces gens-là arrivent à innover et à me surprendre, c’est de l’art à ce stade.
Taizun (à 07:49) : Je me demande si ce sera étudié dans les universités un jour.
Petro (à 07:51) : Pour en revenir au sujet principal, ils se sont chauffés pour trouver des preuves de ce qu’ils avancent et il faut bien dire qu’ils nous ont pas mal mâché le travail sur certains aspects.
Petro (à 07:51) : Comme la chaîne Telegram d’Ortsttov ne publie plus depuis le décollage de l’AF498, ils se sont tous rassemblés sur sa dernière publication pour se partager leurs théories débiles, mais aussi les éléments réels qu’ils ont sous la main.
Petro (à 07:51) : Apparemment, Ortsttov se rendait à Saint Martin pour y retrouver un contact et démontrer la défaillance de l’État, les dangers de l’immigration, bref, du Ortsttov, pas le plus intéressant en soi.
Petro (à 07:51) : Là où ça l’est un peu plus, c’est que certains abonnés ont un accès privilégié à l’un de ses réseaux, probablement des pigeons qui payent pour voir des stories premium ou un truc du genre.
Petro (à 07:52) : Et là-bas, il a posté quelques images avant et pendant le vol. Les photos à l’aéroport sont pas très intéressantes, mais il y a en a une où on voit des parties de l’avion, ça pourrait être utile si jamais des clichés sortent ultérieurement pour comparer (et démentir les fakes qui vont sans doute pas tarder à apparaître).
LouisDeFitness (à 07:52) : C’est possible ça d’envoyer des messages dans un avion ?
Sarieiras (à 07:52) : Oui, depuis quelque temps certaines compagnies proposent le wifi à bord.
Sarieiras (à 07:52) : Mais faut payer en plus, évidemment.
Petro (à 07:53) : Exact. Et dans les clichés à bord, il y a de tout, de l’inintéressant comme lorsqu’il montre les bouquins qu’il a emmenés pour passer le temps sur le chemin (de la grande littérature comme vous pouvez l’imaginer comme « Ces vérités qu’on nous cache » et « Big Brother 2.0 : L’œil qui ne dort jamais »), et aussi certaines où on voit d’autres passagers ou encore l’écran de son siège avec le trajet parcouru.
Nelkia (à 07:53) : Intéressant, ça corrobore ce qu’on a vu cette nuit ?
Petro (à 07:55) : Salut Nelkia. Oui, complètement. Il y en a une qui date d’un peu à près 2h du matin où il montre qu’ils sont au-dessus de l’Atlantique et volent à l’ouest de la côte portugaise, tout semble aller bien à ce moment. Après, il y en a une autre où il a pris deux hôtesses en photo qui sont en train de discuter et il commente qu’elles ont l’air nerveuses et que ça ne lui dit rien qui vaille, et selon les gens qui ont publié ces publications, c’est la dernière. D’ailleurs, c’est justement à cause de celle-là que les complotistes sont en folie ce matin.
Nelkia (à 07:55) : Ok. @Zedastrie des nouvelles de Flight Radar ?
Zedastrie (à 07:58) : Rien pour l’instant, capitaine !
Sarieiras (à 07:58) : J’ai lu votre conversation de cette nuit, vous avez relevé les endroits sur lesquels le signal apparaissait au moment de son coup de folie ? Peut-être que ça ne servira à rien, mais quitte à ne rien laisser de côté…
Nelkia (à 07:59) : Pas faux, je m’en occupe, on verra si on peut en faire quelque chose.
Taizun (à 07:59) : U-Man va être ravi, ça va changer des investigations sur les crimes de guerre.
Après ce bref passage sur le serveur, Nelkia se mit au travail, non sans méditer sur le cynisme des dernières paroles de Taizun. Il était vrai que les communautés se passionnant pour l’OSINT étaient souvent amenées à travailler sur des atrocités, qu’elles soient perpétrées par des États ou par des réseaux criminels. Et lorsque ce n’était pas le cas, les enquêtes étaient souvent centrées sur des opérations de désinformation, d’espionnage industriel ou encore sur les activités de pirates informatiques. En somme, leurs occupations étaient plongées dans un univers particulièrement lugubre qui faisait passer un incident aussi inquiétant que l’évaporation d’un avion pour une bouffée d’air frais. En effet, contrairement à bon nombre de leurs sujets, l’histoire n’était pas encore terminée, et il restait un espoir de retrouver les disparus.
