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La maison sur la falaise


Temps de lecture : 9 minutes

Les planches pourrissaient, rongées par l’air de la mer empreint d’embruns, qui venait lécher les murs de la vieille bâtisse. Vieille et imposante, c’était une masse sombre et sans âge, s’élevant au bord de la falaise, surplombant les eaux noires de la baie. Ses fines vitres tremblaient de peur face aux rafales qui s’infiltraient par la moindre fissure, transformant les courants d’air en murmures glaçants. En d’anciens temps, le jardin avait sans doute été magnifique, entourant le bâtiment tel un écrin fleuri, un délicat tapis de verdure accueillant les visiteurs. Mais si tel en fut le cas, il ne restait aucune fleur pour en témoigner. Les arbres, silhouettes tordues et sèches, agitaient çà et là leurs corps amaigris au gré des souffles. Si le paysage n’invitait guère au voyage, le climat ne s’y prêtait pas plus. La falaise, et même plus généralement la côte tout entière, était battue par la pluie et par les vents plus de la moitié de l’année. Le soleil, qui peinait à percer l’épaisse couche de nuages noirs, ne se dévoilait complètement que très rarement. En bas des hauteurs surgissaient de l’eau trois énormes rocs, d’une teinte bleutée tirant sur le vert. Résistants aux assauts des vagues qui sans cesse s’écrasaient sur eux, les rochers étaient réputés pour attirer la foudre, et cela se vérifiait assez fréquemment. Ces événements ne manquaient pas de captiver les orphelins qui peuplaient les lieux.

Car si l’endroit avait de quoi effrayer celui qui tombe dessus par hasard au détour d’un chemin, il n’en demeurait pas moins un lieu de vie pour les enfants qui, n’ayant pas eu la chance de naître sous une bonne étoile, y avaient été recueillis. L’orphelinat des Pierres bleues vivait des dons de la communauté chrétienne, qui avait élu domicile dans le village non loin, et de subventions accordées par différentes organisations, chrétiennes elles aussi. Malgré son apparence quelque peu austère, l’endroit était extrêmement réputé. Non pas que l’on y traitait les orphelins mieux qu’ailleurs, ils étaient logés à la même enseigne que dans tous les autres établissements de la côte, mais aux dires des familles qui avaient adopté là-bas, les enfants étaient exceptionnellement sages et obéissants. Pourtant, leur vie n’était pas des plus simples.

Les dons et diverses subventions suffisaient à peine à maintenir la bâtisse en état, quant à embaucher du personnel supplémentaire, c’était impensable. Les tâches quotidiennes de l’entretien revenaient ainsi aux enfants, peu importe leur âge. Du plus jeune au plus âgé, chacun savait briquer un parquet, laver une vitre, déboucher des toilettes, nettoyer une cuisine de fond en comble. Dame Mary, qui tenait l’orphelinat d’une main de maître devant toutes les difficultés auxquelles il était confronté, se vantait de n’élever que des « enfants sages ». Et c’était vrai. Nul mauvais traitement, nul manquement à quelconque règle. Les enfants, à l’orphelinat des Pierres bleues, ne faisaient pas de vagues.

Cet hiver-là, Marcus arriva à l’orphelinat, l’esprit engourdi. Quelques jours auparavant, il jouait au ballon dans son jardin, poursuivi par son petit chien qui jappait gaiement. Puis il avait été réveillé dans la nuit, brusquement, par un homme qu’il ne connaissait pas. D’abord effrayé, il avait tenté de crier, mais l’air qu’il avait aspiré était noir et l’avait fait suffoquer. Il sentit une chaleur terrible l’envelopper alors qu’on l’emmenait loin de son lit. Aveuglé par une lumière orangée, un rideau de fumée finit par tomber devant ses yeux, son esprit sombra. Et lorsqu’il se réveilla, ce ne fut pas sa mère qui se tint à son chevet, mais Dame Mary. Elle embrassa alors Marcus sur le front, puis il se rendormit.

