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La singularité d'une pierre


Temps de lecture : 20 minutes

Lou n’avait jamais été du genre à croire en la magie. Ni en Dieu, d’ailleurs. La solitude, la misère, la mort, la faim, ces seules compagnes lui murmuraient et lui répétaient que rien en ce monde ne veillait sur les Hommes, que les fantasmes n’étaient que des chimères et les rêves des illusions. Vivre ? Quel était ce mot fait pour les chanceux et les biens nés ? Lui n’était qu’un homme simple, ne pensant qu’à boire, manger et dormir avant de voir un nouveau jour. La rude enfance qu’il avait subie lui avait appris qu’il ne fallait jamais rien attendre de l’avenir. Seulement prendre sans se faire prendre et trouver un coin où cuver son vin. Son père, avant de finir à la potence, lui avait bien dit de ne jamais être plus qu’il n’était.

Alors que dire de lui ? Pas grand-chose, hélas. Méthodiquement, sans une pensée, il pillait et volait ce dont il avait besoin quand il en avait besoin. Il rentrait dans la première maison et sortait avec son butin discrètement, sans faire état de chez qui il pénétrait. Il prenait de sa main large et épaisse, renversait les vases et prenait le pain, le saucisson, le linge frais et propre. Généralement, il attendait que les chaumières soient délaissées pour s’y glisser. Il n’était pas stupide le Lou, il était juste lui, un pauvre hère qui ne vivait jamais qu’au jour le jour sans avoir de grands espoirs.

Mais parfois, Lou aimait se dire que son esprit ressemblait à un morceau de bois épais, difficile à briser, qu’il avait bien plus de valeur que tous les poudrés. Ceux qui le connaissaient savaient même que s’il était loin d’être taillé par la main de l’éducation et des conventions, sa richesse, qui ne pouvait être que naturelle, résidait dans le fait que c’était un homme fiable, à qui il était toujours possible de demander des services qui seraient respectés. Lou n’était pas n’importe qui dans la belle ville de Blois, il était un homme de main tout à fait appréciable, qui demandait peu et travaillait bien. Sa seule particularité étant de refuser de s’attacher à des gens ou des troupes quelconques.

Dans le sens où rien ne l’avait jamais mené à croire en autre chose que le sang, le fer et les portes arrachées de leurs gonds, qu’à une existence sans avenir, Lou s’était toujours moqué de ceux qui priaient pour des jours meilleurs. À ses yeux, rien ne venait jamais que par soi-même, et il n’y avait pas de place pour autre chose que les plaisirs concrets. Il ne croyait même pas au diable, il s’en contrefichait. Tout ce qui lui importait, c’était de combler sa panse le soir venu.

Mais s’il était bien heureux de pouvoir dormir dans des maisons abandonnées ou sous des ponts tant qu’il avait de quoi boire, Lou s’aperçut un jour que quelque chose lui manquait. La solitude lui pesait malgré les prostituées et les piliers de bar, et c’est perdu dans ses pensées, alors qu’il lui semblait voir une vie qui lui avait échappé dans le portrait de la famille qu’il cambriolait, qu’il commit pour la première fois en ses vingt-deux ans une erreur grave. L’an 1885 avait été bien malheureux. Il se souvenait encore du visage de la fillette, de sa crainte d’être fait, de ses mains tordant son petit cou fragile.

Lou avait agi par instinct ce soir-là, comme il l’avait toujours fait. Il s’était violemment tourné vers la gosse qui hurlait, l’avait saisie sans réfléchir et avait serré. On eut beau le frapper alors que ses doigts s’enfonçaient dans la chair, il n’avait lâché qu’une fois à moitié assommé, les yeux fous. Ce qu’il appela l’accident fut une révélation. Il n’avait été dans le faux qu’en pensant, et tandis qu’il vivait ses derniers jours, il se refusait d’imaginer. S’il croupissait dans une geôle en attendant d’être pendu comme son paternel, alors ce serait les yeux clos, afin de ne jamais apprendre ce que la culpabilité et les regrets pouvaient signifier. Mais si Lou souhaitait dormir depuis son arrivée il y a deux jours, il n'y parvenait pas à cause de son codétenu. En effet, il se devait de le surveiller dans les pauvres douze mètres carrés qui les réunissaient. Pas parce qu'il avait l'air dangereux, seulement parce que les lieux étaient bien trop silencieux.