Sur Flight Radar, le ballet incessant des icônes d’appareils en vol se poursuivait comme toujours. On eût dit que rien de particulier ne s’était produit, et celle qui s’était volatilisée avait été remplacée dans un silence total. Comme lors de sa brève période d’éveil au cours de la nuit, Nelkia remonta l’historique pour revenir au moment où le signal géolocalisant l’AF498 s’était mis à clignoter. Aucun motif de déplacement n’était discernable et les emplacements, au nombre de 32, paraissaient avoir été aléatoires. La majorité ne paraissait d’ailleurs pas particulièrement prometteuse, car un grand nombre tombait en plein milieu des océans ou, lorsque ce n’était pas le cas, au-dessus de vastes étendues dépeuplées comme le nord de la Sibérie. Cette apparence de hasard s’estompa cependant lorsque les coordonnées furent toutes fixées sur une carte.
De façon inexplicable, un frisson parcourut l’échine de Nelkia lorsque ce qui ressemblait à un œil apparu à l’écran. Un frisson qui avait peut-être à voir avec le fait qu’il avait fallu un immense hasard pour qu’il apparaisse : la carte du site suivant les vols mondiaux avait un format différent de celle sur laquelle les repères avaient été placés, et la forme qu’ils esquissaient serait restée bien plus abstraite si les épingles avaient été placées sur celle-ci, de même que sur n’importe quelle autre. Il fallait utiliser spécifiquement une carte en projection de Robinson pour qu’elle se manifeste dans son tracé le plus parfait, auquel la couleur rouge des repères conférait une aura mêlant sentiment d’étrangeté et de malaise. Sans qu’il ne soit possible d’expliquer pourquoi, en le regardant, on eût réellement dit que l’œil était capable de voir de l’autre côté de l’écran et vous perçait l’âme de son regard mauvais.
Nelkia chassa bien vite ces pensées et zooma sur le premier point venu pour qu’il ne soit plus visible. La sensation de malaise retomba un peu sans disparaître complètement dans un premier temps, avant d’être éclipsée par les réflexions suscitées par cette carte. Finalement, il allait peut-être être possible de tirer quelque chose de concret et de rationnel de ces coordonnées : si quelques-unes de celles qui ne tombaient pas sur des régions désertiques avaient l’inconvénient d’être situées dans des zones où le taux de connexion à internet de la population n’était pas très élevé, trois échappaient à cette règle. Un instant plus tard, le message demandant à Petro et à Bloodysphoria de regarder s’il y avait des publications sortant de l’ordinaire mentionnant les environs de Baia Mare en Roumanie, Kazan en Russie et Bhopal en Inde sur les réseaux sociaux était envoyé. Cela avait tout l’air d’une piste foireuse, à la réflexion, mais mieux valait l’écarter rapidement pour pouvoir ensuite se concentrer sur des choses plus sérieuses.
Le reste de la matinée se passa sans avancée notable. Certains membres d’OSINT’vestigation intéressés par l’affaire ayant d’autres occupations dans leur vie hors ligne, et aucune information ne présentant un réel intérêt ne sortant ni dans les médias, ni sur les réseaux sociaux, il fallait se résoudre à patienter. Les autres occupations ne manquaient pas : les enquêtes en tous genres pullulaient de plus en plus ces derniers mois. Entre deux échanges de tirs sur la bande de Gaza où il fallait déterminer qui avait tiré le premier, on pouvait tout aussi bien essayer de percer le mystère se cachant derrière ce que les autorités américaines appelaient « l’incident biologique de Kalispell », qui suscitait de plus en plus de curiosité malgré leurs efforts pour limiter l’attention sur le sujet. Mais l’attente ne fut pas si longue qu’on aurait pu l’escompter, et l’heure du déjeuner arriva avec de nouveaux éléments suscitant davantage de questions que de réponses.
Petro (à 12:25) : @Nelkia
Nelkia (à 12:25) : Oui ?
Nelkia (à 12:26) : ?
LouisDeFitness (à 12:26) : Attention, pavé en approche.
Petro (à 12:27) : Pas vraiment. Je ne sais juste pas exactement comment formuler.
Petro (à 12:27) : Ça n’a aucun sens.
Petro (à 12:27) : Enfin, sûrement que si, mais je ne le comprends pas.
