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Mon nom est Matt. Et pour tout vous dire, mon enfance ne fut pas des plus « normales ». Sous aucun aspect. Quelque chose est arrivé à ma famille, quelque chose de presque impossible à comprendre. Mais je vais faire de mon mieux pour raconter mon histoire. Durant cinq longues années, j'ai vécu dans la terreur. Cinq années durant lesquelles nous avons tous connu la peur. Cinq années que nous ne pourrons jamais rattraper...
Mon père, Spence, n’était pas un homme très fort, que ce soit physiquement ou mentalement. Il était le type de père qui laissait souvent sa femme parler en son nom. Bon, il n’était pas non plus complètement un froussard, mais il se contentait souvent de se laisser porter par le courant plutôt que de tenter de l’altérer. Il travaillait dur et dédiait tout son temps libre à nous, sa famille. Il s'assurait toujours de satisfaire nos besoins ; sa douceur consolidant les fondations de notre famille.
C'était ma mère, Megan, qui en était la chef. Elle était franche, indépendante, et extrêmement loyale. Elle aimait les manières discrètes de mon père et, même à mon jeune âge, je pouvais voir la forte osmose qui les unissait.
Ma petite sœur, Stéphanie, était ma cadette d'un an. Elle me respectait grandement, et mon père me disait toujours qu'en tant que grand frère, j'avais la responsabilité de veiller sur elle. Nous nous entendions du mieux que l'on pouvait, et j'avais beau lui montrer de l'adversité fraternelle, je l'aimais.
Nous vivions dans une communauté de classe moyenne en banlieue, semblable à une vraie photo d'archive du Rêve Américain. Mon père travaillait neuf heures par jour, pendant que ma mère donnait des cours de yoga à la maison. C'était une vie agréable, organisée et structurée. Tout était soumis au débat, considéré et accompli en famille. C'était une bonne maison dans laquelle grandir.
Mais ça, c'était avant qu'il arrive.
C'était avant le Troisième Parent.
Juillet 1989
J'étais assis à table, attendant que mon père finisse de cuisiner. Ce soir, c'était à son tour de faire à manger. Et mon estomac gargouillait en attendant le plat que concoctait mon père: un poulet au romarin. Dans le salon, ma sœur Stéphanie était allongée sur le ventre et coloriait. Ses cheveux blonds dorés tombaient sur ses épaules, ondulant comme des vagues tandis qu'elle me regardait en souriant. Elle me montra le produit de ses efforts, et je la gratifiai d'un simple hochement de tête en retour, pas du tout impressionné. Elle me fit une grimace et continua de dessiner. Ma mère entra dans la cuisine, mettant ses cheveux en arrière, fraîchement sortie de la douche.
- Tout le monde est parti ? demanda mon père depuis son plan de travail.
Ma mère hocha la tête.
- Oui Spence, la maison est de nouveau toute à nous. Enseigner le yoga dans la cave était vraiment une bonne idée, il y fait tellement plus frais. Je suis contente que nous ayons fini d'aménager celle-ci pendant l'hiver. Mes clients apprécient aussi. Le soleil cogne dur, dehors.
- Maman, s'il te plaît, tu peux t'asseoir pour qu'on puisse manger ? » demandai-je de ma place à table.
Ma mère se retourna et se mit a rire.
- Matt, le garçon de six ans le plus affamé de ce côté du Mississippi. Pourquoi tu ne demandes pas à ton père de s'activer ? Après tout, c'est lui qui cuisine !
J'appuyai mon front sur le bord de la table.
- Papaaaaaaaaa, j'vais mourir de faim.
Stéphanie leva les yeux de son cahier de coloriage :
- Matt, dis pas de choses folles comme ça !
- C'est toi qui es folle, murmurai-je, sans même la regarder.
Elle me fit une grimace, en me tirant la langue.
- D'accord, d'accord, dit mon père en se retournant vers nous.
- Viens t'asseoir Steph, c'est prêt ! ordonnai-je alors à ma sœur.
L'odeur et l'aspect de la viande assaisonnée me faisaient déjà saliver. Alors qu'elle se levait et que ma mère prenait place à côté de moi, nous nous immobilisâmes tous. Quelqu'un frappait à la porte d'entrée. Ma mère et mon père s'échangèrent un regard perplexe. Mon père posa le repas sur la table, et nous dit d'attendre un instant. Grommelant, je le regardai marcher jusqu'à la porte. Il regarda à travers le trou de la serrure. Soudain, il sembla tendu, son corps devenant aussi rigide que le ciment d'une statue.
- Spence, qui est-ce ? demanda enfin ma mère.
