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Les bazars sont des endroits fascinants, un véritable creuset grouillant d'humains de tous horizons. Des riches, des pauvres, des désespérés, des badauds… Tous sont en quête de quelque chose, qu'ils le sachent ou non. Qui irait s'imposer un maelström d'odeurs et de bruits en tous genres pour rien ? Quoique, pour ce dernier point, je ne peux pas vraiment juger. Et moi, dans quelle catégorie suis-je ? Eh bien aucune. Je ne suis qu'un modeste marchand, vendant quelques objets atypiques... Enfin, des articles qui répondent toujours aux besoins de mes vénérés clients.
Tenez, j’ai eu une cliente il y a plusieurs années. Le soleil lui tapait sur la tête, la chaleur étouffante de Marrakech faisait du souk un concentré de sueur plus que de marchandises. J'étais assis devant mon échoppe, tentant de capter pleinement les rares vents frais balayant la place bondée. Elle tenta de m'interpeller, en vain vous pensez bien, car mes yeux étaient fermés. Au moment où elle se retournait, je les ouvris et l'appelai. Je pris une de mes petites pancartes, où sont écrites les phrases banales du bon vendeur comme « Que puis-je faire pour vous ? », en arabe comme en anglais (les touristes lisent rarement l'arabe). La femme me montra une djellaba. Comme sa couleur de peau l'indiquait, l'étrangère était bien une touriste (ils raffolent des bibelots folkloriques) et cette dernière me demanda son prix (j'ai appris à lire sur les lèvres, indispensable dans ma branche). Je lui fis signe de la prendre, que c'était un cadeau, ce qui l'enchanta, et elle partit avec.
Quelques heures plus tard, je fermai les yeux afin de contempler la jeune fille. Elle était dans son hôtel et venait de mettre la tunique, se sentant ainsi marocaine. Ah, les occidentaux, si matérialistes dans leur perception des choses, ils ne comprennent pas que les objets ont une dimension spirituelle qui va bien au-delà de l'aspect esthétique ou culturel. Mais ce n'est pas ce qui m'intéressait, non, c’était de lui fournir ce dont elle avait vraiment besoin. Elle se sentait de plus en plus forte, comme invincible, tout en se contemplant dans le miroir. Une sensation d'invulnérabilité similaire à l'ivresse, un sentiment de toute-puissance, l’impression qu'aucune épreuve n'était trop difficile ou dangereuse. La femme était, pour la première fois depuis longtemps, heureuse. La porte de sa chambre claqua, et un homme rentra, manifestement en colère. Ce n'était pas le genre de colère qui était apparente au premier venu : la femme savait qu'il était furieux grâce à sa reconnaissance instinctive des micro-expressions sur son visage. C’était un savoir qu’elle avait acquis après des années de vie commune, un apprentissage lui permettant de survivre.
Le mari posait diverses questions détournées : il croyait dur comme fer que sa moitié l'avait trompé avec l’un des masseurs ou cuisiniers (il parlait vite et je n'avais pas vraiment le temps de lire sur ses lèvres). Je savais, néanmoins, que la femme ne l'écoutait pas vraiment car elle était elle-même surprise de ne ressentir aucune peur en son cœur. Comment était-ce possible ? D'habitude, le simple fait de soutenir le regard hargneux de son amour la terrorisait, mais aujourd'hui, non. J'esquissai un sourire. La réaction de sa dulcinée le fit enrager d'autant plus, et il la frappa. Ce n'était pas la première fois, et les coups faisaient désormais plus mal à sa dignité qu'à son corps. Il se tenait devant elle, droit et ferme, lui donnant ce que je supposais être une longue leçon de morale, en lui expliquant que ce n'était pas un bon comportement. La pauvresse, elle, n'en avait cure et cherchait juste du regard le taser à main que lui avait offert son aimable conjoint « pour la protéger d'un monde dangereux et hostile ». Il était sur la table. Comment l'atteindre ? Le cerbère ne détachait pas son regard d’elle, alors une seule solution lui parut envisageable, baisser la tête une ultime fois. Il eut l'air satisfait, et tout en continuant à déblatérer, il alla se servir un verre d’une quelconque boisson dans le minibar. Elle saisit sa chance et s'empara subrepticement de l'arme avant de s'approcher de son homme qui ne s'en émut pas. Pendant que ce dernier avait toujours le dos tourné, elle l'attaqua au cou, lui envoyant une décharge qui l’assomma sur le coup. Portée par un élan salvateur et une joie incontrôlable, un sentiment de liberté retrouvée, la furie se saisit de la lourde lampe de chevet avant d'éclater le crâne de son geôlier à quinze reprises. Bientôt, il ne resta plus qu'une bouillie informe de ce qui jadis faisait tourner la tête de nombre de demoiselles.
