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Syd avait toujours craint la solitude. Mais en ce jour de juillet 2106, il se prit à regretter d’être entouré.
Il ne savait plus vraiment ce qu’il faisait là, assis sur le siège étroit de la navette de transport en direction de Phobos. Jusqu’à ce qu’il se souvienne en réfléchissant de ce qui l'avait amené jusqu’ici : retrouver son père sur cette lune de Mars ; il ne l'avait pas revu depuis bientôt deux ans. Le cœur serré d’angoisse, il fit le point sur la dernière heure qu’il venait de vivre.
La navette 50 était partie à 22 heures du tarmac de l’anneau orbital. La traversée spatiale jusqu’à la lune de Mars ne devait prendre que quelques heures grâce à la propulsion nucléaire issue du projet Orion. La coquille de métal hermétique, avec à son bord 130 sièges, accueillait ce soir-là environ 25 personnes ; la politique récente sur la Terre limitait les possibilités de mouvement, bien que pour ce vol, l’horaire devait aussi jouer. Syd s’était donc attendu à un voyage sans heurt. Vingt-cinq passagers, qu’aurait-il bien pu arriver ?
Se remémorant son installation dans l'engin, d'autres détails qui auraient dû lui mettre la puce à l’oreille lui revinrent en tête. Mais comment s’en vouloir ? Prévoir la suite des choses aurait relevé de la voyance pure. Il avait entendu la jeune fille fredonner, peu après l’événement. Ce même rythme qui lui donnait envie de vomir maintenant.
Décollage sans encombre. Mais au moment où l’obscurité de l’espace se refermait sur leur engin d’acier, l'occurrence eut lieu. Alors qu’ils avaient décollé depuis 35 minutes terrestres et qu’il n’y avait autour d’eux que le vide, le froid, le néant, on avait toqué à la porte d’entrée du vaisseau.
Les regards s’étaient croisés : certains avaient ri pour se rassurer, d’autres s’étaient esclaffés plus franchement, persuadés d’une blague. Quelques-uns avaient pris l’air intrigué, voire franchement effrayé. Syd faisait partie de ceux-là, car ce bruit ne pouvait pas avoir eu lieu. Cette porte ne donnait que sur l’espace ; leur vitesse n’aurait permis à personne de pouvoir s’accrocher à la porte sans mourir sur-le-champ et se désagréger. Et les débris ne pouvaient la heurter, puisqu’elle se situait à l’arrière, protégée par les ailerons.
Alors, qu’est-ce qui tapait à la porte ?
Cette question, Syd aurait préféré qu’elle reste insignifiante, comme une de ces anecdotes qu’on raconte bien après les avoir vécues autour d’un repas de famille. Au lieu de ça, la cadence et la force des coups avaient changé la question en : qui frappait à la porte ?
L’ambiance de la navette s’était métamorphosée : on ne riait plus, on se regardait à peine. Vers l’avant, plusieurs hommes maugréaient entre eux. Il les avait vus utiliser les boutons d’appel. Mais du personnel de la navette, pas de trace. Sur les vols tardifs à courte distance, l’absence d’hôtesse était courante. Et les pilotes, eux, ne pouvaient pas être contactés avec un simple bouton. Ce qui n’empêcha pas deux hommes dans la cinquantaine de tambouriner à la porte de leur cabine, furieux.
Pas de réponse. Pourtant, aussi soudainement qu’ils s’étaient fait entendre, les coups cessèrent.
Dix minutes plus tard, les pleurs d’une femme résonnèrent dans la cabine, interrompant les discussions inquiètes d’hommes d’affaires pressés, parlant remboursement et incidents de trajet. Il fallut un moment pour qu’on daigne s’y intéresser pourtant, à cette mère qui pleurait auprès de sa fille.
« Arrête de chanter Mily, je t’en prie, arrête de chanter…
– Mettez les commandes sur le cœur du Soleil… chantonnait la petite fille renfrognée qui occupait le siège voisin de sa maman, les genoux ramenés sous son menton. Mettez les commandes sur le cœur du Soleil… »
Une litanie incessante, plaintive, qui emplit bientôt l’espace devenu silencieux de la navette 50.
« Qu’on la fasse taire !
– Bon sang, mais quelle plaie ces gosses… »
L’histoire aurait pu en rester là. Mais après quinze minutes de ce traitement, les choses s’étaient rapidement accélérées, plongeant l’habitacle des passagers dans une angoisse noire.
L’un d'entre eux, près du mur opposé à Syd, prostré face à la paroi, se mit lui aussi à psalmodier, blême.
« Mettez les commandes sur le cœur du Soleil… »
De là, un vent de panique souffla sur les occupants du vaisseau. On arracha l’homme de son siège, la gamine des mains de la mère, et on les fourra dans les sanitaires, tels des pestiférés.