À son arrivée, ce couloir mortel bourdonnait d’activité entre les chuchotements, les cris, les suppliques, les rires et ceux qui se parlaient entre eux. Les gardes passaient régulièrement, frappaient sur les barreaux et gueulaient des ordres qui n’avaient ni queue ni tête. À quoi est-ce que ça servait de faire son lit ? Ils étaient la lie de l’humanité et ils allaient crever. Un drap mal tendu était le dernier de leurs soucis, mais quelque part, Lou aimait bien prendre soin de la couverture qui pendait lamentablement sur sa planche de bois. Ça lui faisait toujours un peu d’activité. Mais là, sans même entendre le geignard qui pleurait qu’il avait faim à côté, l’atmosphère lui semblait trop étrange pour penser au ménage. C’était au point qu’il préférait rester assis près de la porte en attendant un signe d’activité, fixant ses doigts souillés par la poussière grise venant des murs humides.

Malgré tout, au bout d'un moment, Lou finit par lever son regard de ses mains pour jeter un œil vers son compagnon d’infortune. Il lui semblait bien étrange de voir ce type en ce lieu, ce gringalet plus haut que lui d’une tête, se balançant d’avant en arrière en se murmurant à lui-même. Lou se disait bien que ce devait être un fou, il n’avait pas bougé du coin où il se tenait depuis son arrivée et il sentait la maladie à plein nez. Maigre comme un clou, l’incongru personnage refusait de manger, de lever les yeux, de faire quoi que ce soit sauf se pisser dessus. À chaque fois qu’il se soulageait sur lui-même, il émettait un râle de plaisir qui dégoûtait son colocataire.

Cette fois, il changea de ses habitudes en lui retournant son regard. Ses yeux bleus éteints semblaient ne pas le voir, et pourtant, il lui sourit. Quelque chose dans ces dents noires et abîmées qui osaient timidement se montrer effrita le contrôle du prisonnier sur lui-même. Il ne savait pas pourquoi il était soudainement si en colère, mais cette rage se libéra quand l’autre porta sa main à son entrejambe en gémissant longuement. Choqué, insulté, il se leva avec vivacité pour gueuler sur le type. Lui dire que c’était un pervers dégueulasse. Et devant ce sourire qui s’élargissait, il lui mit un coup de pied au visage avant de l’attraper par ses cheveux noirs, gras et épais, pour le projeter contre les barreaux. Ce n’est qu’après l’avoir convenablement passé à tabac qu’il appela les gardes. Il dénonça l’homosexuel avec ardeur, vomit l’outrage qu’on lui faisait en le plaçant dans la même cellule que lui, se plaignit de la puanteur, de cette situation insupportable, et demanda à ce qu’il soit transféré ailleurs avant qu’il ne le tue lui-même. Mais personne ne vint. Et c’est avec rage qu’il frappa les barreaux avant de s’asseoir de nouveau, soucieux, devant le gringalet qui s’éloignait en rampant. Il comptait bien le garder à l’œil jusqu’à ce qu’il ait quitté sa piaule.

Quand ce fut l’heure de la soupe, Lou s’étonna de ne pas voir les gardes apporter leur pitance habituelle. C’était généralement un jeune homme fort agréable, un bon p’tit gars, qui venait avec la soupière calée dans les bras. Mais ce dernier était aux abonnés absents. Il appela, doucement pour ne pas énerver ses geôliers s’ils étaient tout près, puis plus franchement quand il se rendit compte que personne ne lui répondait, pas même ses compagnons qui se trouvaient à sa gauche et sa droite. Et devant lui, le mur de briques épaisses et poussiéreuses ne lui rendit que l’écho de sa voix. C’est peut-être à ce moment que le prisonnier comprit réellement l’anormalité de la situation. Quand il s’était couché la veille, tout allait bien, mais depuis son réveil… Une sueur froide le fit frissonner.

Il se tourna immédiatement pour observer le type. Celui-ci était revenu à sa place après avoir été brutalisé, il tenait son nez de ses mains ensanglantées, regardant avec haine Lou qui déglutit malgré lui. Il venait de réaliser qu’en dehors du contraire, ils étaient seuls, sans nourriture, sans eau. Sans personne.

– Si t’fais trop de bruit, ils viendront pas, murmura le gringalet d’une voix rauque, étouffée par ses mains qu’il gardait contre son visage.