Mon père se retourna lentement vers nous. Ses yeux étaient grand ouverts, et je pouvais voir la peur dilater ses pupilles. Ses lèvres tremblaient alors qu'il nous jetait des regards paniqués à Stéphanie et moi.
- Spence ! insista ma mère, le visage crispé d'anxiété.
- Non... Ça ne peut pas arriver... Pas encore..., murmura-t-il, le regard perdu dans le vide.
La porte fut secouée par une autre série de coups faisant écho dans toute la maison. Ma mère se leva, sa voix se cassant dans une terreur contagieuse.
- Spence, qui-est-ce ?! Qu'est ce qu'il se passe ?
- Je suis tellement désolé..., marmonna mon père, la main posée sur son estomac, le visage blanc comme un linge. Je dois le laisser entrer.
Avant qu'aucun d'entre nous n'ait pu dire quoi que ce soit, mon père se tourna et ouvrit la porte. Le soleil couchant m'aveuglant, je plissai les yeux pour voir qui était ce visiteur impromptu.
- Salut ! Je suis Tommy Taffy ! C'est bon de te revoir, Spence !
Alors que je regardais la scène, mon père recula lentement du seuil de la porte. Un homme entra dans la maison, fermant le battant derrière lui. Mon jeune cerveau essayait de trouver un sens à ce que je voyais, mais même à cet âge-là, je savais que quelque chose ne tournait pas rond avec ce visiteur inattendu. Il faisait à peu près 1m90, et arborait une touffe de cheveux dorés coupés courts autour de son crâne. Il portait un short kaki et un T-shirt blanc sur lequel était marqué le mot « SALUT ! », imprimé en police enfantine rouge. Mais ce ne fut pas ça qui me sauta aux yeux. C'était sa peau... Elle était complètement dépourvue de pores, et semblait avoir une texture crémeuse, parfaitement lisse, ressemblant presque à du plastique souple.
Son visage était une marre de rose doux, et sa bouche formait une incision entre ses joues, révélant des dents blanches... Si du moins on pouvait les appeler comme ça. C'était juste une rangée lisse, sans bords, comme s'il portait un protège-dents. Son nez n'était qu'un relief de sa peau, dépourvu de narines, comme celui d'une poupée. Et ses yeux... Ses yeux étaient des flaques d'un bleu étincelant, brillants au milieu de son sinistre visage, sans aucun défaut. Ils étaient larges, comme si l'homme était dans un état constant de stupéfaction, et semblaient scruter la pièce, bougeant dans un mouvement rapide, discordant.
Son sourire s'élargit et il nous salua d'un parfait geste de la main :
- Salut ! Je suis Tommy Taffy ! Enchanté !
Je remarquai alors qu'il n'avait pas d'ongles, ou même de défauts de peau. Pas de grains de beauté ou de marques, rien. Il était comme une poupée vivante, parlante, mais à taille humaine.
- Spence, croassa ma mère, la terreur brillant dans ses yeux.
- Tout va bien se passer, Megan, dit mon père, la voix tremblotante. Soyons polis envers notre nouvel invité, d'accord ?
L'homme, Tommy, pencha la tête vers mon père :
- Hehehehehe.
Mon père recula d'un pas, les mains levées.
- J-Je veux dire notre nouvel ami !
Le sourire gelé ne quittait jamais le visage de Tommy, comme sorti d'un moule.
« Hehehehehe. » Il n'y avait aucun humour dans ce rire étrange. On aurait dit qu'il se raclait la gorge ou qu'il imitait quelqu'un qui gloussait. C'était trop prononcé, chaque syllabe sonnait trop intentionnelle. Mon père se forçait à afficher un sourire.
- J-Je veux dire...
Il regarda ma mère d'un air désespéré. Cette dernière n'était capable de lui offrir aucune aide, son corps gelé dans un effroi absolu.
- Je voulais dire : votre nouveau parent, les enfants !
Stéphanie, qui se tenait à côté de ma mère, fronça les sourcils.
- C'est pas notre papa. Notre papa, c'est toi. Et pourquoi il est aussi bizarre ?!
- Stéphanie ! siffla ma mère, l'attrapant par l'épaule.
Tommy rit et s'avança vers Stéphanie, se baissant pour être à sa hauteur :
- Ce n'est pas gentil de se moquer des gens différents, si ?
Ma sœur baissa le regard, toute rouge. Tommy caressa ses cheveux.
- Ça fait rien ! Souris, petite ! On va très bien s'entendre ! Je vais aider tes parents à vous élever ! C'est un gros boulot d'être une maman et un papa ! Parfois, papa et maman ont besoin d'aide !
Tommy se tourna vers mes parents, ce sourire de plastique constamment étiré sur son visage.
- J'ai aidé leurs papa et maman à les élever ! Pas vrai Spence ? Megan ?
