La
première fois que j’ai rencontré la licorne, j’étais
pourchassé.
J’avais
entraîné mon vélo sur un chemin rocailleux – freinant
brusquement – et m’étais jeté derrière un large buisson.
J’entendais le vrombissement menaçant du pick-up noir s’éloignant
peu à peu. Ils me cherchaient. Boy Gosset et son frère Clint.
Depuis qu’ils avaient juré de me botter le cul après la classe,
je savais qu’ils viendraient pour moi. À l’instant même où la
cloche avait sonné la fin des cours, j’avais enfourché mon vélo
et filé comme une fusée.
Face
contre terre, je pouvais entendre le craquement des pierres à mes
côtés . Je les imaginais scrutant les fourrés, tel des
oiseaux de proie à l’affût d’une souris. Ils n’avaient pas
vu dans quelle direction j’étais allé, sinon ils seraient déjà
descendu dans le fossé, hurlant et braillant à propos de ce que
j’allais prendre.
Le
moteur s'est alors rallumé, et a crépité en une complainte. J’ai entendu le
véhicule rouler au loin jusqu’à ce que son bourdonnement devienne
à peine perceptible. J’ai essayé de pousser un soupir de
soulagement, mais mon corps était bien trop occupé à hyper-ventiler. Pendant un certain temps, je suis resté immobile dans la boue.
Maintenant
que le camion avait disparu, une paix surnaturelle régnait. Il n’y
avait pas de vent, pas de circulation, aucun bruit en dehors de ma
respiration saccadée.
Puis
j’ai distingué quelque chose. Quelque part dans ce silence
imperturbable, j’ai cru entendre quelqu’un pleurer.
Près
de moi, un ponceau couvert de mousse jaillissait du sol. J’ai
passé la tête dedans, et les pleurs son devenus plus forts. Il y avait
suffisamment d’espace pour que je puisse entrer, j’ai donc baissé la tête, balayé le rideau de feuillage qui masquait l'entrée du tunnel, et m'y suis glissé.
Celui-ci était plongé dans les ténèbres. J’ai enclenché la lampe-torche de mon téléphone, et ai tracé précautionneusement mon
chemin dans la boue. Plus je m’enfonçais, plus les sanglots prenaient l’allure d’une mélodie irréelle. Ça ne ressemblait à
rien de ce que j’avais déjà pu entendre: cela exhalait une
profonde tristesse, teinté d’une innocence mystique.
La
galerie s’ouvrait sur une grotte souterraine, illuminée par une
mince fissure au plafond. L’intérieur était frais et humide, et je
pouvais y entendre le clapotis régulier de l’eau.
En
son sein, adossée contre un mur en briques, j’ai aperçu une
jeune fille d’environ huit ans.
« Bonjour ?
Est-ce qu’il y a quelqu’un ici ? » Ai-je demandé, la
voix vacillante.
En
dépit de la pénombre, je pouvais observer l’inhabituelle
constitution de l’enfant. Elle avait un visage jeune et innocent,
d’incroyables cheveux blonds argentés, ainsi que de pâles yeux
bleutés. Elle portait un T-shirt surdimensionné camouflant la
majeure partie de son anatomie - si bien qu’en premier lieu, j’ai
pensé qu’elle n’était qu’un torse et une tête. Toutefois, en
y prêtant un peu plus attention, je pouvais distinguer des bras et des jambes déformés, ainsi que des bouts de chair estropiés qui apparaissaient par endroit. En réalité, son
corps d’enfant semblait affublé des minuscules caricatures de
véritables membres. Elle ne pouvait marcher avec de
tels pieds ou agripper quelque chose avec ses mains. J’ignorais
même la manière dont elle pouvait se tenir debout.
Le
plus perturbant dans tout cela, c’était cette corne d’environ
quinze centimètres qui lui sortait du front. Sous ces reflets d'opale, elle semblait aussi
aiguisée qu’un poignard. Elle ne paraissait pas peser le moins du
monde sur sa tête. C’était grotesque, dérangeant, mais
étrangement magnifique.