– Tu causes toi maintenant ?

– Ptêt que t’imagines ma voix.

– Pédé, grogna-t-il devant la réponse, alors qu’un rire goguenard s’échappait des lèvres boursouflées. Mais cette fois, Lou sentait que ce n’était pas une bonne idée de le frapper. La situation avait changé, il ne savait pas ce qu’il se passait et s’il devait avoir besoin de lui, s’il devait le bouffer… Il n’était pas du genre à faire la fine bouche, surtout depuis la guerre.

– Tu d’vrais ptêt pas m’regarder com’ça. J’vais finir par dire qu’c’est toi qui veux m’baiser.

– Ta gueule, cria-t-il en se levant, montrant les muscles de son torse massif. Lou avait l’allure d’un ours. Peu pouvaient rivaliser en force avec lui, et sa sauvagerie en faisait un combattant redoutable malgré son manque de subtilité.

Et face à l’attente, au silence qui prit de nouveau place, Lou s’installa sur sa couchette en espérant que cela ferait passer le temps plus vite. Il osa même fermer ses paupières pour se concentrer sur ce qu’il pouvait entendre. Il frissonna malgré lui en se rendant compte qu’il ne pouvait même pas percevoir le chant des oiseaux ou le souffle du vent. Enfin, alors qu’il somnolait depuis ce qu’il pensait être plusieurs heures, un bruit timide finit par attirer son attention et réveiller son cerveau embrumé. Il s’agissait de chuchotements. Ses paupières s’ouvrirent et il sursauta brutalement devant l’ombre qui s’éclipsa depuis le coin de son œil. Son cœur battait si vite qu’il tambourinait dans ses oreilles et il se retourna brutalement vers son compagnon. Celui-ci, qui ne semblait pas avoir bougé, l’observait avec attention, sa bouche tordue en sourire discret.

– C’était quoi ?


– C’ÉTAIT QUOI, BORDEL ! cria-t-il, une goutte de sueur glissant le long de son front. Mais l’autre refusa de lui répondre. Il était reparti dans son mutisme, et rien ne semblait l’avoir dérangé. Et puis brusquement, un coup frappa le barreau de fer.

– Fermez-la bande de chiens ! Vous êtes pas chez vos mères !

Le garde reprit sa route, tout comme les murmures, les cris, les suppliques, le pauvre geignard qui se plaignait constamment de la faim. Le son des pieds qui raclent le sol, des gamelles léchées encore et encore... Il semblait que tout était redevenu normal, et devant lui : le pain qu’on lui avait jeté pour repas et un bol rempli d’eau. Interloqué, il s’approcha du mur de gauche, celui contre lequel était sa planche, et demanda à son voisin l’heure. Celui-ci lui indiqua avec amabilité qu’il était midi et que le garde avec sa soupière venait à peine de passer. Lou n’arrivait pas à comprendre. Il était certain qu’il avait attendu au point qu’ils auraient dû être le soir. Néanmoins, refusant de se poser des questions alors qu’il n’aurait sans doute aucune réponse, il décida de profiter de ce retour à la norme pour héler un garde qui revenait dans son sens. Celui-ci, l’air usé s’approcha avec un ennui visible, et Lou fit des efforts pour paraître le plus respectueux possible.

– Siouplaît m’sieur. Vous s’riez bien bon d’me changer d’cellule ou d’le virer, c’est un pédé, j’mérite pas d’êt’avec ça moi. J’suis un bon gars.

– Tu crois qu’on va écouter tes doléances mon ptiaux ? Tu t’crois où ? Hein ? grogna l’homme qui attrapa brutalement Lou par les testicules.

Il échappa un cri de douleur en essayant de s’écarter, mais la poigne serra plus fort, l’empêchant de fuir.

– J’vais te dire, j’en ai rien à foutre qu’il te baise. Ça t’apprendra ptêt le respect alors tiens-toi à carreau avant qu’vienne ton tour, cracha-t-il avant de le lâcher.

Lou voulut l’attraper pour se venger, mais bien lui en prit qu’en un coup de bâton lui frappa la main. C’est dans un nouveau cri de douleur qu’il s’éloigna, son pouce tordu et ensanglanté caché contre lui.