Ma mère fit bouger Stéphanie alors que mon père hochait la tête nerveusement.
- C-C'est vrai les enfants, il l'a fait !
Tommy sourit et se tourna vers moi. J'étais encore assis à table, regardant cette étrange scène. Je ne comprenais pas ce qui se passait, je ne savais pas qui était cet homme à l'apparence si étrange, ou même ce qu'il nous voulait. Ce qu'il disait n'avait pas de sens, mais mes parents avaient l'air de le connaître ; je gardai donc mes spéculations pour moi.
- Et tu dois être Matt, dit Tommy en s'avançant vers moi.
Je ne le regardais pas, gardant les yeux rivés sur mon assiette vide. Je n'avais plus faim. Je pouvais sentir l'homme étrange près de moi : sa présence me faisait tourner la tête. Mes lèvres tremblaient et mon cœur commençait à battre plus rapidement. Je n'aimais pas cet intrus. Il m'avait l'air dangereux. Tommy s'arrêta derrière moi, gloussant, et fit glisser ses mains sur mes maigres épaules.
- Oh, on dirait que nous avons un timide. Ça ne fait rien. Je l'aiderai à propos de ça, lança-t-il à mes parents.
Ses doigts creusaient dans ma peau, me faisant grimacer, mais je gardais malgré tout la bouche fermée.
- Ne le touche pas ! feula ma mère, les yeux désormais larges.
Tommy la regarda, bouche élargie :
- Hehehehehe.
Mon père leva la main, alarmé :
- Euh, ne sois pas si dure, Megan !
Tommy continua de fixer ma mère, qui baissa nerveusement les yeux.
- Tu restes pour le dîner ? demanda Stéphanie, brisant le silence tendu. L'homme-poupée lâcha mes épaules. Une de ses mains parcourut ma joue, puis caressa mes cheveux.
- Oh oui. Je vais rester ici pour un bon moment.
Et c'est comme ça que Tommy Taffy entra dans nos vies. A seulement six ans, je ne connaissais meilleure solution que de me demander sérieusement ce qu'il se passait. Même si mes parents avaient réagi de manière troublée à son arrivée, leur assurance constante pour nous faire croire qu'il s'agissait d'un ami poussa mes soupçons hors de mes pensées.
A mesure que les jours se transformaient en semaines, je m'habituais à la présence de Tommy dans notre maison. Ma peur initiale laissait doucement place à une prudence accrue. J'ai vite appris que Tommy n'aimait pas la compagnie. Dès que ma mère donnait ses cours de yoga, Tommy la tirait dans un coin et lui murmurait quelque chose. Je regardais tout cela en silence. Je voyais ma mère devenir pâle, hocher la tête, lui murmurant un message inconnu. Tommy se tournait ensuite, ce sourire permanent encastré sur son visage et montait à l'étage, jusqu'à ce que le cours soit terminé. Mes parents disaient à Stéphanie et moi que nous ne devions pas parler de Tommy à nos amis. En dehors de la maison, Tommy ne faisait pas partie de nos vies. Je ne sais pas pourquoi, mais ma sœur et moi obéissions. Une autre chose que j'avais remarquée, c'est que Tommy ne mangeait jamais. Il s'asseyait à table avec nous mais ne participait jamais au repas. Stéphanie lui avait demandé une fois s'il avait faim, et Tommy s'était contenté de sourire en silence tout en lui caressant la tête.
Tous les soirs, il réunissait notre famille dans le salon et nous donnait une courte leçon sur comment être une bonne personne. Mes parents ne parlaient jamais durant ces discours, ils s'asseyaient à nos côtés et hochaient simplement la tête. Tommy nous disait de ne pas se moquer des autres, d'aimer nos amis et nos ennemis, et de toujours aider ceux dans le besoin. Il nous disait que c'était pour ça qu'il était ici avec nous. Pour aider mes parents à nous élever. Que nous pouvions lui parler si nous avions un problème à l'école ou que nous ne savions pas comment résoudre certaines situations.
Ça c'est passé comme ça pendant un mois.
Jusqu'à ce que ma mère craque.
Août 1989
Mon père venait de rentrer du travail, et j'étais assis à la table de la cuisine pour faire mes devoirs. Ma mère cuisinait le dîner, et Stéphanie s’entraînait à danser pour un futur spectacle d'école. Elle allait incarner une ballerine et avait trois semaines pour apprendre quelques pirouettes et vrilles de base. Elle s'était entraînée religieusement au cours des derniers jours, mais n'y arrivait tout simplement pas. Elle était petite, et son tempérament prenait facilement le dessus. C'est à ce moment que Tommy décida de l'aider. Il s'était assis sur le canapé pour la regarder quand soudainement, il s'était levé et mis derrière ma sœur, plaçant ses mains sur les épaules de celle-ci.