Il s’habitua vite au rythme difficile auquel se pliaient tous les orphelins des Pierres bleues. Au lever, le matin, il récitait ses prières assidûment, sous la surveillance de Dame Mary. Il faisait le signe de croix avant de déjeuner et rejoignait les autres pour s’acquitter de la tâche qui lui était imposée. Laver le sol de la salle commune, astiquer les bois de la bibliothèque ou encore épousseter le bureau de Dame Mary. Le soir, après une dure journée de labeur, Marcus pouvait rejoindre son dortoir et dormir du sommeil du juste. Mais bien souvent, ce sommeil était troublé par un bruit désagréable, qu’il entendait bien trop souvent. Son ventre.

La nourriture n’était pas le point fort de l’orphelinat des Pierres bleues. L’argent manquant, les menus s’arrêtaient bien souvent à un bouillon assorti d’une tranche de pain. Parfois, les enfants pouvaient espérer un morceau de lard, mais c’était un événement qui restait rare. Même les repas de fête ne dérogeaient pas à la règle.

Le soir du réveillon de Noël, le premier que Marcus passait à l’orphelinat, Dame Mary ordonna aux enfants de revêtir leurs habits du dimanche. Ils étaient particulièrement ravis de passer leurs beaux pulls bleu marine et leurs chaussures cirées. Marcus s’appliqua à bien les lacer et passa beaucoup de temps à les briquer pour qu’elles soient les plus brillantes. Tous les orphelins s’assirent à table, non sans se signer de la croix au préalable. Un feu brûlait dans la cheminée, inondant la salle à manger d’une douce chaleur plus que bienvenue, tandis que le vent froid et poisseux de la mer battait les murs de l’orphelinat.

Des bougies devant chaque assiette éclairaient leurs contenus. Marcus fut déçu. Il avait espéré un repas de fête, mais il ne distinguait que du bouillon. La sempiternelle tranche de pain trônait à côté de son assiette, le ramenant à la réalité : aujourd’hui était un jour comme les autres. Le regard fixé au fond de son assiette, Marcus fut tiré de sa contemplation par le bruit de la porte des cuisines. Dame Mary venait de pénétrer dans la pièce. Elle avait revêtu une robe bleue à col roulé qui lui donnait un air à la fois majestueux et autoritaire, et ses cheveux étaient coiffés en un chignon qui s’élevait au-dessus de sa tête. Elle se pencha au bout de la table et y déposa un bol rouge duquel provenait une odeur plus qu’alléchante. Et pour cause, il était rempli d’une soupe épaisse, dans laquelle baignait une pomme de terre dorée au four. Elle était accompagnée d’un morceau de viande parfaitement cuit et de petits légumes. Le ventre de Marcus se mit à gronder. Comme si Dame Mary l’avait entendu, elle brisa le silence.

« Ceci, Marcus, est le bol des enfants qui ne sont pas sages. C’est ton premier réveillon ici, alors je répète la règle que tous connaissent. On ne touche pas le bol des enfants qui ne sont pas sages. »

Marcus fut d’abord étonné, mais il acquiesça d’un hochement de tête. Dame Mary fit le tour de la table pour s’installer à sa place, puis fit signe aux enfants de commencer à manger. Durant tout le repas, alors qu’il avalait machinalement son bouillon sans goût et son pain rassis, Marcus ne put détacher les yeux du bol rouge. L’odeur délicieuse qui se frayait un chemin jusqu’à ses narines, la vue de ce bol d’autant plus éclatant que son contenu était alléchant, tout éveillait en lui la convoitise. Il regarda autour de lui. Tous les orphelins mangeaient sans même lever la tête de leur assiette. Dame Mary faisait de même.