Le monde tenait jusqu’au bout à lui rappeler qu’il n’était qu’un moins que rien, n’est-ce-pas ? Serrant son poing valide, il fusilla du regard le garde qui disparaissait à l’angle de son champ de vision. Le cœur remplit de rage, il passa l’après-midi prostré, pestant encore et encore en suçotant sa main blessée. Mais jamais ses yeux ne se détournèrent de celui contre qui il dirigea toute sa haine et sa frustration. Il comptait bien buter le gringalet cette nuit. Oh oui, il l’étranglerait facilement d’une main, et cette fois-ci, le silence serait de bon augure. Son compagnon de cellule sembla étrangement le comprendre, car il essaya de se faire le plus petit possible. Lou se demanda à quoi il ressemblerait entassé dans une boîte.

Le soir venu, après avoir dévoré sa pitance et bu sa ration d’eau et celle de l’autre. Lou s’installa sur sa couchette comme d’habitude afin d’affaiblir la vigilance du gringalet. Il attendit même que toutes les lumières soient éteintes pour que seul le noir subsiste. Après tout, la piètre lucarne qui les éclairait faiblement le jour, à trois mètres de haut du sol, était insuffisante pour donner le moindre éclairage la nuit. Et là, là, Lou pouvait frapper. Les ténèbres avaient toujours été ses alliées, il serait étrange que soudainement, il ne soit plus capable de venir à bout d’un opposant alors qu’il connaissait parfaitement les lieux et qu’il entendait tout. Alors que cela faisait à peine quelques minutes qu’il était couché, son visage barbu sourit tandis que les lumières du couloir s’éloignaient, signifiant que les gardes n’allaient pas revenir avant un bon quart d’heure.

Mais alors qu’il venait à peine de voir la lumière s’éloigner, en un battement de cil, il se rendit compte que sa cellule était étrangement lumineuse. Et en se relevant pleinement sous l’effet de la surprise et de l’incompréhension, il prit conscience que le flamboiement des lampes qu’il percevait restait statique. Pire encore, le silence était revenu. Jetant vivement son regard vers l’endroit où se trouvait le gringalet, il déglutit quand il vit que ses yeux étaient fixés vers le mur du couloir.

– Qu’est-ce s’qui’s passe ? chuchota-t-il, incapable de comprendre, mais sachant que lentement, le monde normal tendait à leur échapper. Sauf que le zoziau ne répondit pas. Néanmoins, il se leva pour la première fois depuis qu’il avait été jeté dans ce trou et marcha faiblement vers les barreaux. De ses bras maigres, il s’accrocha, comme s’il voyait quelque chose qui était invisible pour Lou. Puis, il les entendit. Les chuchotements.

Ces murmures étaient si bas que dans l’ambiance habituelle de la prison, il était certain qu’il n’aurait jamais pu les percevoir, mais dans cette atmosphère étrange, où seul le gringalet et lui-même semblaient présents… Il grimaça en essayant de se concentrer sur les chuintements. Ceux-ci n’étaient pas assez forts pour qu’il puisse comprendre des mots distincts ou même des syllabes. C’était comme si les sons glissaient sur la langue, comme si des dizaines de serpents essayaient de s’exprimer en même temps, c’était incompréhensible. Et pourtant, son codétenu ouvrit la bouche pour leur répondre, un fin sifflement d’air s’échappa de ses lèvres gercées, et il murmura à son tour :

– Bonjour.

Ce simple mot, d’une banalité sans nom, arracha des sueurs froides à Lou alors que les chuchotements s’amplifiaient. Il pouvait désormais distinguer plusieurs voix dont le niveau variait sans cesse. Et l’autre, l’autre leur parlait. Guidé par la peur, il se leva brutalement et attrapa le gringalet par la peau du cou. Ses doigts s’enfoncèrent dans sa chair et il frappa sa tête contre les barreaux. Du sang gicla sur son propre visage quand il lui cassa le nez, mais il n’arrêta pas, il ne voulait pas arrêter tant que ce maudit taré n’était pas en bouillie à ses pieds. Il sentait qu’il était sur le point d’en finir avec lui lorsqu’un gargouillis s’échappa de la gorge de sa victime, quand un coup de matraque lui tomba violemment sur le crâne. À moitié assommé, son sang coulant cette fois-ci le long de son front, Lou regarda le garde, hébété, incapable de dire quoi que ce soit.

– Tenez-vous tranquilles, merdeux ! éructa le garde qu’il peinait à voir. Et sans un mot de plus, celui-ci parti, laissant les deux hommes dans le noir.