- Laisse moi t'aider, chérie, gazouilla-t-il, sa voix portée par une note joyeuse.
Ma mère se tourna du plan de travail et eut soudainement l'air très tendue. Elle n'aimait pas que Tommy nous touche. Elle serra sa cuillère en bois à en faire blanchir ses phalanges, regardant la scène, alors que Tommy se baissait et collait son corps à celui de Stéphanie. Il prit ses mains dans les siennes et guida ses hanches et sa taille, sa joue doucement pressée contre celle de ma sœur.
- Tommy, laisse-la se débrouiller toute seule, lança ma mère, la voix tremblante.
Tommy ne la regarda même pas, continuant de guider ma sœur. J'entendis mon père descendre les escaliers, tout juste rentré d'une journée de travail au bureau. Tommy fit tourner ma sœur et, pour la première fois, elle réussit parfaitement la vrille, ses petits pieds guidant son corps en un cercle complet, parfaitement exécuté. Tommy applaudit et se pencha pour embrasser Stéphanie sur la joue.
- Bonne petite !
- NE FAIS PAS ÇA ! hurla ma mère, lâchant la cuillère.
Son visage devint livide. Je sursautai sur ma chaise en déglutissant. Je ne comprenais pas pourquoi ma mère était si contrariée. Il était juste en train de l'aider. Je savais aussi, au fond, que c'était une mauvaise idée de crier sur le nouveau membre de notre famille. C'était mon instinct d'enfant, venu du plus profond de mes tripes, un simple avertissement qui résonnait dans ma tête. Tommy se leva...
- Hehehehehe.
Mon père se tenait à présent dans les escaliers, immobile, peu sûr de savoir quoi dire de cette confrontation.
- Megan, qu'est ce qui ne va pas ? demanda-t-il.
Ma mère ne quittait pas Tommy des yeux.
- Spence, je ne peux plus. Je ne peux plus faire comme si tout allait bien. Nous savons bien quel genre de monstre il est. Nous savons ce qu'il a fait à notre ville il y a toutes ces années. Je veux qu'il s'en aille.
Mon père écarquilla les yeux ; la panique marquait son visage.
- Megan ! lança-t-il, la voix chevrotante, son regard se précipitant sur chaque personne présente dans le salon. Ne sois pas si rude ! Tommy nous a beaucoup aidés !
Ma mère grinça des dents.
- Arrête ça. Arrête de faire comme si on voulait qu'il reste. Je ne peux plus voir ça. Je veux QU'IL SORTE !
Tommy marcha vers la cuisine, très lentement, et se tint droit devant ma mère. Il la regardait de haut. Ses yeux bleus immaculés brillaient comme des lunes de cristal. Sa voix était comme de la soie glacée :
- Megan, pourrais-tu venir dans la cave avec moi ? Je dois te parler.
Ma mère recula.
- Éloigne-toi de moi. Éloigne-toi de ma famille ! Tu n'es plus le bienvenu ici !
Elle se tourna alors vers mon père, le regard rempli de désespoir.
- Spence, FAIS QUELQUE CHOSE !
Mon père leva les mains dans un geste d'impuissance. Je pouvais voir qu'il était terrifié. Stéphanie regardait depuis le salon, la lèvre tremblante, les yeux humides. Je voulus aller la réconforter, mais je me sentais comme collé à ma chaise.
- Allez Megan, juste un instant.
- Va te faire foutre, cracha ma mère.
Je déglutis, la boule au ventre. Je n'avais jamais entendu ma mère jurer avant, et cela m'effraya puissamment. Soudain, Tommy agrippa ma mère par la nuque, affichant toujours son effroyable sourire, et la balança sur la porte de la cave.
- Spence, ARRÊTE-LE ! AIDE-MOI ! hurla ma mère, impuissante face à la poigne de fer de Tommy.
Celui-ci lança à mon père un regard qui le fit geler sur place.
- J-Je suis désolé Megan... N-Nous devons faire ce qu'il dit ! cria-t-il.
Stéphanie pleurait, les mains sur son visage, des larmes coulant sur ses joues. J'étais malade de voir Tommy ouvrir la porte de la cave et entraîner ma mère dans les ténèbres. La porte claqua derrière eux. Pendant quelques minutes, on n'entendit rien d'autre que le silence... Jusqu'à ce que des cris commencent à résonner. Je n'avais jamais entendu ma mère crier ainsi avant... Et ce son cassa quelque chose en moi. Mon père courut dans la cuisine et nous attrapa ma sœur et moi dans ses bras. Il monta les escaliers en sprintant, se dirigeant vers sa chambre, et nous jeta sur le lit. Nous restâmes collés ainsi pendant des heures, sans que personne ne lâche le moindre mot. Pendant ce temps, ma mère continuait de crier.
