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Il y a autant d’Anarchies que d’anarchistes… Exact, parfaitement exact, mais nous partageons tous une même aversion pour la hiérarchie forcée, pour les maîtres. Malheureusement, en dehors de ceux-ci, nous sommes peu. Du moins, peu à nous déclarer libertaires, car ce mot est synonyme de terroristes depuis les lois scélérates. Nonobstant, je crois du fond de mon cœur que chaque prolétaire a ce goût de l’émancipation. Il est en effet inconcevable que l’esclavage généralisé soit pleinement accepté par le forçat sans que ce dernier ne souhaite s’en extirper. En réalité, c’est là que réside l’astuce. La bourgeoisie parvient à ancrer profondément dans la tête de la population que le travail rend libre, que par les efforts vient la richesse et donc la liberté. Ils nous présentent l’argent comme clef de la prison à ciel ouvert dans laquelle nous pataugeons tous… Et ainsi, forgent leur prospérité sur l’espérance du peuple.
Beaucoup de gens se rendent compte de ces choses, mais moins sont prêts à se battre. Ne croyez pas que je suis aigri, je comprends que l’on privilégie ses proches et sa vie plutôt que le fait de se lancer dans une croisade à corps perdu. Enfin, surtout après 1871 et la semaine sanglante. Le massacre de la Commune fut en quelque sorte le baptême de réalité pour nous autres. La démonstration indiscutable que les bourgeois nous feraient payer par des larmes de sang nos espoirs. Thiers se montra d’une redoutable efficacité, afin que nous comprenions clairement.
Eh bien ce vieil Adolphe a perdu, nous avons simplement compris que face à la répression et le terrorisme d’État, nous devions réagir. Réagir par l’écrit, la manifestation, le poignard, la poudre et la dynamite. Égorger le bourgeois prouvera au prolétariat sa force, ses possibilités de renverser une société malade craquelée de part en part. Le fluide qui s’écoulera de cette gorge grasse ensemencera et fertilisera une terre abritant notre monde social plus juste.
Ma cible est un cochon d’industriel, le patron d’une entreprise d’armement en contrat avec l’État. Le meilleur du pays réuni, manque que le curé tiens… Un certain Pierre Roin. Cette ordure clame haut et fort que la guerre avec l’Allemagne est proche et que, par sa foi, il mangera son chapeau si elle ne survient d’ici 1920. Le notable use de cette prophétie pour justifier son odieux commerce, il finance même des journaux pour manipuler l’opinion publique en appelant la barbarie de ses vœux. Les petits bourgeois lisant cela font alors pression sur les élus qui augmentent les crédits de la grande muette, achetant plus d’armes à Roin ou ses amis.
Vous voyez un peu le fonctionnement du capitalisme de connivence avec l’État ? La nation, la foi et la République ne sont que des conneries destinées à offrir un cadre favorable pour la tenue de ces petites affaires et justifier leur perpétuation, de gré ou de force. L’État, ultime forteresse vouée à protéger le privilégié dans la lutte des classes. Il est notre suprême ennemi.
Les romans de gare font souvent croire que le riche ou le puissant est bien protégé, presque intouchable. Cela est très faux, spécifiquement dans un cadre badin. Un assassinat en visite officielle ou durant le travail est certes retentissant, mais particulièrement aléatoire. Non, il faut étudier la cible et frapper fort, vite et pour tuer. Par le revolver et la détermination, un coup suffit. Depuis quelques jours je m’emploie à observer la bête, je la suis dans ses moindres déplacements. Le but est de noter sa routine et ainsi frapper au moment opportun. Il n’est guère excentrique, ses loisirs consistent à aller au théâtre, l’opéra ou diverses expositions d’art… Malheureusement, l’homme est rarement seul, étant soit avec sa femme et ses deux enfants, ou en compagnie d'amis. Et je ne veux pas risquer de dommages collatéraux, je ne suis pas partisan des thèses nihilistes considérant que la fin justifie toujours les moyens. Si faire couler le vermeil de l’exploiteur fertilise notre sol, celui des innocents le stérilise.