Ensuite,
elle m’a parlé : « Bonjour Matthew. Ça fait longtemps que
j’attends de te rencontrer. » Elle avait la voix d’une
enfant épuisée et ses mots étaient teintés d’un accent
germanique.
«
Co-comment est-ce que tu connais mon nom ? » Ai-je
bredouillé. « Tu vas bien ? Tu es blessée ?
Qu’est-ce que tu fais ici ? »
« Je
suis si fatiguée. » A-t-elle dit, en prenant appui sur chaque mot.
« S’il te plait, j’ai besoin de ton aide. »
« Oui,
tout ce que tu veux ! Dis-moi juste ce que je peux faire. Je
peux appeler une ambulance, ou la police… »
« Non !
Tu ne dois dire à personne que je suis ici ! »
a-t-elle supplié, soudain agitée. « S’il te plait, je dois
être un secret. Si tu dis un seul mot à mon sujet, mon monde va
s’effondrer. Promets-moi que tu ne le diras à personne ! ».
Elle a commencé à tanguer, si bien que j’ai cru qu’elle allait
s’effondrer.
« Oui,
bien sûr, je te le promets. » Ai-je répondu. « Je
t’apporterai ce dont tu as besoin. »
« Merci.
J’ai toujours su que tu serai mon gardien. Je n’ai pas mangé
depuis si longtemps. J’ai si faim. Pitié, ramène-moi des ailes de
poulet crues. Si tu le fais, je rendrai les choses meilleures. »
« Des
ailes de poulet ? Je peux faire ça. Je vais les chercher
tout de suite ! Ce sera rapide du moment que je ne croise pas… »
Je me suis interrompu, me souvenant des deux frères et de leur abominable
pick-up noir.
« Les
Gosset ne t’ennuieront plus aujourd’hui. » A-t-elle affirmé.
« Je peux sentir leur rage ; après ce que tu leur as
fait, leur colère brille comme du bacon. »
« Minute,
comment tu sais à propos des Gosset ? Et pourquoi es-tu ici ?
Qui es-tu ? Es-tu allemande ? » J’avais un million
de questions, et je les ai déversées comme les balles d’une
mitraillette. Plus que tout, je voulais l’interroger sur sa corne
et sa difformité, mais j’étais effrayé à l'idée de le faire.
« S’il
te plait, apporte-moi les ailes de poulet et je répondrai à toutes
tes questions. »
« Dans
ce cas, dis-moi ton nom ! Tu connais le mien, c’est injuste. »
J'ai croisé les bras, en accord avec ma pensée.
« Mon
nom est Leben » A-t-elle déclaré. « Lebensunwertes Leben*,
mais s’il te plait, ne m’appelle jamais par mon nom complet. »
« C’est
un très joli nom. Okay Leben, je reviendrai ! Ne bouge pas ! »
-
- -
J'ai quitté la chambre souterraine, ai enfourché mon vélo, et pédalé jusqu’à la ville. Bien qu’elle m’ait assuré que les Gosset ne m’embêteraient pas, je restais en alerte.
Les
Gosset pouvaient être les deux pires individus de cette planète.
Ils me tourmentaient quotidiennement depuis des années, passant des
taquineries de l’école élémentaire aux passages à tabac du lycée. Je ne pouvais énumérer toutes les tortures qu’ils
m’avaient infligées. J’ai toujours été la victime facile,
passive, incapable de rester sur mes positions. Je m’excusais s’ils
se faisaient mal aux poings et ma faiblesse les endurcissaient.
Mais
finalement, j’ai pris les choses en main.
Je
voulais faire quelque chose de mauvais, qui leur laisserait des
marques indélébiles ; je voulais une revanche à grande
échelle, la destruction de tout ce qui leur était cher. Je
voulais leur faire payer chacune de leurs humiliations indignes.
Cependant,
plutôt que d’instaurer une guerre totale, je me suis concentré
sur de petits actes de vandalisme : j’ai utilisé la clé de
chez moi pour graver « FUCK LES GOSSET » sur la portière
conducteur de leur pick-up noir. Je savais que ça leur ferait mal ;
cette voiture faisait leur fierté et leur joie. J’aurais tout
autant pu graver ça sur le front de leur mère.