Enfin, un long moment après le coucher du soleil, nous entendîmes la porte de la cave s'ouvrir.
- Maman dort dans la cave, ce soir ! lança Tommy.
Mars 1991
Deux ans passèrent. Après cette sinistre nuit, ma mère n'avait plus jamais remis Tommy en question. Quand elle était sortie de la cave le matin suivant, je m'attendais à la voir couverte de bleus et de sang. Mais je n'avais vu aucun signe visible de violence. J'étais trop jeune pour comprendre ce qui était arrivé, pourquoi ma mère boitait à présent, et boiterait pour le reste de sa vie. Elle n'adressa pas la parole à mon père pendant un mois, et même après, leurs échanges ne se résumaient plus qu'à quelques mots. Pendant ces deux ans, je remarquais que mon père pleurait beaucoup. Je ne comprenais pas ce qui arrivait à ma famille, mais je me taisais et j'obéissais aux règles : Écoute Tommy. Ne parle pas aux autres à propos de Tommy. La situation s'était calmée durant ces deux années. Tommy nous donnait encore des leçons de vie et restait un membre de notre famille. Personne d'autre ne savait que Tommy vivait chez nous. C'était notre secret, l'étoile sombre qui flottait au dessus de nos têtes. J'avais appris à sourire quand Tommy était proche, tout comme ma sœur. S'il croyait que nous étions heureux, il était plus détendu. Mais cette nuit où ma mère l'avait défié... Quelque chose avait changé. Une fois tous les deux mois, Tommy affirmait son autorité sur mes parents. Il les testait, cherchant à voir où allaient lâcher leur patience et leurs nerfs. La plupart du temps, ma mère et mon père se soumettaient humblement à la moindre torture mentale qu'il voulait leur infliger. En général, il faisait ou disait quelque chose à Stéphanie ou à moi. Ça me mettait toujours mal à l'aise.
Parfois, il nous faisait s'asseoir sur ses genoux pendant qu'il caressait nos têtes. Parfois, il chantait d'étranges choses à ma sœur à propos de l'amour. Et d'autres fois, il nous faisait prendre un bain ensemble pendant qu'il regardait. Je tentais toujours de paraître courageux face à ces épreuves. Stéphanie était encore jeune et n'était pas aussi gênée que je l'étais. C'était dérangeant, et je regardais souvent mes parents pour qu'ils m'aident. Ils se contentaient de hocher la tête et leurs visages, devenus pâles, me forçaient à continuer l'activité qu'il m'était imposée.
Ce fut au début de l'année 1991 qu'une nouvelle chose atroce arriva à ma famille. Tommy avait poussé les limites, encore une fois.
Je me frottais les yeux pour chasser le sommeil en regardant mon réveil sur le mur. Les aiguilles phosphorescentes indiquaient deux heures du matin. J'entendais quelque chose dans le couloir en face de ma chambre. On aurait dit quelqu'un qui pleurait. Où était Tommy ? Je regardai les coins sombres de ma chambre pour m'assurer qu'il n'était pas là, à me regarder dormir. Quand je fus assuré que ce n'était pas le cas, j'enlevai mes couvertures et glissai hors du lit. Je me faufilai vers la porte et regardai dans l'obscurité. Je pouvais distinguer une silhouette assise sur le sol en face de la porte fermée menant à la chambre de ma sœur. La silhouette d'une personne. Je plissai les yeux dans le noir et me rendis compte que c'était mon père, ses mains recouvrant son visage. Il sanglotait, dos au mur.
- Papa? murmurai-je.
Mon père me regarda un instant, et me poussa à l'intérieur de ma chambre. Je restais debout alors que mes yeux s'adaptaient à l'obscurité. C'est alors que je vis son visage ; un fatras d'ecchymoses et de sang.
- Retourne au lit, Matt, je t'en prie, sanglota-t-il.
Je fis un pas hésitant vers le couloir.
- Papa, qu'est-ce qui est arrivé à ton visage ? Qu'est-ce qu'il se passe ? C'est Tommy qui t'a fait ça ?
Les yeux de mon père s’écarquillèrent et il me fit taire d'un geste.
- Non non, bien sûr que non ! Ne dis pas de choses pareilles. Tommy est... Il est là pour nous aider à être une meilleure famille.
Alors que je m'approchais de mon père, je m'immobilisai devant la chambre de ma sœur. Je pouvais entendre des cris étouffés. Je pouvais entendre la terreur.
- Papa... murmurai-je, pointant la porte du doigt. Qu'est-ce qui ne va pas avec Steph ?