Quand il se réveilla au matin, Lou jeta de suite son regard vers le gringalet qui semblait inconscient. Toujours sur le sol, là où il l’avait laissé, le type baignait dans son sang et sa pisse. Il puait tellement que Lou choisit de se reculer dans le fond de la cellule, mais l’autre devait être vivant, sinon les gardes l’auraient déjà emmené pour le mettre dans un charnier. Enfin, il s’amusa à essayer d’atteindre la fenêtre en prenant soin de ne pas se faire voir par les gardes. Mais il était trop court bien sûr, jamais il ne pouvait atteindre ce puits de lumière seul. Au bout d’une heure dans son coin, l’ennui le gagnant, Lou finit par accepter de penser. Il se rendit compte qu’il ne savait pas ce qui se passait lorsque tout devenait silencieux, mais que pour autant, ils n’avaient pas l’air d’être coupés de la réalité. Sinon, le garde n’aurait pas pu intervenir, pas vrai ? Enfin, Lou se dit qu’il devenait peut-être sourd. Ça lui semblait couler de source. Les murmures, c’était juste son esprit qui lui jouait des tours parce qu’il devait avoir des périodes où son audition le lâchait, voilà tout. Et s’il entendait l’autre lui parler, c’était parce qu’il s’exprimait assez fort pour que son ouïe puisse intercepter les sons.

Bien content de ces explications, il se laissa aller à la somnolence. L’autre était à terre, il ne risquait rien dans l’état dans lequel il l’avait mis, ria-t-il. Et puis, il avait encore du temps avant midi. Fermant doucement les yeux, il se laissa aller à quelques souvenirs. À quand son père était encore là, et qu’ensemble, ils faisaient ripaille sur un bœuf fraîchement volé à une carriole. Un bon feu, de la chair fraîche et chaude, du vin à ne plus en pouvoir, ces plaisirs valaient bien la vie des hommes qu’ils avaient arrachée. Rien ne se faisait sans quelques sacrifices à l’époque. Et pourtant, Lou se remémorait le visage de son père, insouciant, rempli d’allégresse alors qu’il dévorait la carcasse de la bête. Ce qui était amusant, c’est qu’ils auraient pu se remplir les poches avant de partir, mais non, son père lui avait appris à ne jamais rien prendre de plus que le nécessaire. Ils pillaient et tuaient sans penser au lendemain, des jours heureux qui devinrent difficiles durant la guerre. Les marchands prirent des gardes plus chers, plus coûteux, plus expérimentés, et son pauvre paternel se fit attraper après avoir sous-estimé sa cible. Lui ? Il avait fui pour ne revoir son « pa » qu’au bout d’une corde deux jours plus tard. Les corbeaux avaient déjà bouffé ses yeux.

Balayant cette vision en secouant légèrement la tête, Lou décida que se souvenir n’était peut-être pas une bonne idée. Cependant, il avait tellement de temps à perdre que pour la première fois de son existence, il était confronté à l’ennui. Et que ne fait-on pas pour lui échapper ? Soupirant, il rouvrit les yeux et lâcha un cri de surprise. Le gringalet était revenu dans son coin. Et il était proche, trop proche. Se relevant vivement, il s’éloigna jusqu’à se cogner contre sa couchette. Son souffle erratique résonnait dans ses oreilles avec les battements de son cœur, et presque instinctivement, il se colla contre les barreaux pour essayer de voir, percevoir quelqu’un. Le silence lui répondit.

Déglutissant, Lou essaya de se convaincre que ce n’était que son audition, qu’il ne devait pas en faire tout un plat comme il disait. Mais la peur s’insérait vicieusement dans ses veines. Froide, vicieuse, elle remonta le long de sa colonne alors que lentement, il revenait vers sa couchette afin de s’y asseoir. Concret, il devait le rester. Sans attendre son regard se porta sur la lucarne. Le jour la traversait avec difficulté, un épais brouillard l’empêchait de passer pleinement, mais il en était certain, midi était proche. Quelque peu rassuré, il goûta pour la première fois à ce vide étrange qu’il avait toujours perturbé les premières fois. Et c’était dérangeant. Il avait l’impression d’être seul avec lui-même pour la première fois comme il n’entendait plus que son corps en fonction. Il ne savait même pas comment c’était faisable, est-ce que c’était ça de devenir sourd ? Ça lui semblait surréaliste. Ouvrant et fermant la bouche, il se surprit à sentir tout son être avec davantage de précision, la poussière sur ses mains, sur ses cheveux, cette couche de saleté à laquelle il n’avait fait attention semblait soudainement si lourde. Et dans son caleçon… il grimaça de dégoût en réalisant qu’il aurait aimé se baigner.