J’ai
emprunté les petites routes jusqu’à l’épicerie, tout en restant
attentif. Je savais pourquoi ils en avaient après moi et je n’osais
imaginer ce qu’ils me feraient si jamais ils venaient à me
trouver.
J’ai
cadenassé mon vélo face au magasin, payé une portion familiale
d’ailes de poulet crues et les ai empilées dans le sac arrière de
ma bicyclette. J’ai fait un bref détour pour m’emparer d’une
couverture et je suis retourné voir la fille en embarquant mon
attirail.
J'ai gagné le tuyau, franchi le tunnel boueux, et pénétré à
nouveau dans la grotte. Leben était là, toujours adossée contre le
mur humide en briques.
« J’ai
tes ailes de poulet ! » Son visage s’est aussitôt éclairé. « Comment est-ce que tu veux les
cuisiner ? Je n’en ai jamais fait avant, mais je suis sûr que
je peux m’en sortir. Je présume que j’aurais dû les faire cuire
quand je suis allé chercher la couverture. Ah, oui, je t’ai
apporté une couverture! » J’avais l’impression de
sortir milles phrases à la minute.
« Merci
à toi, mais non. Elles doivent être crues. Aussi… » Elle
hésita, l’air embarrassée. « Je ne peux pas me nourrir sans
ton aide. »
« Tu
veux que je te nourrisse avec ces ailes de poulet crues ? »
« Oui,
s’il te plait. »
« Mais
tu ne vas pas être malade ? J’ai entendu dire que la
salmonelle était vraiment horrible. Tu vas vomir pendant des
jours ! »
«
Non, tout se passera bien. Ma mère avait l’habitude de me nourrir
comme ça il y a longtemps. »
« Okay »
Ai-je dis. « Si tu le dis.. » J’ai glissé la première
aile visqueuse dans sa bouche, et ai été choqué par la vitesse à
laquelle elle la dévorait. C’était comme si la viande avait été
aspirée. Elle a rapidement ingéré la totalité des ailes, des os et
de tout ce qui allait avec. J'ai fait de mon mieux pour retenir
un haut-le-cœur. Bientôt, il ne restait plus qu’une mousse de
polyester imbibée de sang de poulet.
J’ai
attendu qu’elle termine son ultime bouchée avant de parler:
« Leben, tu répondrais à quelques questions, maintenant ? »
Elle a grimacé. « Je suis désolée Matthew, mais je suis si
fatiguée. Si lasse. » Ses yeux ont papillonné, et sa voix déjà
faible a commencé à s’estomper. « Je n’avais pas mangé
depuis longtemps. J’ai besoin de temps pour retrouver des forces.
S’il te plait, reviens demain et je te dirai tout. Je te le
promets. »
« D’accord. »
Ai-je acquiescé, plus que déçu. « J’ai école, donc je serai
de retour dans l’après-midi. »
Sa
fatigue s'est brutalement changée en un grand sérieux :
« Ecoute-moi. Tu ne m’as pas découvert par accident. J’ai
un avertissement pour toi, alors tu ferais mieux d’écouter
attentivement. Demain, les Gosset te trouveront et ils te feront
mal. Ils te feront vraiment mal. Tu ne peux pas – tu ne dois pas –
te cacher d’eux. Tu penseras que fuir retardera la douleur, mais tu
devras y faire face. Lorsque la souffrance sera à son maximum, ne
demande pas l’aide des autres : viens à moi. Je suis la seule
qui pourra t’aider. »
« Okay,
ça ne me dit rien qui vaille. Je reviendrai demain, mais tu devras
commencer à répondre à mes questions ! Je ne me sens pas à
l’aise de laisser une enfant seule dans les égouts. » J’ai
soigneusement enveloppé la couverture autour d’elle; elle
était si petite que celle-ci la recouvrait entièrement.
Avant
de partir, je me suis retourné et j’ai constaté qu’elle
s’apprêtait déjà à dormir. Je lui ai alors demandé : « Est-ce
que tu peux juste me dire ce que tu es ? »
« Je
suis une licorne » a-t-elle répondu.