Petro (à 12:28) : Bref. Ton intuition était la bonne. Putain, j’y comprends rien, mais il y a bien des choses à trouver sur certaines chaines Telegram. Ce n’est pas le sujet qui a le plus fait parler, mais en gros, un peu avant trois heures, on trouve quelques messages sur des chaînes locales du Tatarstan qui demandent ce qu’était le « bruit assourdissant au-dessus de Kazan ». Des gens disent qu’ils ont été réveillés, d’autres leur répondent qu’ils ont dû avoir un micro-orage ou quelque chose du genre, ça se bataille un peu sur le fait que ça ne ressemblait absolument pas à ça, et puis ça s’arrête.
Petro (à 12:28) : Tu te doutes que si c’était juste ça, je ne m’y serais pas attardé. Mais plus tard dans la matinée, un des commentaires envoie un lien vers une publication assez courte de Boris Zhorin qui a l’air d’en parler aussi.
Taizun (à 12:29) : Le blogueur militaire ?
Petro (à 12:29) : Lui-même.
Taizun (à 12:29) : Qu’est-ce qu’il vient faire là ?
Petro (à 12:30) : Il explique que des gens sont venus le voir en privé pour lui demander s’il avait des informations sur ce qu’il y a eu au-dessus de Kazan pendant la nuit, parce que ça ressemblait quand même beaucoup au vrombissement d’un avion. Et il leur répond que les autorités sont dessus, mais qu’il n’y a pour l’instant aucune trace de quoi que ce soit où que ce soit à part ce fameux bruit, et qu’il est probable que ça ne soit finalement pas grand-chose.
Nelkia (à 12:30) : Un vrombissement d’avion, hein…
Petro (à 12:30) : Attends, y a une suite.
Petro (à 12:31) : Comme il fait partie des blogueurs qui laissent leurs commentaires ouverts, ça discute en-dessous. Pas autant que sur ses publications populaires, mais il y a quand même quelques débiles qui viennent demander si ce n’est pas une attaque américaine avec une arme secrète. Et c’est là que ça devient intéressant : un gars a posté une vidéo qui vient de… Allez, devinez.
LouisDeFitness (à 12:31) : Washington ?
Nelkia (à 12:31) : Baia Mare ?
Petro (à 12:31) : Un point pour Nelkia.
Nelkia (à 12:31) : …
Petro (à 12:32) : On voit des gens qui étaient visiblement en train de rentrer de soirée qui marchent dans la rue, et d’un coup il y a un genre de flash chelou dans le ciel, on voit une forme bouger très vite avec un bruit abominable, puis il y a un autre flash et ça disparaît. Le gars affirme que la vidéo a été filmée avant les messages de la nuit au sujet du bruit au-dessus de Kazan. Il n’en faut pas plus à certains pour dire que c’est un coup de l’OTAN et que c’est partie de leur base en Roumanie.
Taizun (à 12:32) : Ouh, déjà qu’ils sont forts pour inventer des théories complotistes tous seuls, ça va dégénérer, cette histoire…
Petro (à 12:32) : Zhorin est quand même passé lui-même dans les commentaires pour dire qu’on ne connaissait aucune technologie capable d’aller de la Roumanie à Kazan en cinq minutes et que diffuser de fausses informations pouvant faire paniquer la population pouvait valoir quinze ans de prison, donc ça s’est calmé. Mais ça a sûrement repris ailleurs. Je surveillerai.
Nelkia (à 12:32) : Merci Petro. J’y comprends rien non plus, et je ne vois pas comment expliquer ça autrement que par des coïncidences. Mais le fait est que si on oublie les règles les plus basiques de la réalité, ça colle…
Petro (à 12:33) : À ton service !
U-Man (à 12:33) : Tombez pas dans le complotisme non plus. Tu viens de le dire toi-même : les règles de la réalité les plus basiques. Un A330 ne peut pas faire Baia Mare – Kazan en quelques minutes, là-dessus, même moi je rejoins ce que Zhorin a dit sur sa chaîne. Vous chassez des chimères. Vous feriez mieux de vous concentrer sur des recherches sur la zone où il est censé avoir disparu.
Nelkia (à 12:33) : Pas la peine de nous sauter dessus comme ça, on est justement en train d’étudier tout ce qu’on sait sur le sujet.
