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Mozharovo


Temps approximatif de lecture : 8 minutes. 

Disclaimer : Le personnage de Koshmin laisse transparaître de la misogynie dans certains de ses propos qui peuvent mettre mal à l’aise, tandis que dans la version originale, le personnage de Vassiliev trahit un certain racisme à l’égard des peuples d’Asie centrale par des expressions qui ont perdu leur caractère péjoratif à la traduction. Nous rappelons que l’équipe du Nécronomorial condamne ce type de comportements et qu’ils ne sont pas tolérés au sein de la communauté de CFTC.

« Bon, je répète pour la dernière fois, a déclaré Koshmin, un homme grand et sec qui ressemblait plus à un grand ponte de la police judiciaire qu'à un inspecteur humanitaire. On stationne à Mozharovo pendant cinq minutes. Cela leur suffira pour décrocher le wagon d'aide humanitaire. À la moindre tentative d'ouverture des portes ou des fenêtres, j'agirai selon les instructions. Ne venez pas vous plaindre ensuite. »

Vassiliev était déjà effrayé, d’autant qu’un orage de juillet s'épaississait devant la fenêtre : des nuages ​​violets gonflaient, touchant presque la dense forêt de pins. Les villages gris déserts sur les bords de la voie étaient d’apparence lugubre : pas un seul animal, pas un seul être humain, excepté un unique garçon pâle au visage démesuré qui était assis sur un porche et suivait le train avec un regard méchant et attentif, dans lequel rien d'enfantin ne subsistait. Parfois, Vassiliev remarquait ce genre de regard chez les fous sans espoir, comme s'ils étaient conscients de leur triste état, mais impuissants à le changer.

« Oui, je n’y comptais pas, dit Vassiliev avec agacement. Vous avez prévenu cinq fois à Moscou.

– On a prévenu tout le monde, grogna Koshmin, et certains ont ouvert...

– De toute façon, notre fenêtre ne s’ouvre pas.

– Et Gorshenin, qui voyageait devant vous, a cassé la fenêtre avec une bouteille, rappela sombrement Koshmin.

– Eh bien, nous n'avons même pas de bouteille... Et la grille de notre fenêtre est à l'extérieur ...

– On peut facilement y glisser les mains. Faire passer du pain ou d’autres choses. Et certains ont réussi à passer à travers. Vous ne l’avez peut-être pas vu, mais moi, si. »

Le fait que Koshmin ait vu tant de choses mais n’en dît rien exaspérait Vassiliev. Il détestait l'incertitude.

« Vous feriez mieux de me le dire à l'avance, Gueorgui Valentinovitch – Vassiliev n'avait que vingt-cinq ans, il s'adressait donc de façon respectueuse à l'inspecteur Koshmin en employant son patronyme –. Quel genre de sirènes est-ce donc, pour qu’il soit impossible de leur résister ? Franchement, ce sera plus simple. Qui est prévenu est bien armé.

– Comment ça se fait que vous ne sachiez pas cela ? répondit Koshmin d’un air circonspect. On vous a tout dit : à la gare, des gens vont s’approcher, ils vont demander à entrer, ou d’ouvrir une fenêtre, d’accepter une lettre à livrer, de donner du pain. Il ne faut rien accepter, les fenêtres et les portes ne doivent être ouvertes en aucun cas. Mozharovo fait partie de la liste des lieux où il est interdit de descendre du train, qu'est-ce que vous ne comprenez pas ?

– Oui, je sais. Mais dites-moi au moins ce qui s'est passé là-bas. La zone est-elle infectée ou quelque chose du genre ?

– Quand on vous a envoyé, vous a-t-on fait une présentation ? demanda Koshmin.

– On m’en a fait une, oui.

– On vous a fait une liste d’éléments ?

– En effet.

– Dans ce cas, qu’est-ce que vous ne comprenez pas ? Pourquoi parlez-vous de zone infectée ? C’est une zone classique d'assistance humanitaire dans le cadre du projet national de soutien aux provinces russes. Tout baigne. Mais il y a certaines règles, vous comprenez ? Nous ne venons pas juste comme ça, à la bonne franquette. Nous intervenons dans le cadre d’un projet de l'État. Il y a des règles à respecter. Si vous ne vous y conformez pas, je ferai un rapport sur les conséquences.