Mais si je ne suis pas en accord avec les nihilistes, je ne peux blâmer leur vision des choses. L’Okrana tsariste est une abomination brutale incarnant ce régime répressif, bien plus que celui de nos contrées. Je crois sincèrement que les idées sont le produit d’une société et l’exportation de celles-ci implique une adaptation culturelle. Le nihilisme russe est influencé par le grand Bakounine, comme une grande part de nous autres, anarchistes gaulois, cependant nos conclusions furent différentes. Enfin, sommes-nous si différents, dans le fond ? Comme l’a dit Louise Michel, peut-être que les Russes savent mieux mourir et tuer que les autres… Peut-être sont-ils prêts à plus de sacrifices pour la liberté de tous.
J’ai à présent un créneau d’action, tous les jeudis soir entre 18h et 19h, l’ordure se plaît à flâner solitairement au bord de la Seine. Lorsque le temps n’y est pas, il se trouve un pont sous lequel est installée une terrasse peu fréquentée. Il n’y a pas de plus belle occasion pour opérer et extraire cette cellule infâme du corps social, et ainsi démontrer que l’on peut guérir collectivement de la maladie capitalistique en extrayant les tumeurs en haut-de-forme. Bref, il faut que je me prépare. La tenue vestimentaire est importante, il convient de ne surtout pas s’habiller en apache. Une erreur courante est de se vêtir discrètement, tout en noir ou brun par exemple, mais un individu de la sorte est immédiatement suspect. Ce serait comme si un braqueur de banques se rendait dans l’établissement à pied tout en portant une cagoule, établissement se trouvant à une dizaine de kilomètres de son lieu de départ. Non, un habit simple de tous les jours fait l’affaire, et doit être ample de préférence. Si les chiens de garde en costume bleu voient mon arme, impossible qu’ils me laissent tranquille. Je me figure un nombre important de fois la scène dans ma tête, je tente de prévoir le moindre imprévu (ce qui est paradoxal et plutôt vain, en effet) tout en nettoyant et chargeant mon arme.
Je ne m’en suis que rarement servi, une fois à vrai dire. C’était en manifestation contre un social-traître, un agent provocateur soutenu par la police pour que le rassemblement dérape et légitimer une intervention musclée. Plusieurs autres avaient déjà des doutes sur la personne, mais le voir recevoir des ordres subrepticement par le commissaire nous a poussés à la réaction. Nous ne l’avons pas tué, simplement esquinté et invité à ne plus jouer à ce genre de jeux. Plus personne ne l’a jamais revu au sein de la capitale, ce qui est une très bonne nouvelle, car il n’y aurait pas eu de second avertissement. Demain, ce sera différent. Je ne viserai pas une zone non létale, je vais tuer. Je vais vraiment tuer. Ma cause est juste et l’acte nécessaire, cependant la peur enserre mon âme et des gouttes perlent le long de mon front. Foutue peur, elle est bien mauvaise guide et en faire fi est une tâche herculéenne. Voilà que je pense à ma mère et mes frères, ils s’en sortiront sans moi, j’en suis persuadé. Enfin, je l’espère. Et puis, Marie qui me haïra après mon acte, me haïra de m’exiler loin d’elle. Ma petite chérie qui déteste tant l’action directe violente, qui pense que la Révolution ne peut s’accomplir que par la prise de conscience généralisée du prolétariat. L’avènement d’une conscience de classe s’opposant farouchement à ses exploiteurs permettant alors l’émancipation pacifique des travailleurs. Le capitalisme ne peut survivre si ses esclaves décident de ne plus le servir, les titres et les prérogatives n’ont plus de sens si vos administrés n’en tiennent plus rigueur. L’Anarchie par la raison en somme. J’aimerais tellement être à l’unisson avec elle, ce soir tout spécifiquement. Mon amour pardonne-moi, je choisis de suivre la route de nombreux autres glorieux camarades.