U-Man (à 12:33) : Nelkia, j’apprécie ton travail, alors je ne le dirai qu’une fois : tu sais très bien qu’on essaye de garder une image sérieuse sur ce serveur. Alors les théories farfelues, c’est pas grave si on en parle rapidement, mais pas plus. Il y a potentiellement des vies en jeu, ce n’est pas le moment pour inventer n’importe quoi. Si tu penses pouvoir nous aider sur les faits et rien que les faits, j’en serais ravi. Par contre, si tu ne fais que diviser les efforts vers des voies sans issue, je te demanderai d’aller t’occuper d’autres salons où tu dériveras moins.
Nelkia (à 12:34) : Ok. Ben tu sais quoi, démerde-toi avec cette enquête, ça te rappellera peut-être ce que ça fait de travailler réellement sur un cas et de pas juste faire la pseudo voix de la raison qui manipule plus souvent les outils de modération que d’investigation.
LouisDeFitness (à 12:34) : OUF !
Taizun (à 12:34) : Ça tire à balles réelles.
U-Man (à 12:34) : Comme tu voudras, tu vas aller t’aérer la tête jusqu’à ce soir, je t’enlève les droits d’accès au salon. Que ça serve de leçon aux autres qui auraient un orgueil mal placé à faire s’exprimer.
Après cette saillie, le serveur Discord fut instantanément plongé dans un silence de plomb. Nul doute que personne n’avait envie de subir une sanction dont le caractère arbitraire n’échappait à personne. U-Man était un OSINTeur de talent, et tout le monde connaissait ses contributions dans les enquêtes ayant trait aux crimes de guerre. C’était justement son travail exceptionnel qui lui avait valu de recevoir la proposition de s’impliquer davantage dans la gestion du serveur et des investigations qui y étaient menées. Et il fallait bien dire que malgré son talent, le pouvoir que cela lui donnait sur les autres membres, aussi dérisoire soit-il dans la vie réelle, lui était monté à la tête. Son expérience faisait que, la plupart du temps, cela ne posait pas trop de problèmes. Mais dès qu’un cas sortait un peu trop de l’ordinaire, il arrivait qu’il ne parvienne plus à penser hors du cadre qu’il s’était lui-même établi et interdise aux autres de le faire, soi-disant pour « garder le niveau de sérieux de mise sur le serveur ».
Toutes ces réflexions permettaient de comprendre l’échange qui venait de survenir, mais n’empêchaient néanmoins pas Nelkia de fulminer. Se faire remettre à sa place de façon aussi injuste n’était vraiment pas pour lui plaire, et si U-Man croyait que cela l’inciterait à laisser tomber la piste que Petro l’aidait à creuser, c’était tout le contraire qui allait se produire. Quitte à lui faire des excuses plus tard, si cela s’avérait effectivement une voie sans issue. Mais impossible de résister à l’idée de lui prouver qu’il avait tort, et ce avec des recherches menées en suivant scrupuleusement tous les principes méthodologiques en vigueur dans ce milieu.
Les heures suivantes furent donc passées à éplucher tout ce qui pouvait l’être autour de l’affaire de la disparition de l’A330. La chaîne Telegram d’Ortsttov avait bien entendu reçu un très grand nombre de nouveaux commentaires entre temps, et d’autres éminents membres de la sphère complotiste francophone avaient eux aussi commencé à publier des injonctions à l’encontre de l’État français pour « cesser immédiatement de cacher ce qu’ils lui avaient fait ». Des photos d’un groupe d’une vingtaine de personnes qui s’étaient effectivement rassemblés non loin de l’Élysée avec des pancartes telles que « Justice pour Ortsttov », « Stop au gouverneMENT » ou « Mort au Nouvel ordre mondial » circulaient, et le fait qu’ils aient rapidement été chassés et été ainsi forcés de se rassembler ailleurs ne faisait qu’alimenter les messages colériques criant au complot. Mais aucune autre information utile n’était apparue de ce côté.