– J’ai compris, j’ai compris », répondit Vassiliev. Il ne supportait pas ce genre de mises au point. Cela le mettait hors de lui. Il ne supportait pas non plus les expressions « Nan » et « Tout baigne ».

« Dans ce cas, pourquoi ne fermez-vous pas les fenêtres pendant ce temps ? Baissez les stores en fer, mettez des volets, je ne sais pas...

– Comment voulez-vous qu’on fasse ? grimaça Koshmin. Des gens de la presse, comme vous, font le voyage. Des observateurs étrangers prennent aussi ce train. Il faudrait que vous soyez transportés dans un wagon obscur, comme du bétail ? En voiture sept, il y a le représentant de ce fonds pour les enfants, Mayerson ou je ne sais quoi. Il nous a déjà harcelés au sujet des grilles. Il n'aime pas regarder à travers. Il ne sait pas, mais moi si. Il devrait remercier Dieu pour ces grilles. »

Les gens comme Koshmin ont toujours été convaincus que tout le monde devrait s'incliner bien bas devant eux pour leurs grilles, car les choses seraient pires encore sinon.

« En plus, ce n'est pas comme ça partout, ajouta-t-il d'un ton apaisant. C'est une de ces zones sur notre chemin, il n'y en a que six, enfin, sept... Nous la traversons, et puis ça ira jusqu'à l'Oural. Vous pourrez sortir, acheter des pommes de terre bouillies, à l'aneth… Discuter avec la population, si vous voulez… C’est une réserve naturelle, il y a la nature… Tout baigne ! Pourquoi des volets ? Il n’y a que pour deux endroits qu’il faut respecter les règles, Mozharovo et Kroshino, et le reste du temps, faites ce que vous voulez, je ne dirai rien... »

Vassiliev essaya d'imaginer ce qui se passait à Mozharovo. Dès la première fois que leur groupe – trois gars de la télévision dans la voiture voisine et lui de Vedomosti – avaient reçu les instructions avant l’envoi du premier train humanitaire qui traversait la Russie dans le cadre du projet national, l'instructeur n’avait de toute évidence pas tout dit. Chaque journaliste s'était vu attribuer un homme du ministère de l'Agriculture avec l'apparence et les manières d'un agent de sécurité professionnel. Pourquoi ces précautions pour un voyage normal ? Bien sûr, ces derniers temps, il était devenu dangereux de voyager entre les villes : les trains électriques n’arrêtaient pas d’être pillés, les trains de marchandises subissaient des attaques... Mais c’était comme ça, il y avait aussi le projet national : le développement prioritaire de sept mégapoles, et il y avait entre elles une campagne plus ou moins sauvage. On n’a pas besoin d'autant de terres... Ceux qui le pouvaient déménageaient dans les villes, et ce que l’on faisait du reste dans le vaste espace russe, Vassiliev en avait une vague idée. Mais il était journaliste, en plus d'avoir une expérience militaire, et il avait été envoyé avec le premier train humanitaire pour écrire un reportage sur la façon dont les mégapoles partageaient leurs excédents avec d'autres espaces, où, selon des rumeurs, il y avait déjà des coupures d'électricité. Certes, personne à Moscou n'avait prévenu que dans certaines gares, il serait impossible de seulement sortir le bout du nez sur le quai. S’ils l’avaient fait, la jolie fille de Vesti ne serait certainement pas venue, elle qui n’arrêtait déjà pas de se plaindre qu’il n’y avait pas de salle de bain dans le wagon. Seule la voiture spéciale de Mayerson en était équipée, car c’était un philanthrope et Dieu seul savait quel milliardaire à la Bill Gates (NdT : péjoratif, la version originale dit « Gates fume » et pourrait être une référence à une campagne d’une milliardaire pour la lutte contre le tabac en Russie à l’époque de l’écriture du texte alors que des rumeurs vivaces prétendent qu’il fume lui-même).