-
- -
Je
n’ai pas dormi cette nuit-là. Mon esprit était balayé par
l’effroi, et l’adrénaline nourrissait mon anxiété. Si Leben
avait raison, ça signifiait que les Gosset allaient me faire du
mal. Plus que jamais. J’avais déjà été brisé et frappé
auparavant, mais visiblement, nous allions franchir une toute
nouvelle phase dans l’atrocité.
Mais
si elle avait tort ? Pouvais-je lui faire confiance ? Elle
savait des choses qu’elle n’aurait pas du savoir. Elle était
coincée dans une grotte, d’autre part elle connaissait mon nom et
elle était au courant pour les Gosset. Elle savait que j’avais
fait quelque chose pour provoquer leur rage. Je
sentais qu’il y avait quelque chose de tout à fait magique en
elle, mais c’était un sentiment insaisissable que je ne pouvais
appréhender. Elle ne cessait de tourner dans mon esprit : j’ignorais si elle était une enfant difforme, ou un monstre vivant
dans les évacuations. Elle disait qu’elle était une licorne. Mais
les licornes n’existaient pas, et elles avaient quatre pattes, pas
des nageoires mutilées.
J’aurais
dû contacter la police, envoyer de l’aide, mais elle était
tellement insistante sur le fait que je ne devais pas le faire. Et
puis, j’avais promis.
Le
matin suivant, j’ai entamé ma marche funèbre en direction de
l’école. La cloche a sonné dès que je suis arrivé. Le pick-up
noir des Gosset dominait le parking. On aurait dit que quelqu’un
avait donné un coup de ponceuse sur la porte conducteur : tout
était rayé. Néanmoins, mon message n’était plus lisible. J’ai
dégluti douloureusement et me suis rendu en classe.
C’était
l’heure du déjeuner et j’étais dans le couloir – près de mon
casier – lorsque je les ai aperçus. La tension était palpable et
personne ne me regardait dans les yeux. Ils savaient tous qu’une
inévitable scène de cruauté s’apprêtait à se jouer. Quand les
Gosset sont apparus en face de moi, tout le monde s’est écarté.
Ils
avaient l’allure de deux footballeurs déguenillés; tous deux
portaient un blouson en denim grossier, tandis que leurs ventres
reposaient sur une ceinture ridiculement ostentatoire. Le seul
élément permettant de les différencier était le large chapeau de
cowboy arboré par Boy Gosset. Clint, lui, portait un bandana
représentant le drapeau confédéré. Les deux souriaient de toutes
leurs dents, une lueur meurtrière dans le regard.
Il
n’y a pas eu de phrase d’introduction avant qu’ils ne commencent
à me battre.
M'est alors venue l’illumination choquante que, jusqu’ici, ils avaient retenu
leur coups. Chaque claque me prodiguait une nouvelle vision de la
douleur. Je sentais certaines parties de mon corps – qui m’étaient
jusque-là inconnues – se briser et craquer. Le sang déferlait sur
mon visage, pénétrant à l’intérieur de ma bouche et de mes
yeux. J’ai senti l’un d’eux bloquer mes bras en arrière
pendant que l’autre pulvérisait mon estomac à coups de poings.
Je
perdais la notion du temps à mesure que ma conscience s’évaporait. Cependant, lorsque leurs assauts ont pris fin, j'étais parvenu à garder un semblant de lucidité. J’étais au sol, face contre terre, crachant des gluaux de sang.
« On n'en a pas fini avec toi, petite merde. » a menacé Clint. Son
frère s'est penché au-dessus de moi et m'a craché au visage une boule de tabac à chiquer. Je me suis assis, tentant vainement d’essuyer le
sang qui inondait mes yeux. J’étais seul ; il n’y avait plus aucun
spectateur face à cette atrocité.
J’essayais
de me tenir debout, mais mes genoux se heurtaient systématiquement au sol. J’avais
besoin de soins au plus vite. J’aurais dû me rendre aux urgences et
voir un médecin, mais je me suis souvenu de ce que la licorne avait
dit. « Lorsque la douleur sera à son maximum, ne demande pas
l’aide des autres : viens à moi. Je suis la seule qui pourra t’aider. » Je devais la rejoindre.