Mon père essuya un filet de sang de ses lèvres, les yeux humides, l'angoisse déformant ses traits.
- Viens ici, Matt.
Je me faufilai dans ses bras ouverts alors que quelque chose cogna lourdement contre le mur de la chambre de ma sœur. Je sursautai, et mon père me serra contre son torse. Je pouvais sentir ses larmes me couler sur le front, alors qu'il semblait combattre l’anéantissement.
- Tommy est là-dedans, pas vrai ? dis-je discrètement.
- Oui fiston, renifla mon père.
Je regardai son visage ensanglanté.
- Tu as fait quoi, papa ?
Mon père essaya de sourire, mais son visage refusa de coopérer.
- Il... Il voulait faire quelque chose à ta sœur, quelque chose qui ne me plaisait pas. Je lui ai dit non.
Pendant qu'il parlait, je pouvais entendre ma mère pleurer dans sa chambre. Mon père attrapa mon menton :
- On ne peut pas dire non à Tommy, tu m'entends ? Tâche de t'en souvenir.
Ma sœur cria depuis sa chambre, un cri perçant qui secoua mon âme. J'agrippai le bras de mon père.
- Pourquoi il est là ? susurrai-je. Pourquoi il ne s'en va pas ?
Mon père resta silencieux pendant un moment, puis il porta sa bouche à mon oreille :
- Écoute-moi bien, Matt. C'est très important. Quand tu seras grand, ne fais pas d'enfants. Il suit ceux qui ont des enfants.
Je tremblais dans les bras de mon père, alors que quelque chose semblait être traîné sur le plancher de l'autre coté du mur. Mon père serra les dents, faisant encore couler plus de larmes.
- On ne sait pas qui il est ou ce qu'il est. Il est venu dans notre ville quand nous étions des petits garçons ou des petites filles, comme toi et Stéphanie. Ta mère et moi vivions à deux pâtés de maisons l'un de l'autre. Tommy a infesté notre rue. Je ne sais pas comment. Il était... partout.. toujours... Il était chez moi, mais aussi de l'autre côté de la rue, et chez ta mère... Tout ça en même temps. Je ne sais pas ce qu'il veut, ou quel est son but. Il est juste arrivé un jour. Il est arrivé et ne voulait plus partir. Dieu sait que mon père a tenté de le faire déguerpir...
- C'est comme ça que papy est mort ? demandai-je.
Je n'avais jamais connu mon grand-père. Je savais juste qu'il était mort longtemps avant ma naissance. Mon père acquiesça :
- Oui Matt. Tommy... Tommy a dû lui donner une leçon. Il a dû donner une leçon à tout le quartier. Après ça... Après ça...
- Pourquoi... tu le tues pas ? demandai-je, toujours aussi doucement. Mon père amena sa bouche plus près de mon oreille ; sa voix était à peine audible.
- Nous avons essayé. Nous l'avons brûlé, nous lui avons tiré dessus, nous l'avons coupé en morceaux... Mais ça n'a jamais marché... Il revenait toujours, en frappant à la porte. Et quelqu'un devait payer. Quelqu'un devait toujours payer. Si nous ne suivions pas les règles... Quelqu'un... devait... payer. Tommy était notre secret. Il était notre monstre invisible, caché du reste du monde. Nous avons caché les morts... Nous nous sommes tus pour ses méfaits... Parce que nous savions que... si qui que ce soit disait quoi que ce soit, Tommy ferait du mal à celui qui en avait parlé.
Je tentais de digérer tout ça avec la compréhension d'un enfant de huit ans, et la seule chose que j'étais capable de dire fut :
- Quand est-ce-qu'il va s'en aller ?
Mon père m'embrassa sur le front.
- Dans trois ans...
La porte de la chambre s'ouvrit soudainement, faisant sursauter mon père qui me fit tomber hors de ses bras. Tommy se tenait debout dans les ténèbres, son visage identique à ce qu'il avait toujours été. La seule différence était qu'il respirait lourdement. Son visage tel du plastique me terrifiait, ses deux yeux bleus brillant dans le noir. Tommy pointa du pouce derrière lui, vers la chambre devenue silencieuse :
- Elle va dormir comme un loir, cette nuit !