À l'extérieur régnait un paysage désert et banal, mais qui était particulièrement affreux justement à cause de cela : les mêmes villages gris et vides, parfois une chèvre solitaire avec un chiffon rouge autour du cou, parfois un paysan silencieux qui fauchait seul dans un ravin – et celui-ci suivait aussi le train des yeux, car il n’avait plus que rarement l’occasion d’en voir, et Vassiliev n'avait pas le temps de distinguer son visage ; puis un champ défilait avec un tracteur rouillé solitaire, et de nouveau s’étendait une sombre forêt d'épicéas au-dessus de laquelle tourbillonnait un nuage violet. Les vestiges d'une usine derrière une clôture en béton délabrée, avec des tuyaux rouillés et une grue à portique, passèrent rapidement ; des sous-bois leur succédèrent, parmi lesquels Vassiliev réussit à distinguer une ancienne base militaire derrière les barbelés rouillés, sur lesquels la veste matelassée de quelqu'un restait accrochée – peut-être que des gamins y étaient grimpés pour récupérer de l'équipement... Le train commença à ralentir son allure.

« Qu'y avait-il donc avant, à Mozharovo ? » demanda Vassiliev, afin de se distraire de l'horreur qui grandissait peu à peu. Il savait que le ministère de l'Agriculture n'affectait pas des gardes de sécurité juste comme ça. Des gens sérieux y travaillaient maintenant, bien meilleurs que dans les organes de sécurité. « Des exploitations, peut-être ?

– Une briqueterie, répondit Koshmin à contrecœur après une pause. Elle a fait faillite il y a longtemps, une trentaine d'années. Et puis quelques petites choses, une fabrique de chaussures, une autre de meubles... Un genre de théâtre de marionnettes... Je n'étais pas là à cette époque.

– Y a-t-il quelque chose aujourd’hui ?

– Si des gens y vivent, ça veut dire que oui », déclara Koshmin avec une telle irritation que Vassiliev pensa qu'il valait mieux se taire.

« Eh bien, je vous ai prévenu, lâcha Koshmin après une pause. Il vaut mieux ne pas aller du tout à la fenêtre. Si vos nerfs ne sont pas assez solides, permettez-moi de tirer le rideau. Mais je suppose qu’en tant que journaliste, il faut que vous regardiez. N’y mettez simplement pas trop d’ardeur.

– D'accord, d'accord », déclara machinalement Vassiliev en regardant fixement la station Mozharovo qui défilait lentement par la fenêtre.

Au début, il n'y eut rien. Il s'attendait à tout : des monstres, des abominations qui se jetteraient sur les grilles de la voiture, mais seule une vieille femme avec un seau marchait le long de la plate-forme et regardait d'un air suppliant par les fenêtres.

« Écrevisses ! cria-t-elle. Des écrevisses pour qui en veut ! Écrevisses fraîches ! »

Vassiliev aimait beaucoup les écrevisses et se mit à en vouloir ardemment, mais ne bougea pas. La vieille femme vint vers leur voiture, approcha son visage aimable et émacié de la vitre, sur lequel Vassiliev, de quelque manière qu’il regardât, ne décelait rien d’effrayant.

« Écrevisses ! répéta-t-elle d’une voix douce. Qui veut des écrevisses ?

– Taisez-vous », souffla Koshmin en serrant les dents. Son visage était déformé par la souffrance, ce qui était d'autant plus terrible que, selon Vassiliev, c'était complètement irraisonné. Il ne pouvait tout de même pas avoir envie d'écrevisses au point d’être déchiré par la lutte entre son appétit et ses instructions.