La liberté ne dura, néanmoins, qu'un temps, car la justice des Hommes rattrapa vite la meurtrière, qui sacrifia bien des années sur l'autel de son émancipation. Elle ne regretta pas un seul jour, ni même une seule minute, son geste.
J'ai bien des histoires de cet acabit, bien des témoignages à conter mais je suis fatigué et ne vous en raconterai qu'un seul autre aujourd'hui. C'était un jour d'hiver, le souk était pratiquement désert mais j'attendais, comme toujours, un nouveau client. Marrakech est bien terne lorsque le froid s'empare de la ville, mais cette tranquillité a du bon, je peux boire mon thé chaud en toute quiétude. Enfin, pas ce jour-là, car un vieil homme s’arrêta devant mon échoppe. Le vieillard avait ce regard de ceux qui n'attendaient plus grand-chose de la vie, qui continuaient leur route tels des automates ou des ouvriers dans une chaîne de production. Tout simplement parce qu'il le fallait, ni plus ni moins. Le regard fatigué de l'ancêtre passa sans conviction sur mes articles jusqu'à se poser sur un narguilé. Une ancienne pièce dont l'origine était incertaine, mais ceci était sans aucune forme d'importance. Il contemplait l'objet aux multiples couleurs, auquel les rares éclats de soleil donnaient des allures de spectacle mouvant d'ombres aux reflets scintillants. Je n'eus pas besoin de sortir mes pancartes et lui tendit la source de sa fascination, en lui indiquant que c'était gratuit. Une larme coula le long de sa joue, et il partit en me remerciant chaudement.
Je fermai les yeux dans la soirée : mon client ne tarderait pas à faire usage de son nouveau bien. Je le vis dans sa demeure modeste et sans fioritures, emplie de photographies ainsi que d'autres souvenirs chargés d'émotions et de nostalgie. Sur une immense photo accrochée au mur, on voyait ses deux petits-enfants, son fils et la femme de ce dernier. La représentation était surmontée d'un voile noir. L'homme se souvenait de ce délicieux moment en famille, un moment parfait bien sûr déformé par l'idéalisation induite par le chagrin et les années, mais qui réchauffait son cœur fragile. Il prit une première bouffée en se remémorant cet instant fugace. La fumée prit alors des couleurs chaudes, puis froides, brossant un portrait devant l'individu éberlué. À mesure que les bouffées s'enchaînaient, la fumée créa un environnement de plus en plus clair et détaillé. La scène se redessinait devant lui, tel qu'il s'en souvenait. Il voyait ses petits-enfants jouer dans l'herbe, pleurant, riant, criant et surtout vivants. Son fils, à sa table, lui racontant ses projets d'avenir et son idée de monter une boîte d'import-export. Non que le commerce l’intéressât outre mesure, cela faisait juste du bien d'entendre à nouveau le son d'une voix qu'il chérissait. Mais lorsque la fumée se dissipait, l'image disparaissait, alors le vieil homme continuait à inspirer dans le narguilé pour que jamais le souvenir ne dépérisse.
Cela dura plusieurs jours, peu importe les brûlures dans sa bouche, la faim tenaillant son estomac ou la soif asséchant son corps… Il soufflait toujours pour maintenir en vie l'illusion. Il n’était pas idiot et savait pertinemment que ce n'était qu'un mensonge de miel, mais cela ne comptait pas. Il vivait depuis longtemps dans le regret et le désespoir, dans une réalité sans concessions qui l'avait privé de sa plus belle œuvre : sa famille. Quelle importance que ce ne soit pas vrai ? Quelle importance que cette fumée ne soit qu'un paradis factice et trompeur ? Tant que cela lui permettait d'être de nouveau aux côtés de ceux qu'il aimait. Les mains ridées finirent, un beau matin, par laisser tomber l'embout de l'instrument mystique, et la bouche triste du vieil homme par ne plus expirer. On ne peut estimer la réussite de la vie d'un homme qu'à une seule chose, disait Confucius : mourir le sourire aux lèvres et entouré de ses proches. À cet égard, mon client a donc réussi sa vie.
Il est temps pour votre serviteur de remballer ses affaires, j'ai assez blablaté pour aujourd'hui. J'ai bien d'autres histoires à vous narrer, bien d'autres hères nécessiteux, mais ce sera pour une autre fois. Je ne suis que l'humble gardien de ces reliques avec comme devoir de les transmettre à ceux qui en ont vraiment besoin. À ce titre, il me faut parfois prendre congé, c'est un rude travail qui me fatigue terriblement. Sur ce, mesdames et messieurs, je vous laisse en vous exprimant ma plus sincère affection.
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Génial
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