Le jeune homme, muet de stupeur, observa la navette se scinder en deux : d’un côté, les partisans de l’expulsion d’urgence des individus « atteints » ; selon eux, il s’agissait d’une maladie (au mieux) ou d’une terrible malédiction (au pire). L’angoisse avait transfiguré les membres de ce groupe aux traits affreusement déformés par un début de panique. Un vieil homme, en retrait, se trouvait non loin de Syd qui put l’entendre marmonner au sujet des battements à la porte que tout le monde semblait oublier.
L’autre groupe, lui, s’employait à garder la raison, et à prévenir (sans succès) les pilotes ou bien la Terre. La porte scellée menant au poste de pilotage resta coite pour sa part. L’échec de leurs opérations de communication faillit les faire plier devant la déraison de leurs opposants. Face à la marge de manœuvre et aux résolutions de chacun, la folie se calma enfin et prit la forme d’un ressort tendu. On atteignit un compromis : attendre l’évolution du phénomène avant de se prononcer.
Après tout, la navette devait atterrir d’ici deux heures.
Mais les choses ne s’étaient pas passées ainsi. Syd s’en rendait compte maintenant ; après une période de calme prolongé, il avait fini par s’endormir pour se réveiller dans la quiétude d’une navette silencieuse.
Un puissant frisson lui parcourut l’échine. Pivotant sa nuque pour regarder au-dessus de son siège, il constata avec une violente crampe au ventre que la vingtaine de passagers derrière lui le regardait fixement. Et ce qu’il avait pris pour la lointaine rumeur du moteur changea soudain d’aspect : loin d’un bruit d’engin, il s’agissait de leurs murmures.
Mettez les commandes sur le cœur du Soleil.
Voilà où nous en étions. Syd avait tiré quelques observations, suant sur son siège.
D’abord, ils n’avançaient plus : la lueur rougeâtre qui baignait l’endroit indiquait que le vaisseau était en mode d’urgence, moteur coupé, voire même peut-être à la dérive. Depuis combien de temps ? Ensuite, on avait fait sortir la fillette et son compagnon d’infortune, qui avaient regagné leur place. Tous atteints, les passagers paraissaient agir, se mouvoir, et obéir à des règles qu’eux seuls pouvaient comprendre.
Syd se mit à pleurer.
Il venait de comprendre qu’il ne verrait sûrement plus son père. Il réalisa qu’il était entouré de choses qu’il ne comprenait pas, de choses qui ne devaient pas se trouver ici, dans ce monde, dans cette navette, dans ces corps qui partageaient son espace. Syd comprit, et pleura encore plus fort, en essayant d’étouffer ces sanglots. Il comprit que ça avait commencé par frapper à la porte. Puis par frapper dans leurs têtes. Ils étaient là maintenant, ils étaient entrés.
Mais dans le chaos des choses qu’il parvenait à comprendre, Syd s’interrogeait : pourquoi avait-il ce soudain sentiment de nostalgie, de mal du pays terrible que ne devaient ressentir que ceux qui avaient perdu à tout jamais leur chez-soi ?
Et surtout, pourquoi avait-il si froid ?
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J'ai beaucoup aimé ce texte, il y a juste une petite faute "Jusqu’à ce qu’il se ne souvienne" mais pas bien grave.
RépondreSupprimerSinon il pourrait avoir froid parce que justement les moteurs sont coupés et que le chauffage ne fonctionne plus. C'est trop premier degré mais je ne vois pas d'autre explication.
Je me proposerai bien de t'éclairer, mais je ne sais pas si révéler le fonctionnement de la chute rendrait le texte vraiment plus appréciable à lire... Mais ne t'en fais pas, tu ne rates pas grand chose.
SupprimerJe transmet la faute que tu as relevé par contre, merci beaucoup !
Je viens de comprendre la chute, effectivement ce n'était pas grand chose mais la nouvelle est bien.
SupprimerJ'ai pas compris, on peut m'expliquer la chute svp ?
RépondreSupprimerLe narrateur est lui aussi possédé : il ressent la nostalgie de l'entité à l'idée de rentrer chez elle (le cœur du soleil) et il a froid (parce que quand on vit dans le cœur du soleil, 20° c'est un peu frais)
SupprimerAh d'accord je vois merci !
SupprimerL'auteur ne se serait pas un peu inspiré de l'épisode 10 de la 4ème saison de Doctor Who ("Un passager de trop") ? J'y vois une certaine filiation (preuve de bon goût, cet épisode est génial et vraiment flippant)
RépondreSupprimerLe même numéro de navette en plus je viens de me rendre compte ^^ !
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