Au bout d’un temps à faire attention à tout et n’importe quoi, redécouvrant sa propre personne et son environnement qui sentaient définitivement horriblement mauvais. Lou réalisa qu’il attendait que quelque chose se passe. Ce n’était pourtant pas son genre, il prenait au moment venu, mais dans cet instant où ses sens se révélaient à lui-même… le prisonnier se demanda s’il finirait de nouveau par entendre les chuchotements. Devant cette pensée stupide, il fronça les sourcils. La folie était-elle contagieuse ? se dit-il en regardant la forme prostrée, ou était-ce à force de ne rien faire ? Devant la crainte provoquée par son ignorance, Lou éprouva le besoin de parler. Il voulait dire quelque chose, n’importe quoi, mais le seul son qui s’échappa de lui fut un râle étouffé. Surpris, il essaya de nouveau de s’exprimer, mais l’air se glissait de ses poumons sans faire vibrer ses cordes vocales.

La terreur le frappa comme une lame glaciale. Et pendant qu’il se soulevait pour s’évertuer à crier, cracher des jurons jusqu’à en tousser, il ne s’aperçut pas que le gringalet s’était levé à son tour. Ce n’est que lorsqu’il fut devant les barreaux qu’il le vit. Son visage maculé de sang séché l’empêchait de voir clairement sa figure, mais ses yeux brûlaient d’une haine farouche, ils le transperçaient comme une dague chauffée à blanc qui irradiait son être. Ce qui était censé être son codétenu sourit, dévoilant des dents brisées. Pendant un instant il lui sembla qu’il allait lui dire quelque chose, mais sa vision disparut au même moment qu’il bougea ses lèvres. Ce vide sensoriel l’épouvanta. Il eut l’impression d’hurler, de vider l’air de ses poumons, mais c’était comme si la réalité lui échappait. Son esprit seul chutait dans les ténèbres…

Lou se réveilla quand les gardes entrèrent dans sa cellule. La gorge sèche, les yeux fatigués, sa cervelle ne prit conscience pleinement que lorsqu’un des hommes lui somma de se lever en hurlant. Il était de nouveau dans le monde normal, il était de retour. Mais le gringalet, lui, était absent. Ce fut comme un coup de poing dans son estomac. Brutalement, il se mit à vomir sa bile sur le pauvre gars qui était devant lui. Ce dernier recula avec dégoût, mais ne le frappa pas. La sueur sur son front indiquait qu’il avait d’autres chats à fouetter. L’officier cependant n’hésita pas, lui, à le prendre par le col pour mettre son visage devant le sien.

– Où est-il ?! demanda-t-il sèchement. Ses yeux le regardaient presque comme ceux de l’autre, Lou gémit devant ce souvenir.

– J’sais pas. J’vous l’jure, m’sieur. L’était là, j’sais pas c’qui s’est passé, i pouvait pô sortir. Même moi j’voudrais bien, mais c’est pô possible, plaida-t-il, choisissant d’être honnête face à ce qu’il ne pouvait comprendre. Et pour la première fois de son existence, une pensée folle parvint à lui sembler plausible. Il n’avait aucune réponse, rien ne pouvait les faire sortir d’ici, rien… Mais alors qu’il commençait à y croire, le garde aux chaussures souillées s’exprima :

– Il a ptêt eu un complice d’l’extérieur. Personne s’échappe d’ici, on a pas d’évadés des cellules. C’est pas faisable. Et pis, vu la puanteur de ce qui vient d’sortir, il a ptêt été empoisonné pour pas parler.