Le
chemin était long jusqu’à la grotte, et chaque mètre parcouru faisait
palpiter la douleur en moi, me renvoyant de manière explicite
l’image des coups que j’avais endurés. Le sang continuait de couler depuis la profonde coupure sur
mon front, déversant une cascade de liquide écarlate sur mon visage. Je suis finalement arrivé au chemin rocailleux,
peinant à mettre un pied devant l’autre. J’étais revenu à
elle.
Elle
se tenait au même endroit, enveloppée dans la couverture. Elle a semblé alarmée, mais pas surprise, quand elle m'a vu entrer en boitant. Je me
suis effondré dans la flaque d’eau à côté d’elle, brisé et
épuisé.
« Je
suis désolée. » A-t-elle dit. « Mais tout ça en vaudra la
peine, tu verras. Maintenant, sombre dans l’oubli et laisse l’eau
te soigner. »
J’ai
marmonné quelque chose d’incompréhensible, avant de perdre
conscience.
Je
me suis réveillé bien plus tard. Mon esprit s’est immédiatement
empli des souvenirs de l’assaut. Je m’attendais à l’agonie
promise, mais rien de tel ne s'est produit. Miraculeusement, je n’éprouvais
pas de souffrance, je me sentais bien. Revitalisé, comme si j’avais
dormi tout un week-end. Je me suis assis ,déconcerté, et ai aperçu Leben en train de me fixer.
« Qu-qu’est
ce qui s’est passé ? » Ai-je demandé.
« Tu
es très spécial, Matthew. Les eaux t’ont restauré.
« Quoi ?
Comment ? » Je me suis assis. Mes vêtements étaient
déchiquetés, sales, imprégnés d’eau crasseuse et de je ne sais
trop quoi.
J'ai rassemblé mes pensées. Dans l’absolu, je préférais être sauf
mais imbibé d’eau croupie plutôt qu’à demi-mort et
sanguinolent. Mais ça semblait tout de même surréaliste.
Je
me suis souvenu qu’elle avait juré de répondre à mes questions, j'ai donc commencé par la principale : « Qui es-tu ? »
« Je
suis Leben »
« Oui,
je sais ça » ai-je contré « Où sont tes parents ?
Qui t’a nommée ainsi ? »
« Ma
mère m’a donné ce prénom. Elle m’en avait choisi un autre,
mais lorsqu’elle a vu mes membres trapus et informes – mes doigts
soudés et mes pouces manquants – elle a changé d’avis. »
«
Pourquoi aurait-elle fait ça ? » Ai-je demandé.
« Elle
a grandi en des temps difficiles, et a appris à connaître le
monde via de mauvaises personnes. Lorsque j’étais encore dans son
utérus, ma mère souffrait de terribles nausées matinales. C’était
à cause de moi. Elle prenait chaque jour des médicaments nommés
« Thalidomide ». Cela devait l’aider, la faire se
sentir mieux . Et ça a marché. Mais il y avait des effets
secondaires. J’étais l’effet secondaire. Elle
me haïssait. La seule fois où elle m’a tenue dans ses bras, c’est
quand elle est venue me chercher, affublée de ses vieux gants de
jardinage. Elle était persuadée que me toucher la souillerait.
J’étais recluse dans une chambre noire, à l’abri des regards
indiscrets. Elle disait vouloir m’euthanasier, mais c’était
après la guerre, et ce n’était plus autorisé. »
« Quelle
guerre ? Quel âge as-tu ? »
« Plus
vieille que toi »
« Non
tu ne l’es pas, tu es juste une enfant. Où est ta mère
maintenant ? »
Elle a grimacé en un froncement de sourcils. « J’en ai dit assez
pour le moment.»
« Mais
j’ai encore une tonne de questions à te poser ! »
« Ecoute-moi
Matthew, j’ai une dernière chose à te dire : demain, fixe
l’horizon. Tu devras suivre l’arc-en-ciel de flammes. La
vengeance sera tienne. Tout ce que tu as à faire, c’est lui donner
un coup de pouce. »
« L’arc-en-ciel
de flammes ? Qu’est-ce que ça signifie ? Et lui donner
un coup de pouce ? »
Elle
est restée muette. Ses yeux étaient déjà clos.