Le hashtag #FindAF498 sur Twitter n’était pas beaucoup plus intéressant, à la seule différence qu’une personne faisant visiblement partie de l’entourage d’un groupe de passagers s’était jointe au flux de publications. Elle expliquait que trois de ses amis avaient pris le vol pour profiter de vacances après que l’une d’entre eux avait gagné une forte somme à un jeu d’argent, et que leurs familles cherchaient activement à comprendre ce qui s’était passé. La publication avait été retweetée de nombreuses fois et recevait beaucoup de marques de soutien. En descendant un peu le fil, on pouvait trouver quelques membres de la communauté d’Ortsttov qui cherchaient à expliquer que les trois passagers en question étaient des victimes collatérales des manipulations de l’État, et se faisaient très violemment rabrouer par d’autres utilisateurs ulcérés de voir des gens tenter de récupérer l’incident pour leur idéologie douteuse. Il y avait également quelques journalistes qui demandaient s’ils pouvaient discuter en privé pour un article qu’ils étaient en train d’écrire et pour lequel le témoignage de « proches de potentielles victimes était précieux ».
Somme toute, il n’y avait rien de particulièrement utile à trouver sur les canaux d’information habituels. Les grands médias commençaient tout juste à s’emparer de l’affaire, mais ils se contentaient de décrire l’appareil disparu, son trajet et le moment de sa disparition dans les grandes lignes, et n’apportaient ainsi aucun nouvel élément. Des théories étaient formulées sur le lieu possible du crash en fonction des derniers signaux qui avaient été reçus, mais les clichés satellites auxquels les autorités avaient accès ne révélaient absolument rien dans les environs des différents lieux mentionnés, et la prise de contact avec les représentations diplomatiques des États concernés n’avait pas plus été couronnée de succès, bien qu’ils eussent assuré la France de leur entière coopération pour faire la lumière sur l’incident. Il semblait ainsi que pour l’instant, personne n’était en mesure de découvrir quoi que ce soit sur le destin de l’A330, et que les recherches les plus rationnelles préconisées par U-Man n’avaient rien à offrir.
N'ayant aucune connaissance dans les langues slaves, et Petro étant de toute façon indisponible avant le soir, Nelkia décida de se reporter sur la seule chose qui lui restait : la carte des « sauts » de l’appareil. La sensation diffuse de malaise qu’elle suscitait n’avait pas disparu, mais cela ne l’empêcha pas de l’étudier avec attention pour essayer d’en tirer un maximum. Malheureusement, il était évident que les points se trouvant au-dessus des océans Atlantique et Pacifique ne pourraient rien lui apprendre ; un autre se trouvait à l’endroit où le Niger, l’Algérie et la Libye partageaient une frontière, mais c’était bien trop désert pour espérer voir quoi que ce soit surgir sur le réseau, de même que pour le point situé au-dessus de la forêt en République du Congo, juste avant la frontière avec la Centrafrique. Ne restaient ainsi que ceux de Kazan, Baia Mare et Bhopal, ainsi qu’un autre qui semblait tomber à peu près au-dessus de la ville kazakhe de Balkhash, mais quelque chose lui disait que ce n’était pas là qu’il fallait chercher. Et c’est sur ses réflexions que, ignorant à quel point cela était imprudent, son regard se plongea dans celui de cette forme qui ressemblait à un œil rouge.
Au début, il ne se passa rien de particulier. La carte restait statique, les points étaient parfaitement immobiles et, pris séparément, ne signifiaient rien. Derrière, l’œil semblait répondre à son regard en retour. C’était un sentiment intermittent, comme si la réalité de cette situation hésitait entre être et ne pas à être, ou peut-être était-ce qu’elle rencontrait des difficultés à maintenir son existence. Mais plus les secondes passaient, et plus cette existence devenait indéniable. C’était comme si un être conscient devenait visible, et même palpable. Et au bout de quelques instants, Nelkia eut l’impression de voir autre chose alors que ses yeux se plissaient involontairement, et ce n’était pas sur sa rétine que s’imprimaient les images : on eût dit qu’elles lui arrivaient directement dans son esprit.
D’abord, ce fut simplement l’obscurité. Mais il y avait quelque chose dans celle-ci : un enfant au teint pâle qui l’arpentait d’un air désœuvré. Puis un bruit lointain de porte qui s’ouvrait, et son visage semblait s’illuminer d’un coup. Il se dirigeait vers la source du bruit en souriant, et les pupilles de ses yeux d’un vert irréel rétrécissaient pour ne plus devenir que des lignes sombres, à la manière de ceux d’un prédateur qui découvre une proie. Et derrière la sensation de faim insatiable qu’ils dégageaient, ils semblaient aussi dire « Je vais enfin sortir ». Puis l’étrange garçon disparu aussi vite qu’il était apparu, et le décor changea. Il y eut un bruit de clochettes, puis des arbres se mirent à pousser à une vitesse vertigineuse, et certains semblaient arborer des visages qui paraissaient à la fois humains et monstrueux. De gros insectes semblables à des scarabées sortaient de leurs bouches béantes, et ils semblaient dévorer la scène elle-même, qui s’estompa de nouveau dans un bourdonnement assourdissant.