Septembre 1993
On avait encore une année à tenir. Une année encore. Je pouvais presque voir le désespoir grandir dans les yeux de mes parents chaque jour, priant pour que le calendrier avance plus vite. Nous étions presque sortis de ce cauchemar. J'ai beaucoup pensé à ce que mon père m'avait dit lors de cette horrible nuit dans le couloir. Je pensais à ce qu'il avait dû subir quand il était enfant. Ce qu'il avait dû vivre. Je me demandais à quel point les choses avaient mal tourné pour que Tommy tue mon grand-père. J'ai réalisé, malgré toutes les choses horribles que Tommy faisait, que c'était la soumission de mon père qui nous maintenait en vie. Son silence agonisant maintenait le courroux de Tommy à distance. Avec du recul... Je ne peux pas m'imaginer la torture mentale qu'il à dû subir pendant ces cinq longues années. Stéphanie ne parlait plus autant depuis cette nuit de Mars. J'avais également remarqué que son caractère charismatique avait changé drastiquement et soudainement : elle était devenue une enfant sans sourire, silencieuse. Je ne pense pas qu'elle ait compris ce qui lui était arrivé et alors qu'elle grandissait, je suppose que son esprit a doucement bâti un mur, bloquant cette nuit loin de ses pensées. Ma mère et mon père semblaient être encore plus soumis durant cette dernière année. Ils se lançaient dans les leçons du soir de Tommy avec un enthousiasme nouveau, et ma mère essayait désespérément de faire en sorte que Stéphanie et moi réagissions de manière à satisfaire ce dernier.
Cependant, je n'en suis pas sorti indemne non plus. Tommy faisait en sorte de laisser sa marque sur toute notre famille.
J'étais assis dans ma chambre, la porte fermée. Le dîner était bientôt prêt et tout le monde était en bas pour se préparer. Je pouvais entendre Tommy rire depuis le salon. Je regardais le magazine qu'un de mes amis à l'école m'avait donné. C'était un Playboy. Nous avions regardé quelques pages à l'école, ricanant en reluquant les femmes nues répandues à travers le magazine. Je n'avais jamais rien vu de tel. C'était la première fois que j'étais exposé à ce monde. Ça faisait battre mon cœur plus vite que jamais, d'une manière agréable, et je sentais quelque chose de bizarre, mais plaisant, grandir en moi. J'avais demandé à mon ami si je pouvais lui emprunter le magazine, et il m'avait laissé le prendre. Je me posai donc sur mon lit en regardant les photos érotiques. Je ne pouvais pas croire que des femmes s'étaient laissées prendre en photo comme ça. Je sentais quelque chose grandir au niveau de mon entrejambe alors que je tournais les pages. Mon cœur battait la chamade et j'avais chaud, mes joues devenant rouges pivoine. J'étais à la dernière page, quand j'entendis une voix en provenance de l'encadrement de ma porte.
- Qu'est ce que tu as là, Matt ?
Je sursautai, laissant tomber le magazine par terre. Tommy me regardait depuis le seuil de la porte. Je ne l'avais même pas entendu ouvrir.
- R-Rien ! balbutiai-je, agrippant le Playboy et l'enfouissant sous mon coussin. Tommy avança jusqu'à moi.
- Hehehehehehe !
- J-Je t'ai pas entendu entrer, dis-je en rougissant.
Tommy passa la main sous mon oreiller et en sortit le magazine :
- C'est pas bien de mentir. Je te l'ai dit. Pourquoi me mens-tu, Matt ?
Je déglutis difficilement, mon cœur tapant contre ma cage thoracique.
- J-Je suis désolé... Je... Euh...
Je décidai de lâcher l'affaire alors que Tommy parcourait les pages. Il me jeta un regard.
- Tu aimes ça ?
Je savais que je ne pouvais pas lui mentir à nouveau. J'acquiesçai en baissant les yeux. Tommy sourit et s'assit à coté de moi, sur mon lit. Il posa une main sur mon genou.
- Est-ce-que ces images te font... du bien ?
Je fis encore une fois « oui » de la tête, sans oser le regarder. Soudain, Tommy glissa sa main vers mon entrejambe, le pinçant doucement :
- Ça te fait du bien ici, Matt ?
Je sursautai. Son geste m'effrayait. Il enleva sa main et ricana. Ce qui lui servait de dents étincelait. Tommy rangea le magazine, et posa ses doigts sur mon menton :
- Tu sais comment on fait pour se masturber, Matt ? Ton père te l'a expliqué ?
Ma respiration se faisait par saccades, sa main lisse et froide glissant contre mon visage. Je ne savais pas de quoi il me parlait ou ce qu'il voulait que je réponde. Je me contentais de le fixer de mes yeux impuissants. Tommy soupira.
- C'est sûrement mieux ainsi. C'est une discussion sensible que je devrais avoir avec toi. Tu as dix ans, non ?
Je répondis par l'affirmative, paralysé. Tommy refit le même geste indécent que précédemment.
- Tu veux que je te montre ?
Je frissonnai sous sa poigne.
- N-Non Tommy, merci...
Tommy sourit doucement :
- C'est normal d'avoir peur. Grandir, ça fait peur. Tu vas être un jeune homme si séduisant. Il caressa ma joue de son autre main. Tu as déjà embrassé quelqu'un?