-
- -
Je
suis rentré chez moi à vélo. Je n’aurais dû être qu’un tas
d’os brisés sur un lit d’hôpital ; mais à la place, je me
sentais bien. Je connaissais la légende selon laquelle les licornes
détenaient le don de guérison, mais je n’aurais jamais pensé que
celui-ci proviendrait d’une flaque d’eau croupie. J’ignorais
ce qu’était un arc-en-ciel de flammes, mais si Leben m’avait dit
de le trouver, je devais faire de mon mieux.
J’ai
fait un rêve saisissant cette nuit-là.
Il
y avait une pièce bondée d’équipements médicaux. Les murs et le
toit me faisaient penser à une serre en ruine. Au milieu de la pièce se
tenaient six femmes enceintes, uniformément réparties en cercle.
Toutes étaient sanglées à une chaise, alimentées par bon nombres
de tubes et pourvues d’un voile sombre cachant leur visage.
J’ignorais comment, mais je pressentais qu’elles étaient
plongées dans le coma. L’une des femmes s’est éveillée, et je
lui ai injecté un barbiturique. J’ai attendu que la paix
revienne.
Une
vaste étagère recouverte de bocaux translucides s’étendait à
mes côtés. À l’intérieur de chaque bocal se trouvait un
nourrisson difforme, nageant dans du formol. Je savais qu’il
s’agissait de notre collection d’échecs, mais que nous
découvririons sous peu la bonne formule. Je voulais une licorne
parfaite. Du moment que nous obtenions plus de Thalidomide.
Je
me suis dirigé vers le frigo et j’ai saisi un large plat d’ailes
de poulet crues. L’heure du dîner avait sonné.
Je
me suis réveillé, tentant de retrouver mes esprits, mais cette
vision m’assaillait. Je revoyais encore et encore chaque détail du rêve. Merde, à
quoi venais-je d’assister ?
À
midi pétante, je chevauchais de nouveau mon vélo, scannant
l’horizon. J'ai fait le tour de la ville, pas totalement sûr de ce
que je cherchais, mais confiant en ma capacité à le reconnaître
une fois que je le verrai.
J’étais
en périphérie de la ville lorsqu’il est apparu. A l’inverse
d’un somptueux spectre multicolore, il ne comptait qu’une seule
teinte, celle de l’urine. L’arc se courbait dans le ciel,
semblant s’enraciner à quelques kilomètres de ma position. Je me
demandais si d’autres pouvaient le voir.
J’ai
orienté mon vélo dans cette direction et j’ai pédalé.
Contrairement à un véritable arc-en-ciel, celui-ci ne s’éloignait
pas. Plus j’approchais, plus il grossissait; il possédait un
emplacement précis et je n’en étais plus très loin. Une odeur de souffre commençait à se faire sentir, comme un millier d’œufs pourris.
Au
bout de l’arc-en-ciel sulfureux se dessinait un pick-up noir.
C’était indéniable : il s’agissait des Gosset. J’ai planqué
mon vélo derrière un arbre et j’ai tenté de repérer les lieux :
le véhicule était garé au sommet d’une grande colline
surplombant une carrière rocheuse. En face, une pente escamotée
déboulait sur une pile de gravats, cent mètres plus bas.
J’ai observé attentivement, mais je ne voyais les Gosset nulle part. J’avais
entendu dire qu’ils traînaient souvent dans le coin, j'ai donc gardé l’œil ouvert. Je savais qu’ils ne devaient pas être
loin.
Était-ce
ce à quoi Leben faisait référence ? Était-ce ma vengeance ?
Qu’est-ce que j’espérais vraiment faire ici ? Puis, je me
suis remémoré les paroles de Leben : « Tout ce que tu as
à faire, c’est lui donner un coup de pouce »
Ça
m’a frappé comme une claque en plein visage : j’étais ici
pour pousser le camion dans la carrière. Ça leur apprendrait, à ces
bâtards. Graver des obscénités n’était rien en comparaison.
Cette fois, ce serait une guerre totale.