Nelkia vit bien d’autres choses en un temps qui lui parut durer à la fois une fraction de secondes et à la fois de nombreuses heures. Et chaque scène lui paraissait en même temps sortie d’un rêve et pourtant bien réelle. En réalité, c’était comme si un flot ininterrompu de pensées étrangères, ou peut-être étaient-ce les souvenirs altérés d’un esprit dérangé, l’emportait sans qu’il lui soit possible de regagner la berge. Le torrent l’engloutissait entre des images d’ombres menaçantes se glissant dans un dortoir plongé dans le silence et tendant avidement leurs pattes vers les enfants endormis et d’autres de créatures informes collées à la carlingue d’un avion aux moteurs obstrués qui chutait vers le désert. Et tout à coup, le flot l’expulsa, et le décor était désormais d’un blanc absolu, hors de l’espace et du temps. On eût dit une feuille de papier qui attendait qu’on trace les premiers traits d’une nouvelle scène dont il était certain qu’elle allait être atroce.
Et au-dessus, il n’y avait que l’œil rouge. Cette fois, il n’y avait plus rien qui les séparait, et Nelkia eut l’horrible sensation qu’il avait pleinement pris conscience de son existence et qu’il l’observait. Il l’évaluait. Il semblait réfléchir d’un air presque insouciant, rêveur, et il était pourtant impossible de ne pas ressentir l’abominable malice que son regard exhalait. Il était parfaitement évident qu’il allait lui faire du mal et que cette idée le plongeait dans l’extase. L’être n’était pas pressé, car il savait pertinemment qu’il était impossible de lui échapper. Il avait tout son temps, et il allait se délecter de chaque instant. Puis, il sembla avoir une illumination, et bien qu’il n’y eût aucune bouche, on voyait parfaitement qu’il souriait à pleines dents.
Nelkia tomba à la renverse dans un fracas assourdissant en s’arrachant brutalement à l’emprise de ce regard mortel. Son cœur battait la chamade, son souffle était saccadé et chacun de ses membres lui faisait mal, comme si une main titanesque avait relâché sa prise de fer sur son corps, à deux doigts de broyer le moindre de ses os. Une douleur lancinante lui parcourait aussi l’arrière de son crâne : en tombant, sa tête avait violemment heurté le sol, et il tenait du miracle que cela ne lui ait pas fait voir trente-six chandelles. En un sens, peut-être était-ce ce qui s’était passé, à la réflexion. Les images qui avaient défilé devant ses yeux n’avaient aucun sens et, même pour quelqu’un qui était prêt à prouver à un collègue qu’il n’avait pas l’esprit assez ouvert dans sa manière d’enquêter sur un phénomène inexplicable, elles tenaient plus de l’hallucination que de la réalité. Il lui semblait pourtant avoir suffisamment dormi et ne rien avoir consommé pouvant susciter un tel état.
Se relevant péniblement en se frottant la tête, Nelkia avisa ce qui l’entourait. Ce qui lui paraissait maintenant être une étrange transe avait tout de même réellement duré une bonne heure, car la lumière du jour avait commencé à décliner. Heureusement, il était encore trop tôt pour que ses voisins soient rentrés, et le bruit de sa chute n’avait probablement alerté personne. Au moins, personne ne risquait de lui poser de question gênante, et il n’y aurait pas besoin d’inventer quelque chose pour éviter de devoir parler de l’incident. Sur son écran, une notification l’informait également qu’un message privé l’attendait sur Discord. Sa première pensée fut qu’U-Man était peut-être venu s’excuser, ou au moins avait fini par lever le blocage après être redescendu. Mais non : c’était Sarieiras, un membre qui ne parlait d’ordinaire qu’avec peu de gens. En tout cas, c’était la première fois qu’il lui envoyait quelque chose en privé. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il commençait fort.