Marcus nettoya le fond de son assiette à l’aide de son dernier morceau de pain, puis l’avala. Son ventre gargouilla de plus belle et un sentiment d’injustice l’envahit. À quoi bon servir un aussi bon repas si ce n’était pour narguer les enfants ? leur faire du mal ? tirailler leur ventre à peine rempli ? Dame Mary se leva et frappa deux fois dans ses mains. Tous se levèrent et regagnèrent leur dortoir. En passant devant le bol rouge encore fumant, Marcus ne put s’empêcher de lui jeter un regard plein de colère.


*****


La fumée envahissait de nouveau ses poumons. Des yeux sombres s’étaient ouverts dans le nuage noir et un monstre venu du feu hurlait avec la voix de ses parents. Il s’approchait irrémédiablement de lui, le fustigeant et l’accablant, voulant lui faire porter le poids de la culpabilité. Tes parents sont morts parce que tu dormais. Tu n’as pas vu le feu et il les a mangés. Il les a cuits alors qu’ils vivaient encore et il les a dévorés.
Marcus se redressa subitement et toussa à s’en décrocher les poumons. Haletant, il regarda autour de lui. À sa droite et à sa gauche, ses compères orphelins dormaient paisiblement sous leurs couettes chaudes. À la fenêtre, le vent s’était calmé pour laisser place à des flocons blancs qui tombaient lentement. On entendait au loin le grondement du tonnerre. L’orage était sur le village et ses habitants étaient sûrement calfeutrés dans leurs maisons. Transpirant malgré le froid et les courants d’air qui venaient chercher sa peau même sous les habits, Marcus reprit ses esprits. Il se découvrit et sentit son pyjama coller son bas-ventre. Si le haut de sa chemise était mouillé par la sueur, c’était bel et bien de l’urine qui en souillait le bas. Marcus jeta un œil paniqué à ses camarades. Tous dormaient. S'il pouvait rejoindre la salle de bain sans un bruit, peut-être que l’incident passerait inaperçu.

Il se leva discrètement, le bruit de ses pas étouffés couvert par le gémissement du vent. Marcus passa discrètement devant les petits dormeurs et remonta le long couloir sombre qui menait à la salle d’eau. Le jour, les grandes fenêtres laissaient entrer la lumière qui éclairait les portraits imposants qui tapissaient le mur du couloir. Cette nuit, la lumière cachée de la lune éclairait à peine les tableaux, dont ne ressortaient plus que des visages blafards et graves. Alors qu’il allait atteindre la salle de bain où il trouverait de quoi se nettoyer ainsi qu’un pyjama sec, Marcus aperçut une lumière du coin de l’œil. Sur la table de la salle à manger, une bougie était toujours allumée. En dessous d’elle, le bol rouge.

L’estomac de Marcus parla de sa propre voix en émettant un gargouillement sonore. L’enfant oublia un instant son pyjama qui collait tièdement à ses cuisses, et ne pensa plus qu’à l’envie qu’il avait ressentie pendant tout le repas. L’envie de coller ses lèvres au bord du bol et d’aspirer, d’avaler, d’engloutir le délicat breuvage chaud et très certainement savoureux.

Souillé d’urine, Marcus s’avança vers le bol, non sans regarder tout autour de lui. Le feu dans la cheminée avait été éteint. Toutes les autres bougies sur la table également. Table qui avait été intégralement débarrassée, à l’exception notable du bol rouge. Les tableaux disposés sur les murs tout autour de la pièce semblaient observer Marcus, avides de savoir ce qu’il allait faire. Le petit garçon s’avança jusqu’à être assez proche du bol pour pouvoir le toucher. Il renifla. L’odeur, bien que moins forte que lorsque le plat était chaud, n’en demeurait pas moins alléchante. Marcus se dit alors que s'il buvait quelques gorgées de soupe, personne ne s’en apercevrait. Bien sûr, il ne toucherait pas aux morceaux, même s'il en avait furieusement envie. Juste quelques gorgées. Une seule, même.