Je
me suis glissé précautionneusement en direction du truck. Les Gosset n’avaient toujours pas montré signe de vie. J’ai déverrouillé
la portière conducteur. La cabine était vide. J’ai donc bondi à
l’intérieur, abaissé le frein à main et ai placé le levier
de vitesse en position neutre. Mon cœur s’est emballé. Je me suis
précipité à l’arrière du camion et je l’ai poussé de toutes
mes forces. Cela m’a demandé un effort monumental, mais quand il a
commencé à bouger, il a aussitôt pris de la vitesse, et dégringolé la vallée
à toute allure.
C’est
à ce moment-là qu'ont surgi deux figures à travers la vitre
arrière. Les Gosset étaient endormis sur la banquette, derrière
la plage arrière. Ils frappaient leurs visages et leurs mains contre le
verre dans une tentative désespérée de s’en sortir, avant que le
véhicule ne chute du haut de la falaise. Quelques secondes plus tard, j'ai entendu le bruit d'un énorme crash.
J’ai
couru au bord du précipice, et ai regardé en bas. Le camion était là, plié comme une vulgaire canette. Il n’y avait aucune chance pour
qu’ils aient survécu ; sans doute réduits à un amas de viscères
coulantes.
Mais
qu’est-ce que j’avais fait ? Je n’avais aucune idée de ce
qui allait se produire ! Je les avais tués. Est-ce que
quelqu’un m’avait vu ? Non, il n’y avait personne autour.
L’arc-en-ciel de flammes avait disparu, et l’odeur de souffre
s’était estompée.
Je
me suis enfui aussi vite que mes jambes chancelantes me le
permettaient. Je devais voir cette licorne.
-
- -
J’ai
sollicité mes muscles au-delà de leurs limites en pédalant comme
un possédé. La pluie tombait à foison maintenant; elle
bombardait mon visage et laissait de nombreuses traces éphémères
sur la route. Je me suis approché du ponceau, constatant que
l’averse commençait à le remplir.
Je
me suis enfoncé dans le tunnel et suis entré dans la grotte.
Leben tenait sa position habituelle, pourtant, elle semblait
différente. Son expression exténuée s’était changée en un
immense sourire.
« Leben,
je crois que quelque chose de terrible est arrivé »
me suis-je exclamé.
« Non
Matthew, tu as fait le nécessaire. Ils méritaient tous deux de
mourir pour ce qu’ils t’avaient fait subir. »
A-t-elle annoncé. Un frisson m'a parcouru l’échine. Je ne
pouvais croire que ces mots sortaient tout droit de la bouche d’une
enfant souriante.
« Attends,
quoi ? De quoi tu parles ? Tu savais ce qui allait
arriver ? »
« Tout
est inscrit dans les étoiles. Parfois, les mauvaises personnes
doivent mourir pour leur transgression. »
« Transgression ?
Qu’est-ce que ça signifie au juste ? »
«
Ma mère m’a conduit ici, Matthew, il y a des années. La dernière
fois que j’ai aperçu le ciel, c’est quand elle m’a sorti du
coffre de sa voiture. Elle m’a emmené dans cette "chambre", munie de ses éternels gants de jardinage. Elle m’a déposée ici dans
cette position et m’a abandonnée à mon sort. »
« Je
suis désolé » ai-je répondu.
« Ne
le sois pas. Avant de partir, elle a dû ressentir l’étreinte de
la culpabilité, parce qu’elle a fait demi-tour pour me donner un
baiser. Le seul et unique qu’elle m’ait accordé. Mais elle était
mauvaise et avait commis des transgressions, alors je l’ai
poignardé dans le cœur avec ma corne. »
« Qu’est-ce
que tu dis ? »
« Elle
est morte ici pour ce qu’elle m’avait fait. Et pendant des
années, je l’ai admirée pourrir. Elle est sous ce tas de feuilles
derrière toi. » Je me suis retourné, et j’ai observé une bosse
suspecte que je n’avais jamais remarquée auparavant.
« Mais
ça devait arriver. Tout comme ce qui est arrivé aux frères
Gosset. » A-t-elle allégué.
« Non !