La vieille femme se détourna et erra tristement. La station se remplit progressivement de gens. Ils étaient apathiques, manifestement épuisés, et se déplaçaient au ralenti, comme sur une pellicule de cinéma. Une jeune mère s'approcha de la fenêtre avec un enfant dans les bras ; l'enfant était jaune, ratatiné, léthargique, comme une poupée de chiffon.
« Donnez-moi quelque chose pour l'amour du Christ, dit-elle doucement et plaintivement. Malgré l'épaisseur du verre, Vassiliev entendait chaque mot. Je n’ai ni travail, ni mari. Pour l'amour du Christ, donnez-moi n’importe quoi. »

Vassiliev regarda avec honte la nourriture de voyage, qu'il n'avait pas eu le temps d'enlever. Les trains humanitaires fournissaient une excellente nourriture et le ministère de l'Agriculture ne s'épargnait aucune dépense. Sur la table du compartiment étaient disposées, deux sortes de saucisses, du fromage hollandais qui suait, comme on dit, et du pâté de foie d'oie aux noix, que l’on disait de Strasbourg. Il était trop tard pour cacher la nourriture, la mendiante avait tout vu. Vassiliev avait le visage cramoisi.

Le long du train marchait une jeune fille au visage attendrissant et clair, comme si elle sortait tout droit de l’un de ces tableaux de Noël, sur lesquels les jeunes filles frigorifiées avec leurs allumettes sont forcément angéliques, à la peau rose, comme si elles avaient vécu dans une famille prospère avec de copieux dîners et un bain tous les matins avant de finir dans la rue gelée. Il semblait même à Vassiliev qu'il avait vu cette fille-là sur une carte postale qui avait été conservée dans la famille depuis l'époque pré-révolutionnaire. Sur cette carte postale, son arrière-arrière-arrière-grand-père félicitait son arrière-arrière-arrière-grand-mère pour la nouvelle année 1914. La jeune fille s’approcha de la fenêtre, leva les yeux et dit avec un air confiant :

« Ma maman est malade. Elle est si malade, elle ne peut pas se lever. Messieurs, donnez-moi au moins un petit quelque chose, hein ? »

Elle demandait sans supplier, souriante, comme si elle ne voulait pas faire pression sur la pitié et avait honte de sa position.

« Je connais une chanson, dit-elle. Tenez, je vais vous la chanter. Pas encore n’est passé l’hive-e-er, ni son manteau de nei-ei-eige, mais déjà rentre l’hironde-e-elle... Par-dessus montagnes et mers, vole, vole, mon hironde-e-elle... »

Vassiliev connaissait cette chanson depuis la maternelle et, enfant, il pleurait toujours quand il l'entendait. Il regarda Koshmin. Celui-ci ne le quittait pas des yeux, captait chaque mouvement. Il n'y avait aucun espoir de le tromper et même de jeter furtivement de l'argent ou un paquet de saucisses par la fenêtre ; encore moins à travers la grille...

« Eh bien, dites-moi, dit Vassiliev, se détestant pour son intonation timide et obséquieuse, quel mal y aurait-il si nous lui donnions un morceau de pain ou trois roubles ?

– À qui, à elle ? demanda sévèrement Koshmin.

– Eh bien, à cette jeune fille...

– La jeune fille ? » demanda à nouveau Koshmin.

Pendant ce temps, une autre vieille femme s'approcha de la fenêtre, petite et courbée, à lunettes, au visage d'institutrice de province. Avec une patte tordue parcourue de tremblements, elle tendit de petites pantoufles tricotées au visage même de Vassiliev, que l’on appelait aussi des chaussons. Il avait toujours ses propres chaussons chez lui, c’était sa défunte grand-mère qui les avait tricotés. Sans la retraite de son grand-père et leur vie à Moscou, elle aurait tout aussi bien pu être exactement à la même place au cours de ses vieilles années.

« Achetez des pantoufles, dit la vieille femme d'un ton suppliant. Ce sont de bonnes pantoufles, en pure laine. S'il vous plaît. Pour un enfant ou qui que ce soit... Achetez des pantoufles... »

Voilà donc les sirènes de Mozharov. Voilà à qui il ne fallait pas parler. On s'est isolé des nôtres avec des barres d'acier, on s'assoit, on mange du pâté strasbourgeois. Vassiliev se leva, mais Koshmin lui enfonça derechef un doigt d'acier sous les côtes d’une telle manière que le journaliste vacilla et s’effondra immédiatement sur sa couchette.