Le petit garçon saisit le bol et fut étonné de sentir dans ses mains qu’il était encore tiède. Il le porta à ses lèvres et laissa tomber dans sa bouche le liquide tant convoité. Des frissons parcoururent son corps et des larmes de bonheur montèrent à ses yeux. Perdu dans son plaisir, il en oublia la promesse qu’il s’était faite. Il avala bien plus de soupe qu’il se l’était pourtant juré, et lorsqu’il reposa le bol, celui-ci était à moitié vide. Pris de culpabilité et de peur qu’on le découvre, il courut à la salle de bain y chercher un verre d’eau, qu’il vida dans le bol. Il mélangea méticuleusement du bout des doigts. L’illusion était parfaite. Nul n’aurait pu penser que, quelques instants auparavant, le bol avait été presque vide. Toujours empreint d’euphorie, Marcus retourna à pas de loup se coucher, sans même penser à changer son pyjama.

Lorsque le soleil perça à l’horizon, tous les orphelins se levèrent sans se faire prier et coururent dans le hall d’entrée. Marcus fut le dernier à quitter son lit. Il avait dormi comme un bébé, et pour une fois, son sommeil avait été gardé des cauchemars qui le visitaient presque chaque nuit. S’étirant presque de manière nonchalante, Marcus rejoint ses compères qui, occupés à ouvrir des paquets emballés dans du papier doré, ne remarquèrent même pas son arrivée. Le petit garçon adressa un salut à Dame Mary, et elle lui tendit son présent en souriant.

Fou de joie, il rejoignit ses camarades pour ouvrir à son tour son cadeau de Noël, mais le papier était étonnement dur à déchirer. Au bout de plusieurs minutes, Marcus se mit même à transpirer à grosses gouttes, cherchant un moyen d’ouvrir son cadeau. En vain. Un de ses camarades voulut l’aider, et le papier céda presque aussitôt. Confus, Marcus le remercia et saisit le contenu qui s’avéra être une voiture de collection. Il la retourna dans tous les sens, mais elle paraissait toute petite, comme s'il l’observait de loin. À bien y regarder, ses mains aussi paraissaient minuscules. Marcus leva les yeux et tout commença à tournoyer autour de lui. Ses doigts abandonnèrent la voiture de collection qui s’écrasa bruyamment au sol. Marcus voulut crier à l’aide, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Soudain, perdant l’équilibre, il tomba à la renverse. Dame Mary s’empressa de le saisir pour l’emmener à l’écart.

Les jours suivants, Marcus ne dormit pas avec les autres dans le dortoir. On lui avait réservé une chambre à l’étage. Et alors que les orphelins s’acquittaient comme chaque jour des tâches ménagères, on pouvait l’entendre hurler de douleur. Dame Mary donnait la prière, masquant les cris atroces que poussait Marcus, seul, à l’étage. La nuit, les hurlements de l’enfant se transformaient en râles rauques qui dévalaient les escaliers, roulaient dans les couloirs, passaient sous les portes et réveillaient les enfants sous leurs couvertures. D’aucuns peuvent assurer que nul enfant ne dormit une fois le soleil couché durant les trois jours qui suivirent le matin de Noël.

À ce troisième jour, alors que les hurlements se faisaient plus faibles et espacés, mais toujours présents, Dame Mary n’avait pas modifié ses habitudes. Elle n’avait pas emprunté une fois l’escalier pour se rendre au chevet de Marcus. Elle mangeait toujours du même appétit lors des repas, et nul ne se risqua à poser une quelconque question.

Un jour, les hurlements se turent. Le silence revint enfin dans l’orphelinat des Pierres bleues et bien qu’il fût terrible de l’avouer, ce fut un soulagement pour tout le monde. La vie reprit son cours, toujours la même, inchangée. Le vent de la mer soufflait toujours sur la vieille bâtisse, malmenant ses planches de bois. La foudre tombait toujours sur les pierres bleues. Et ne restaient plus que les enfants sages.

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