Sarieiras (à 17:47) : Ça va ? J’ai vu le coup de colère d’U-Man tout à l’heure, je trouve que c’est injuste. Je ne sais pas trop pourquoi, mais j’ai eu l’impression subite que tu avais besoin qu’on te vienne en aide. Au sujet des points, peut-être qu’il faudrait regarder ce qu’il y a au milieu ? Même si on n’a pas d’explication, l’avion est forcément passé par quelque part pour aller d’un point à un autre, si c’est bien ce qui s’est passé, alors je me dis que ça vaut peut-être le coup de commencer par regarder par là et d’élargir ensuite. De toute façon, vu ce qu’on voit dans les médias, il n’y a pas l’air d’avoir de piste plus rationnelle pour l’instant.
Nelkia relut le message plusieurs fois avec une sensation bizarre due au fait qu’il était arrivé pile pendant sa transe. Il s’agissait sans doute d’une coïncidence, mais il avait tapé étonnamment juste en écrivant qu’il lui fallait de l’aide, bien que personne n’aurait pu deviner les circonstances réelles. Et même si le reste n’était basé que sur une logique qui aurait pu paraître franchement douteuse dans n’importe quelle autre enquête, il avait là encore raison sur le fait qu’il n’y avait de toute façon rien à trouver par les moyens traditionnels, du moins pour l’instant. Bien que, pour être tout à fait honnête, l’affaire commençait à ressembler à une mauvaise blague, et le mystère qui régnait autour n’était plus aussi attirant qu’au début. C’était bien sûr horrible vis-à-vis des victimes, mais peut-être n’était-ce finalement pas si avisé de tenter de le résoudre.
Une heure plus tard, son écran affichait pourtant la carte de l’Arabie saoudite et son esprit ne parvenait pas à se décider sur s’il fallait réellement continuer les recherches ou s’il valait mieux s’occuper d’autre chose. La curiosité faisait pencher la balance en faveur de la poursuite de l’investigation, même si cela lui paraissait toujours de ne pas être une excellente idée. Et puis, peut-être que le résultat clouerait le bec d’U-Man, même si cette motivation avait désormais plutôt l’air de n’être plus qu’une excuse. Croiser les différents points n’avait pas été si simple, car ils ne formaient pas un cercle parfait, et le périmètre déterminé était en réalité très vaste. Cependant, si l’on se concentrait uniquement sur ceux qui formaient ce qui paraissait être l’iris de l’œil, alors il y avait bien un point central, quelque part au sud-ouest de Riyad. Une zone désertique. Mais la proximité avec la capitale du pays rendait plus probable l’apparition d’éléments sur le réseau.
Et effectivement, quelques recherches assistées par traduction automatique finirent par lui permettre de trouver des articles de médias mentionnant la découverte de débris mystérieux dans cette zone. Selon ce qui était compréhensible avec les outils à sa disposition, il n’y avait pas eu de bruit, pas d’explosion, rien. C’était comme s’ils étaient simplement apparus à cet endroit en silence, et qu’ils avaient été découverts complètement par hasard. Pourtant, les quelques images qui accompagnaient les textes semblaient bien correspondre à des morceaux de taule froissée, quoique particulièrement abîmés. Pour l’instant, rien qui ne permettait de faire le lien avec l’avion disparu de façon rationnelle. Pourtant, la suite des événements depuis cette nuit semblait pointer tout droit dans cette direction. Et son déblocage sur « OSINT’vestigation » allait lui permettre d’en avoir le cœur net.
Nelkia (à 19:00) : Re.
Petro (à 19:00) : Bon retour parmi nous. Désolé que les choses se soient passées comme ça…
Nelkia (à 19:00) : Pas grave.
LouisDeFitness (à 19:00) : Content de te revoir, j’espère que ça va pas recommencer. Au pire, U-Man revient pas avant 20h.
Taizun (à 19:00) : Fais gaffe à ce que tu dis quand même.
Nelkia (à 19:01) : Non mais, ne vous inquiétez pas.
Nelkia (à 19:01) : Je vais aller mettre des articles dans le salon qui va bien, quelqu’un pourrait aller voir et me dire ce qu’il en pense ?
Nelkia (à 19:01) : Vaut mieux parler arabe pour lire le texte, mais sinon un avis sur les images me suffit.
Bloodysphoria (à 19:01) : C’est quoi ?
Nelkia (à 19:01) : Va voir, tu verras.
Petro (à 19:03) : Tu sais à quoi les images me font penser ?
Nelkia (à 19:03) : Dis toujours.