« Je vous ai prévenu, déclara Koshmin avec une jubilation écœurante.

– Il m'a prévenu, siffla Vassiliev entre ses dents. Vous êtes tous des crevures, d’infâmes crevures... Qu'avez-vous fait...

– Nous ? demanda Koshmin. Nous n'avons rien fait. Vous devriez vous demander ce que vous, vous avez fait. »

Le défilé des malheureux se poursuivait pendant ce temps devant la fenêtre : un vieil homme grassouillet et maladif au visage gentil et désemparé s'accrochait à la grille elle-même.

« Messieurs, balbutia-t-il d'une voix brisée, messieurs, pour l'amour de Dieu... Je ne suis pas du coin, je ne suis pas comme eux... Comprenez, je suis ici par accident. Je suis ici par hasard, je ne m'y attendais pas. Cela fait trois mois que j’essaye de partir sans succès, messieurs, je vous en prie. Ouvrez une seconde, nous ne laisserons personne entrer. Messieurs. Vous ne pouvez pas me laisser ici... comprenez... Je suis une personne intelligente, je suis comme vous. C'est insupportable... »

Sa voix se fit de plus en plus basse, se transforma en un murmure et se brisa finalement. L'homme sanglotait, Vassiliev aurait pu jurer qu'il pleurait, impuissant et désespéré, comme un nourrisson oublié à la maternelle.

« Je comprends tout, reprit-il. Je vous comprends parfaitement. Mais je vous en supplie, je vous en supplie... je jure sur tout ce que vous voulez... Tenez ! » Une illumination lui vint soudain, et il sortit une sorte de certificat en lambeaux de la poche de son manteau gris froissé. « Tout est écrit ici ! Voyage d'affaires, messieurs, voyage d'affaires… je vous en prie… je vous en prie… »
Puis il regarda à sa gauche, et l'horreur se peignit sur son visage. Quelqu'un d’effrayant en scaphandre s'est inexorablement approché de lui, a décroché ses doigts convulsivement serrés de la grille de la voiture et l'a emmené, le traînant derrière lui. Il s’agissait soit d’un monstre local, soit d’un agent des forces de l'ordre.

« Aaaah ! » Le vieil homme poussa un cri perçant semblable à celui d’un lièvre, regardant toujours autour en direction de la voiture dans l’espoir que de l’aide en proviendrait. « Sauvez-moi ! Non !

– Qui est-ce ? demanda Vassiliev du bout des lèvres.

– Qui exactement ?

– Celui-là... en costume de plongée...

– En costume de quoi ?

– Eh bien, celui… qui a emporté celui-ci…

– De la police, probablement, dit Koshmin en haussant les épaules. Pourquoi de plongée ? Ce sont des protections ordinaires... Ici, on ne peut pas vraiment sortir sans protection... »

La gare était pleine de monde. Cinq minutes seulement s'étaient écoulées et, sur tout le quai, les misérables et les estropiés clopinaient, se traînaient, rampaient. Il n'y avait rien d’effroyable en eux, rien d'un mauvais film de science-fiction : c'étaient des vieillards ordinaires, des femmes et des enfants d'un film soviétique sur la guerre, une foule accompagnant les soldats sans nourrir aucun espoir quant à leur retour. Les soldats partiraient, les Allemands viendraient, personne ne les sauverait. Dans chaque regard, on pouvait lire l'impuissance inquiète et timide du malade qui vit dans la maison de quelqu’un d’autre de manière officieuse et craint d'être un fardeau. Ces personnes ont peur de déranger ce quelqu’un d’autre avec la moindre demande, car on pourrait leur prendre ce qui leur reste en réponse. Sur tous les visages se lisait une placide humiliation coutumière, dans tous les yeux brillait un timide appel à la grâce, auquel personne ne croyait vraiment. Vassiliev a surtout été frappé par une jeune fille, une adolescente d’à peine quinze ans : elle s'est rapprochée de la voiture plus près que les autres, s'appuyant sur deux béquilles grossièrement travaillées. Celle-ci n'a rien demandé, elle a seulement regardé avec une telle douleur que Vassiliev a reculé de la fenêtre. Son regard semblait le frapper au visage.