18h15, Roin vient d’arriver au bord de la longue mare immonde. Je le laisse me distancer d’une dizaine de mètres et lui emboîte le pas. Je devrais agir immédiatement, avant que quoi que ce soit d’imprévisible ne survienne. Cependant, mes mains restent cousues à mes poches ventrales, caressant la crosse du pistolet. Le froid est glacial et le porc risque d’écourter sa promenade, donc je ne peux me permettre de continuer à fixer les pavés. Je t’en prie Marie, sors de mon esprit. Penser à toi sont les prémices d’un échec indomptable, d’une renonciation soudaine. Je souhaite te revoir, pourtant, après mon geste, ce ne sera plus possible. Je me rendrai et ne fuirai pas le juge. Il est de mon devoir envers le peuple de justifier et promouvoir l’émancipation collective au cœur même de la sinistre mascarade autoritaire qu’est le tribunal républicain. Un outil d’asservissement des masses ritualisé, pas davantage. Cet outil me condamnera à un dernier balancier avec un collier de chanvre, je l’accepte. Ce que je refuse, c’est de ne plus pouvoir te prendre dans mes bras ni t’embrasser tendrement… Cette idée m’est inconcevable. Mes pas sont plus lents, mon corps ralenti comme faisant obstacle à ma détermination. Mes poings serrés à m’en écorcher la paume refusent de quitter leur abri et je perds peu à peu du terrain face au grassouillet patron.
Il arrive à sa terrasse et commande un café, pendant que ma carcasse stationne obstinément sur place. Fort heureusement, Pierre Roin ne me remarque pas. Mes vêtements font que je n’ai aucun intérêt ou existence à ses yeux. Un enfant s’approche de lui, un petit gamin des rues n’ayant même pas dix ans, portant un chiffon et une bouteille d’eau. Le marmot se met à genoux devant l’odieux ogre et arrose légèrement les chaussures de ce dernier. L’orphelin frotte, frotte de plus en plus fort. Malgré la distance, je remarque les rictus de douleur se dessinant sur le visage du marmot. Mon grand, combien de chaussures as-tu cirées aujourd’hui ? As-tu seulement pu manger de la journée ? Tu travailles dans le froid et la faim, payé moins qu’une misère, tout cela pour survivre quelques années de plus… Tu ne passeras probablement pas ta majorité… Tout cela à cause d’immondices fécondées dans le purin tel que l’indicible enfant de salaud dont tu lisses les bottines actuellement. Mes membres se réactivent, la colère met en marche l’ingénierie musculaire. Je m’approche rapidement, le regard ne quittant pas la scène pathétique d’un homme en costume lisant son journal pendant qu’un misérable n’ayant même pas l’âge de se raser s’agenouille pour lui lustrer les grolles embouées. Je ne suis qu’à quelques mètres, j’entends la bruyante respiration de la couenne vivante. Il finit par jeter une pièce à la figure de son esclave et le chasse d’un geste méprisant. Je sors mon arme et la pointe sur son crâne dégarni.
Je suis désolé Marie, je t’aime.
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Je suis RAVIE de lire une nouvelle sur l'anarchisme ! Elle est de circonstance.
RépondreSupprimerAlors ça c'est bon, on ressent tellement la passion, un honnête citoyen obligé de se transformer en monstre pour récurer la crasse qu'est la bourgeoisie. Ça m'as rappeller les juste de Camus. Bravo à l'auteur en tout cas
RépondreSupprimerCette histoire est bien construite avec une belle recherche historique sur le sujet. En essayant d'être le plus impartial possible, l'analyse politique est parfois quelque peu partisane; mais cela donne aussi également toute sa vigueur et sa puissance au récit.
RépondreSupprimerOn arrive très bien à se représenter l'état d'esprit du protagoniste et les motivations ainsi que les conséquences de ses actes.