À ces mots, l’officier lâcha Lou qui retomba sur sa couchette. Oui, cette hypothèse tenait la route. Il avait été empoisonné et il avait halluciné, tout simplement. Peut-être même que ces ténèbres et ce vide qu’il avait ressenti étaient les symptômes de la mort qu’il avait dû frôler. Qu’est-ce qu’il se sentait stupide. Bon sang de Dieu. Enfin, après quelques fouilles qui furent fort rapides étant donné la petitesse des lieux, les trois hommes partirent après avoir veillé à bien refermer la porte. Le gringalet s’était enfui, il était parvenu à s’échapper. Réalisant cela, Lou sentit la rage rougir ses joues. Bien sûr, les chuchotements, c’étaient tout bonnement ses complices qu’il avait entendus. Mais comme il s’était fait un ennemi de ce tordu, il avait choisi de l’empoisonner plutôt que de l’emmener avec lui. Lou en grogna de frustration et frappa son poing contre le mur. S’il avait su… Mais non, à la place, il avait fallu qu’il se le mette à dos alors que dans quatre jours il allait à la potence. Pestant encore et encore, il ignora la soif et la faim jusqu’au soir où on lui apporta finalement de quoi se sustenter. Évidemment, comme son codétenu avait réussi à s’enfuir, l’un des geôliers qui apportaient la popote cracha un bon gros mollard dans sa pitance. Lou jeûna ce soir-là, malgré les protestations de son estomac.

Alors qu’il se sentait enfin en sécurité pour le peu de temps qui lui restait, Lou se réveilla au beau milieu de la nuit dans un silence des plus glaçants. Allongé sur sa couchette, il déglutit, les yeux grands ouverts, fixant l’ombre dans le coin du mur où se tenait habituellement le gringalet.

Il était là, avec ses yeux qui brillaient dans l’obscurité.

Lou se releva brusquement, incapable d’émettre le moindre son à cause de la stupeur et de la terreur qui paralysait sa cervelle. C’était impossible, ça allait au-delà des lois de la nature. C’était de la… de la magie, réalisa-t-il, éberlué. Il n’avait néanmoins pas le temps de penser plus que son codétenu s’approcha. Chacun de ses pas brisait toutes ses certitudes, il était impuissant face à ce qu’il ne pouvait comprendre. Et pourtant, la rage du désespoir le guida quand il essaya de frapper cet homme qui ne pouvait être qu’un monstre. Un acte inutile, ce dernier attrapa son poing afin de rapprocher sa bouche de son oreille.

– Pourquoi te bat’ ? Nous sommes tous condamnés. Mais y’a un moyen de sortir, une façon nouvelle de r’naître meilleur, plus fort, plus intelligent, plus libre. Et t’as été choisi Lou. Tous ceux ici l’ont été.

Horrifié, Lou ne comprenait pas ce qu’on lui disait. Il savait juste qu’il avait tenté de se défendre, qu’il avait largement le dessus sur l’autre, et que pourtant… Ses deux poignets furent saisis et placés au-dessus de sa tête. Il se sentait mal, il haletait, son souffle lui échappait. La boule dans son ventre devenait tellement lourde qu’il en avait la nausée, mais dans un effort ultime, il parvint à se dégager pour tomber au sol.

– Laisse-moi, j’te f’rai plus rien ! J’le jure ! J’suis désolé, j’suis désolé ! cria-t-il en rampant vers les barreaux.

Le gringalet rit doucement en s’approchant de sa victime et plia les jambes pour pouvoir lui caresser les cheveux pendant que Lou gémissait. Il allait mourir, quelque chose lui disait que c’était la fin. Il en était persuadé et il ferma les yeux en attendant les coups, mais rien ne vint. Le lascar s’était éloigné pour aller à l’endroit où il restait habituellement assis. Là, depuis ce coin, Lou put entendre les chuchotements et le fou qui leur répondait en gloussant. Il prit même une voix plus douce, sensuelle, remarqua le pauvre bougre qui n’avait pas osé se relever.

– Oui, oui. Tu m’emmènes si j’te le laisse, n’est-ce-pas ? J’voulais bien m’le faire pour un dernier ptit plaisir, mais si c’est avec toi… Oui, bien sûr, j’ai bien compris. Il n’a pô encore tout donné, t’aimes voir… t’aimes aussi être regardé, susurra-t-il, son regard rempli d’un désir qui amena Lou à se remettre sur ses pieds pour tenter de s’éloigner le plus possible.