« Que dois-je faire, hein ! tempêta-t-elle non pas avec un ton interrogatif, mais avec une intonation impérieuse et déchirante, comme si après ces paroles, Vassiliev devait se lever et se précipiter sur la plate-forme pour sauver toute cette foule épuisée. Que faire, oh mon Dieu ! N'y a-t-il vraiment rien à faire, est-ce vraiment ainsi que les choses doivent se passer ! N’y a-t-il donc aucune pitié où que ce soit ! Qu'avons-nous fait au monde ?! On ne peut pas infliger cela à des personnes vivantes… »

Vassiliev ne pouvait supporter cela. Il servait toujours dans l’armée, d’autant plus qu’il faisait de l'alpinisme. Il parvint ainsi à renverser Koshmin avec un brusque crochet du gauche, sa signature, et courut dans le couloir, mais l’agent de train l’y attendait déjà. Celui-ci s’est montré très professionnel – dans les chemins de fer russes, ainsi qu'au ministère de l'Agriculture, ce n'est pas pour rien qu’ils mangent leur pâté strasbourgeois. Vassiliev ne put bouger son bras droit pendant deux jours après cela.

« Salopards ! cria Vassiliev, rendu fou par une haine impuissante. Allez tous vous faire foutre ! Qui ne considérez-vous pas comme vos camarades ?! Les vieux et les enfants malades ne sont pas vos camarades ?! Qu'avez-vous fait pour le pays, putains de stabilisateurs, qu'avez-vous fait pour avoir peur d'aller vers les vôtres ! Ce sont pourtant les vôtres, c’est votre peuple, pourquoi vous en cachez-vous derrière des grilles ! Vous ne leur donneriez pas même un morceau de pain ?! Pas même un foutu rouble ?! Je vous hais, je vous hais, espèce de salauds !

– C’est ça, crie, dit le guide, mi-menaçant, mi-approuvant. Ce sera plus facile. Pourquoi est-il si nerveux ? demanda-t-il en se tournant vers Koshmin.

– Un journaliste, gloussa Koshmin.

— Ah… Bon, qu’il regarde, c'est utile. Ici, à Mozharovo, ça fait longtemps qu’il n'y a pas eu de journaliste...

– Qu'est-ce qu'ils font avec le wagon ? demanda Koshmin à l’agent d’un air désapprobateur – ils se parlaient sans fioritures, comme des collègues. Ça fait longtemps qu’il aurait dû être décroché, et on serait déjà repartis...

– Ils ne peuvent pas aller vite, répondit le conducteur. Ils ne peuvent pas s’en charger en moins de vingt minutes.

– Ils se sont ramollis », gloussa à nouveau Koshmin.

À ce moment, le train trembla et se mit en mouvement. Plusieurs filles en haillons délavés coururent après la voiture – en fait, il serait plus juste de dire qu’elles rampèrent, chancelantes et immédiatement essoufflées ; Vassiliev détourna les yeux.

« Eh bien, excuse-moi, le journaliste, déclara le conducteur en reprenant son souffle. Tu nous seras reconnaissant.

– Ouais, dit Vassiliev en se frottant l'épaule. On vous est reconnaissant pour tout, toute notre vie. Dis merci parce que ce n’était pas à mort, pas dans l’œil, pas dans la bouche ... Merci, je n'oublierai jamais. Il y a cette histoire, vous ne l'avez pas lue, mais je vais vous la raconter avec mes propres mots, pour votre développement personnel... Elle s'appelle « Ceux qui partent d’Omelas ». Le nom de l'auteur ne vous dira rien de toute façon, alors sautons-le. En gros, il y a la ville florissante d'Omelas. Et tout le monde y est heureux. Et il y règne une pure félicité avec des célébrations folkloriques...