- T-Tommy, je t'en prie... sanglotais-je, sentant des larmes se former dans mes yeux.
Tommy me poussa contre le lit, et je me retrouvais en train de le fixer alors qu'il prenait ma tête dans sa main.
- Tu n'as pas à avoir peur de grandir. Plein de belles choses vont t'arriver. Et puis... Quand tu auras des enfants, je viendrai t'aider à les élever. Ce sera...amusant.
- L-Laisse moi partir..., priai-je, pleurant ouvertement à présent.
Je pouvais sentir son souffle chaud sur mon visage. Tout à coup, Tommy se pencha pour m'embrasser. Je lâchai un couinement de panique alors que je sentais un goût de fruit pourri et de viande faisandée, un goût de saleté, envahir ma bouche. Il recula et me murmura :
- Tu ne vas pas t'exciter pour moi ?
Je continuais de pleurer, mes yeux écarquillés par la panique et le choc.
Tommy sourit et chuchota :
- Ça ne fait rien.
Il se releva et me lâcha.
- Allez. Le dîner est prêt.
Tremblant, je le suivis en séchant mes larmes. Je n'avais plus faim.
Juin-Juillet 1994
Alors que les jours avançaient et qu'approchait le mois de juillet, ma famille développa un optimisme silencieux, une prière désespérée pour que tout s'arrête. Pour que notre souffrance s'en aille. Ma mère et mon père faisaient de leur mieux pour qu'il n'y ait pas de punition supplémentaire. Ils s'inclinaient devant Tommy, priant, les dents serrées, pour que nous atteignions le mois de Juillet sans autre incident.
Et le 3 Juillet, nous nous levâmes pour nous rendre compte que Tommy Taffy avait disparu. Cinq ans, au jour près. Nous n'arrivions pas à y croire. Il s'était évaporé dans la nuit. Nous avons fouillé toute la maison, ma mère lâchant des larmes de joie en voyant que le cauchemar était enfin terminé. Après avoir passé la maison au peigne fin trois fois de suite, nous nous retrouvions dans le salon, accolés les uns aux autres comme une vraie famille. Tommy était parti. La sentence était terminée.
Mon père prit des congés, et nous partîmes deux semaines à la mer. Pendant ces deux semaines, je m'attendais encore à me réveiller pour voir Tommy penché au-dessus de moi, ce sourire atroce dessiné sur son visage. Mais il n'était pas là. Tout était fini. Mes parents firent de leur mieux pour reconstruire notre famille, réparer les cassures qui s'étaient faites pendant ces longues années. Et je les aime tendrement pour ça.
Mais certains monstres ne sont jamais oubliés. Je ne sais pas ce qu'était Tommy Taffy, et encore moins d'où il venait. Je pense que je ne le saurai jamais. Quel était son but ? Pourquoi nous a-t-il fait toutes ces horribles choses ? Aujourd'hui, quand que je passe en revue toutes les réponses possibles, je craque et je me retrouve en train de pleurer, les souvenirs étant trop rudes pour être remis sur la table. Certaines choses sont mieux laissées mortes et enterrées.
Mais je n'ai pas oublié ce que mon père m'a dit devant la chambre de ma sœur lors de cette atroce nuit. J'ai 33 ans désormais, et je suis resté célibataire et sans enfants. Je ne peux pas prendre ce risque. Je ne peux pas risquer que ce monstre revienne dans ma vie. Je n'ai jamais compris le choix qu'avaient fait mes parents d'avoir des enfants. Ils ont été tous les deux exposés à Tommy durant leur enfance... Alors pourquoi Stéphanie et moi ? Peut-être croyaient-ils qu'il ne reviendrait pas.
Mais moi, j'y crois.
Et je suis terrorisé.
Parce que, voyez-vous...
Hier, ma sœur a donné naissance à des jumeaux.
Illustration libre
Ce texte a initialement été réalisé par Elias_Witherow sur Reddit, et constitue sa propriété. Toute réutilisation, à des fins commerciales ou non, est proscrite sans son accord. Vous pouvez tenter de le contacter via le lien de sa création. L'équipe du Nécronomorial remercie également Foxideo qui a assuré sa traduction de l'anglais vers le français à partir de l'originale, Lalya, Mushroom et Daemoniack qui ont participé au processus d'analyse et de sélection conformément à la ligne éditoriale, et MoonDust et Gordjack qui se sont chargés de la correction et la mise en forme.
Ce genre de qualité d'écriture peut me faire apprécier un long texte.
RépondreSupprimerTout se développe bien et l'on peut ressentir de l'appréhension pour la suite.
Woaw, je ne m'attendais pas à ça. C'est incroyable.
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