Le gringalet se déshabilla lascivement, comme s’il souhaitait faire monter la température de la pièce qui restait désespérément froide. Il fixait le mur de briques en se mouvant, et petit à petit, sous les yeux médusés de Lou, ce dernier se mit à luire. Il put voir des dizaines de visages féminins dans les reliefs qui riaient et chuchotaient des mots incompréhensibles que l’autre devait bien comprendre car il se mit à danser en mettant en avant ses fesses et son membre qui durcissait. Il se caressait lascivement, touchant encore et encore la façade devant lui qui répondit en gémissant. Des dizaines de cris d’excitation, de plaisir, qui lui faisaient tourner la tête. Il avait l’impression de perdre la raison et les murs… des mains de briques, poussiéreuses, grises, s’extirpèrent de ceux-ci pour frôler de leurs doigts l’avorton qui était au bord de l’extase. Ces femmes aux courbes pulpeuses, chaleureuses et familières se rapprochaient et Lou comprit que les parois venaient avec elles, qu’elles étaient la prison qui les cernait. Il ne tenta même pas de sauver le type, il resta contre les barreaux et se retourna tout en appelant au secours de toutes ses forces, et derrière lui…

Tim, qui n’avait jamais été aimé durant toute son existence, qui n’avait jamais été rien d’autre que le souffre-douleur des rues, l’homme à qui on confiait les tâches les plus basses, avait la sensation de vivre pour la première fois de son existence. Le mur le comprenait, le mur était là pour lui apprendre à aimer et être aimé. Il était l’essence même du bonheur et ils étaient sur le point de ne faire plus qu’un. Son membre gorgé de sang était saisi tour à tour. Il était désiré, voulu, et au moment de jouir, les lèvres du mur léchèrent son gland rougi. Il vint si violemment et brutalement qu’il fut complètement désorienté lorsqu’il hurla de douleur. La bouche du visage jovial s’était refermée sur lui, arrachant sa virilité. Tim ne perdit pas pour autant son sourire.

Au hurlement de l’avorton, Lou s’était retourné, et la scène s’imprima au fer blanc dans son cerveau. Ce type était en train de se faire dévorer, de se faire écraser par les femmes de pierres et les parois qui se réunissaient pour ne faire plus qu’un. Un jet de sang atterrit sur sa face, si chaud… Il poussa un cri profond qui lui parut étranger. La chair broyée, les os brisés, il entendait si parfaitement l’agonie de son codétenu, ses râles de souffrance alors que sa tête était arrachée par des mains avides. Il se faisait déchiqueter, réduire en miettes, en une bouillie qui souillait ses pieds dénudés. Il ne sait pas combien de temps cela dura, ces bruits de mastications, ces rires sadiques et joyeux, mais les murs prirent leur temps, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien, pas la moindre goutte de sang sur le sol. Et puis, les femmes de briques se dirigèrent vers lui.

Lou s’époumona. Il ne voulait pas mourir, il n’avait jamais voulu disparaître, non, il n’avait jamais souhaité cela. Et peut-être que justement, vivre au jour le jour avait toujours été sa façon de ne jamais penser à sa fin. Alors maintenant qu’elle était si présente, si réelle… Les visages étaient si proches, il s’étonnait de ne pas sentir leur souffle. Mais au moment où il pensait se faire écraser contre les barreaux, seule une langue rêche passa le long de sa joue, là où le sang était encore frais. Ses yeux roulant dans ses orbites, il s’évanouit.

Quand il se réveilla le lendemain, Lou resta muet. Les larmes coulant le long de ses joues, il se leva douloureusement pour aller sur sa couchette. Il ne voulait pas mourir, il voulait vivre, vivre ! pensait-il de toutes ses forces. Ses pleurs devinrent des sanglots, et, alors qu’il se pensait perdu, il entendit le gringalet :

– On peut ne faire plus qu’un, Lou. Tu ne mourras pas, tu ne mourras jamais. Tu resteras avec nous, pour toujours, éternel.

En entendant cette voix, en voyant ce visage et ces yeux brillants de bonheur à l’intérieur de la brique en face de lui, pour la première fois, Lou se mit à croire.

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7 commentaires:

  1. C'est un peu long mais j'ai adoré.

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    1. Ta dernière critique m'a plus ou moins motivée pour passer plus de temps sur mes textes x)

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  2. Ce texte est vraiment bon, dommage qu'il n'ait pas eu le succès escompté

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  3. Il est génial ce texte de toute façon

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  4. Vraiment bien écrite, à cause des murs cette histoire m'évoque celle du livre "Démences" de Graham Masterton.

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  5. Vraiment étrange comme histoire, je reste perplexe...

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