– Et dans un misérable sous-sol, derrière une porte toujours verrouillée, continua imperturbablement Koshmin, il y a un garçon déficient intellectuellement, recouvert d’excréments et affamé. Il balbutie : laissez-moi sortir, laissez-moi sortir. Et s'il est libéré, toute la ville d'Omelas et sa prospérité iront en enfer. C’est bien ça ? Par ailleurs, l'enfant n'est même pas conscient de sa position, et en plus, il est sous-développé. Il est abattu, pourrait-on dire. Une larme d'enfant (NdT : Référence à un extrait célèbre des Frères Karamazov). On l’a lu. Ursula Le Guin. Notre structure lit beaucoup de choses.

– Quelle structure ? demanda Vassiliev, surpris.

– Le Ministère de l'Agriculture, » dit Koshmin en faisant un clin d'œil à l’agent. Ce dernier sourit joyeusement en réponse.

« Mais si vous avez lu tout cela... commença Vassiliev à voix basse.

– Écoute, journaliste, l’interrompit Koshmin en se penchant vers lui par-dessus la table. Tu peux réfléchir un tout petit peu ou bien tu as complètement perdu la boule ? Tu les as bien entendus ?

– Qui ça, eux ?

– Eh bien, leurs voix, je ne sais pas qui tu as entendu là-bas. Tu les as bien entendus ?

– Oui, répondit Vassiliev en hochant la tête, ne comprenant pas où l'instructeur voulait en venir.

– Mais le verre est épais. C’est un verre très épais, journaliste. Et tu les as entendus comme s'ils étaient à côté de toi, non ? Et t’as vu exactement ce qui pouvait te mettre le plus de pression, n'est-ce pas ? Quelque chose qui venait de ton enfance, j’en mettrais ma main à couper.

– Et vous? murmura Vassiliev, choqué. Qu'avez-vous vu ?

– Ce que j'ai vu, tu n'as pas besoin de le savoir ! rugit Koshmin. Je n'ai pas vu grand-chose ! Ici, chacun voit ce qui lui convient, c’est ce qu’ils font ! C'est intéressant d'écouter plus tard, mais le plus souvent, il n'y a personne pour le raconter. Tu ouvres la moindre fissure dans la voiture, et ça...

– Très bien, dit Vassiliev avec lassitude. Il avait tout compris. Allez voir quelqu'un d'autre. Votre département, le ministère de l'Agriculture, le ministère de la Psychologie, ou peu importe comment vous l'appelez, vous êtes doués pour retourner le cerveau des gens, je le sais. Et lire de la fiction, à ce que je vois. Mais il n'y a pas d'imbéciles pour vous croire, vous le savez ? Plus personne ne regarde votre télévision, à propos des espions dans les écoles et des saboteurs dans les mines. Et à propos des fantômes de Mozharovo, que je serais le seul à voir, je ne veux plus en entendre parler, d'accord ? Je ne veux plus ! Je n'écrirai rien de toute façon, mais même si je le faisais, vous ne me laisseriez pas faire.

– On a affaire à un clown, hein ? sourit l’agent, mais il saisit brusquement la radio. Voiture huit, j’écoute ! »

Son visage devint gris, il s'affaissa et s'assit lourdement sur la banquette.

« Ils l'ont ouvert dans la douze, dit-il à Koshmin d'une voix à peine audible.

– Les correspondants ? demanda Koshmin en bondissant.

– Les gars de la télé. Crétins.

– Et donc, tous ? De A à Z ?

– Qu’est-ce que tu crois ? Est-ce que ça s’est déjà passé autrement ?

– Quelle idiote ! murmura furieusement Koshmin. J'ai vu sur son visage qu'elle était idiote. On n’en acceptera plus jamais des comme ça.

– Ah, tu parles de la morte, dit l’agent d’un air réprobateur.

Vassiliev ne comprenait pas encore que c’était la jeune femme de Vesti qu’ils appelaient « la morte ». Tout lui parvenait comme à travers du coton.

« Les femmes n'ont rien à faire ici, répéta Koshmin. Je n'en prendrai plus de ma vie. Que vont-ils faire du train de tête à Moscou maintenant, c'est terrible ...

– Bon, allons-y, dit l’agent. Il faut faire la paperasse, nettoyer... »

Ils quittèrent le compartiment, Vassiliev les suivit.