Petro (à 19:03) : La deuxième, on dirait un bout d’aile, j’en mettrais ma main à couper.
Taizun (à 19:03) : Je suis d’accord.
Sarieiras (à 19:04) : J’y connais rien mais je vous crois.
Bloodysphoria (à 19:04) : Il y a des choses qu’on peut comparer aux clichés d’Ortsttov ?
Petro (à 19:04) : Bien vu, je regarde.
Taizun (à 19:05) : Si t’as vraiment retrouvé l’avion, je te paye le verre que tu veux.
Taizun (à 19:05) : Une fois qu’on m’aura expliqué ce qu’il fout en Arabie Saoudite.
La conversation dura encore une vingtaine de minutes, le temps de trouver des éléments comparables entre les images publiées dans les médias, les clichés d’Ortsttov et des photos plus générales d’A330 pour confirmer le tout. Le mauvais état des morceaux de carcasse ainsi que la mauvaise qualité de certaines images ne rendaient pas la chose facile, mais quelques débris tels qu’un pneu éclaté, un morceau de tôle sur lequel on voyait encore une partie du logo d’Air France et l’arrière d’un siège arraché sur lequel était encore accroché un écran caractéristique laissèrent peu de place au doute. Ce qui subsistait d’incertitude disparut complètement lorsqu’ils remarquèrent un morceau de la couverture de « Big Brother 2.0 : L’œil qui ne dort jamais » dans un coin de l’une des photos des débris. Et c’était loin de les réjouir : non seulement les débris n’étaient accompagnés d’aucun corps, mais certains étaient de plus très clairement couverts de sang séché. Voilà qui semblait répondre de façon brutale aux questions sur le destin des passagers.
Nelkia se prit la tête dans les mains et lâcha un profond soupir. D’abord, il y avait le fait que même au cours d’une enquête qui ne présageait rien de bon, il y avait toujours l’espoir d’un ultime rebondissement et d’une fin heureuse. Là, ils allaient devoir prévenir les autorités, leur expliquer un scénario dont ils savaient pertinemment qu’il était invraisemblable, et voir les familles des victimes détruites dans les médias, en gardant à l’idée le fait que c’était eux qui avaient confirmé la destruction du vol et le décès de leurs proches. Certains ne voudraient pas y croire et continueraient les recherches tant qu’on ne leur aurait pas rendu de corps, et il était probable qu’ils n’en trouveraient jamais. Mais autre chose lui triturait aussi l’esprit : ils avaient bien retrouvé les restes de l’A330 dans un désert, et ça correspondait beaucoup trop aux images de sa transe. Cela commençait à faire beaucoup de coïncidences, quand bien même tout paraissait si invraisemblable. Mais si c’était vrai, qu’étaient devenues les choses collées à la carlingue ?
Alors que la conversation suivait son cours sur le serveur Discord et que les autres envoyaient des notifications à U-Man pour lui montrer à quel point il s’était trompé lors de son coup de sang pendant l’après-midi, son téléphone sonna. N’attendant aucun appel, Nelkia regarda avec méfiance et hésita. Il n’y avait aucune raison de ressentir un malaise particulier, et les appels d’arnaqueurs étaient monnaie courante, peu importe avec quel soin on évitait de trop faire circuler son numéro. Pourtant, l’appel tombait pile à ce moment, et le sentiment qu’il se passait quelque chose ne voulait pas s’évanouir. Sans trop savoir pourquoi, Nelkia prit d’abord le temps de fermer la carte à travers laquelle l’œil semblait continuer de l’observer. Il lui sembla presque qu’une fraction de seconde avant qu’elle ne disparaisse, son regard afficha un air ennuyé. Puis sa main attrapa machinalement son portable et, après quelques hésitations, son doigt appuya sur le bouton « Décrocher ». Au début, seul le silence régna. Puis la voix tremblante d’une jeune femme s’éleva du combiné :
« On ne se connaît pas encore, mais je sais que tu l’as vu, et que lui aussi. Son regard ne te lâchera plus tant que tu seras encore de ce monde. Si tu veux avoir une chance de t’en sortir, il faut que nous nous voyions.
– Qui est à l’appareil, et pourquoi est-ce que j’écouterais tout ce charabia ? »
Nouveau silence. Puis la réponse vint :
« Je m’appelle Helmine, et je sais ce qui se cache derrière l’œil rouge. »
Suivante (à venir)
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