Ce que j’ai fait était un accident. Je voulais juste foutre leur
voiture en l’air ! »
« Je
sais à propos de ton rêve, Matthew. Tu étais dans la serre
destinée aux mères porteuses. Il s’agit des prémices de ton
avenir. Vois-tu, nos destins sont liés – et ensemble, nous nous
vengerons de ceux qui nous on traités comme des monstres. »
La
pluie se déversait au-dehors et menaçait de remplir la grotte. Si
l'averse continuait, tout serait submergé, Leben compris.
« Non ! » Ai-je hurlé. « Je ne veux rien avoir à faire avec ça ! »
Je me suis détourné de Leben, et j’ai quitté la caverne pour
affronter la tempête qui sévissait à l’extérieur. Je suis monté
sur mon vélo, et suis retourné chez moi.
Je
l’ai laissée mourir. Cette enfant qui n’en était pas vraiment
une.
-
- -
La
culpabilité que je ressentais rongeait chacune de mes pensées. Ce
que j’avais fait – ou échoué à faire – était totalement
inimaginable. Une semaine s’était écoulée avant que je ne
regagne l’entrée du tunnel, mais quand je suis arrivé, tout avait
été inondé par deux mètres d’eau.
Je
pouvais simplement supposer que la licorne était piégée au fond de
la grotte.
J’ai
laissé un message anonyme sur une ligne de police, comme quoi une
petite fille était morte dans les égouts. Quelques jours plus tard,
un corps à été retrouvé. Toutefois, ce n’était pas une petite
fille récemment décédée qu’ils avaient repêché, c’était un
squelette en décomposition. Le journal local expliquait que c’était
une femme dans la trentaine, portant des gants de jardinage. La mort
avait été jugée suspecte.
Un
mois plus tard, tout ce à quoi je pouvais penser concernait cette
licorne. J’aurais pu la sauver, mais je ne l’avais pas fait.
Elle
ne méritait pas de mourir, pas comme les Gosset. Je devais assister
à une assemblée en leur honneur, supporter tous ces discours à la
con et encaisser toutes ces prières imméritées à l’attention de
ces connards. J’étais satisfait de leur mort. Je m’étais tout
d’abord senti coupable, mais au final, j'étais revenu sur mes
positions. Je commençais à penser que Leben avait raison. Peut-être
que nous devions punir les méchants pour leurs transgressions. Voir
mes camarades bouleversés par la mort des pires individus de cette
planète m’a fait réaliser qu’il y avait beaucoup de
mauvaises personnes au-dehors.
Leben
avait raison à propos de beaucoup de choses. Peut-être aurais-je dû
rester avec elle.
Après
la commémoration, j’ai fait un détour sur le chemin escarpé. La
fosse avait était balisée en tant que scène de crime
Une
fois sur place, j’ai humé une odeur de souffre. En scrutant
l’horizon, j’en ai aperçu la source : il y avait un
arc-en-ciel de flammes au loin. J’ai sauté sur mon vélo, faisant
de ce répugnant arc d’urine ma destination.
L’arc-en-ciel
terminait sa course dans une zone isolée et abandonnée de la ville.
Au centre se trouvait une pépinière délabrée.
En
entrant, j'ai immédiatement été frappé par la familiarité des lieux.
C’était la serre de mon rêve. C’était ici que je prenais soin
des mères porteuses et remplissait mes jarres de leurs échecs.
C’était ici que j’œuvrais pour l’avenir que la licorne avait vu
dans les étoiles. C’était ici que je punissais les méchants pour
leurs transgressions.
En
pénétrant dans le bâtiment, j’ai réalisé que ma destinée
m’attendait ici.
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Note
d'information
Lebensunwertes
Leben : « Lebensunwertes Leben » peut se
traduire par « vie indigne de la vie ». Il s’agissait
d’une désignation nazie attribuée aux êtres qui, selon le régime, ne possédaient aucun droit de vie. L’état décida
finalement de leur euthanasie générale, entraînant alors
l’holocauste. Ce terme incluait également les personnes handicapées et victimes de difformités.
Traduction : Undetermined.B
Bonne histoire, elle donne envie d'en avoir d'autres du même genre
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerOh l'histoire de la licorne
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.
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