« Assis ! ordonna Koshmin en se retournant.

– Non, c’est bon, qu’il jette un œil. Peut-être qu’il comprendra quelque chose, intervint l’agent.

– Bon, viens, » dit l'instructeur en haussant les épaules.

Ils traversèrent la voiture spéciale d'un Mayerson terrorisé. "Sorry, a little incident", lança Koshmin dans un anglais impeccable. Mayerson balbutiait quelque chose sur les conditions stipulées de sécurité personnelle. Les cinq wagons qui les séparaient du douzième parurent à Vassiliev sortis d’un train express infiniment long. Un instant, il jeta un coup d'œil par la fenêtre, derrière laquelle s'étendaient toujours les mêmes villages gris ; un nuage violet les surplombait sans se répandre.

Trois autres agents se tenaient déjà sur la plateforme d’accès au douzième wagon. Ils firent un pas de côté devant Koshmin. Vassiliev regarda dans le couloir.

La moitié des vitres était brisée, les portes du compartiment étaient défoncées, les cloisons étaient froissées, comme si un colosse d’airain terriblement fort avait folâtré tout son soûl dans la voiture. Le toit de la voiture s'arquait légèrement, comme s'il avait été gonflé de l'intérieur. Les fenêtres survivantes étaient couvertes de sang, des lambeaux de vêtements gisaient partout dans le couloir, un tibia rongé était visible dans le compartiment le plus proche. Une odeur étrange flottait dans la voiture, se mêlant à celle, écœurante, du sang, une odeur putride et hors d’âge : ça sentait comme dans une baraque vide, où des chiffons de suif pourrissent depuis longtemps et où les souris sont devenues les seules maîtresses des lieux.

« Trois minutes, a déclaré l'un des agents. Trois minutes au total.

– Avec quoi l'ont-ils donc... achetée ? demanda le second, plus jeune.

– Tu ne le sauras jamais, répondit le premier en haussant les épaules. Elle ne te le racontera pas.

– Retourne dans ton compartiment, dit Koshmin en se tournant vers Vassiliev. Fume-toi une clope, on dirait que ton visage descend jusqu’à tes pompes. C’est bon, il ne nous reste plus qu’à traverser Kroshino, et ensuite tout baignera. »

Ce texte a initialement été réalisé et publié par l'auteur russe Dmitry Lvovitch Bykov. D'habitude, on vous indique que toute réutilisation, à des fins commerciales ou non, est proscrite sans son accord, cependant la présence de ce texte sur notre site alors qu'il fait partie d'une publication papier peut vous faire deviner qu'il s'agit d'un cas particulier. Bykov est un auteur qui se positionne à contre-courant de ses pairs au sujet des droits d'auteur, qu'il considère comme des freins à la création artistique. Il affirme de même que gagner de l'argent avec la littérature la pervertit et se dit même totalement favorable au piratage, tant que cela permet la diffusion la plus large possible d'œuvres artistiques.

Conséquemment, il rejette les droits d'auteur sur ses propres œuvres et invite tout le monde à copier et republier ses contenus sans prendre la peine de lui demander la permissions (ce qui fait qu'il existe une multitude de republications de l'intégralité de ses livres sur le web russophone ; la source que nous avons utilisée est l’une d’elle). À l'heure où ce texte est publié, bien que Dmitry Bykov reste le propriétaire exclusif des droits moraux sur ses créations, la publication est donc librement réutilisable peu importe le contexte (nous changerons ce paragraphe si nous apprenons que l'attitude de Bykov au sujet des droits d'auteur a changé). Nous le remercions pour la possibilité que cela nous offre en termes de publication. De même, le fait de publier certains de ses textes est une marque de soutien à un auteur qui subit, comme de nombreux autres artistes engagés, les persécutions du régime poutinien.

L'équipe du Nécronomorial remercie également Magnosa qui a assuré sa traduction du russe vers le français à partir de l'originale, AngeNoire et Écho qui ont participé au processus d'analyse et de sélection conformément à la ligne éditoriale, et Neaoce et Yaamane qui se sont chargées de la correction et la mise en forme.

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