Temps approximatif de lecture : 10 minutes.
J'ai acheté un sac à dos de randonnée lors d'un vide grenier organisé à la suite de la vente d'une vieille maison de famille de mon quartier et j'ai trouvé le récit qui va suivre à l'intérieur.
Il y avait une pile de papiers chiffonnés et bourrés dans l’une des poches les plus profondes du sac à dos, mais je n'ai remarqué leur présence qu'une fois rentré chez moi. Je suis revenu à la maison où le vide maison s'était tenu et une jeune femme m'a poliment ouvert la porte. Elle ne pouvait pas dire à qui exactement appartenait le sac à dos et ne trouvait aucun intérêt dans le fait de conserver ces vieux papiers. Sa grand-mère était décédée de vieillesse il y a peu de temps et c'est pour cela que leur ancienne maison de famille avait été vendue. Apparemment, elle était un peu du genre conservatrice. Elle ramenait chez elle tout ce qu'elle pouvait dénicher et entassait ses trouvailles n'importe où. Je ne sais même pas si je serais capable de retrouver un jour ou l'autre la source de ces notes. L'écriture est minuscule mais soignée et les pages sont très abîmées. Je vais tenter de les retranscrire aussi fidèlement que je le pourrais.
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5 Septembre
L'homme sur le sentier est mort et il doit à présent être déplacé. C'est une tache plus difficile que je ne l'aurais supposé, et presque impossible pour une femme mesurant seulement un mètre soixante-deux qui se retrouve sans aucune aide et qui ne possède pas de civière. J'ai essayé de le traîner vers le camp juste après l'avoir trouvé gisant sur le sol ce matin, mais j'ai seulement réussi à le faire pivoter sur le côté et à tordre horriblement ses jambes l'une autour de l'autre. Les corps humains semblent horribles une fois que la vie les quittent et qu'ils cessent de ressentir de la douleur. Je n'avais jamais pensé vivre un jour une telle expérience de la mort, mais je n'ai pas pleuré la perte de quelqu'un depuis les évènements du phare. Cet homme a fait ses besoins dans son pantalon avant de mourir, et le bouger a rendu insupportable l'odeur qu'il dégage. Ça va attirer les animaux sauvages...
Toujours aucun signe de Ira ou de Bill.
6 Septembre
J'ai utilisé le matelas en mousse d'Ira comme une civière pour déplacer l'homme mort. Ça m'aura tout de même pris une bonne heure pour réussir à le tirer sur vingt-cinq mètres environ, et maintenant le matelas est tellement abîmé que je me demande si ça en valait réellement la peine.
Gary Law, c'est son nom. Son permis de conduire se trouve dans son portefeuille. Il vient de l'Utah. J'ai d'abord considéré sa présence comme un bon signe encourageant. Un autre humain sur ce maudit sentier pouvait signifier que nous étions proches de la civilisation. Mais à présent, je ne suis plus très sûre de ce qu'il faisait ici, ou de ce que ça signifie pour nous. Je ne peux pas dire ce qui l'a tué. Il n'y a pas de marques de griffes, pas de plaies sur ses mains pouvant m'aiguiller vers la piste d'une bagarre.
C'est un homme robustement bâti, mais avec un physique qui me fait penser qu'il était affamé depuis un moment. Il est mort la bouche ouverte, les membranes de ses muqueuses avaient une couleur grise cendreuse.
Je ne pense pas qu'il ait été attaqué.
C'est un soulagement pour moi. S'il avait été blessé ou bien qu'il lui avait manqué des membres, la chose logique à faire aurait été de déplacer notre camp, mais alors Ira et Bill n'auraient rien trouvé à leur retour. J'ai plus peur d'être séparée d'eux que n'importe quoi d'autre.
Je les attends toujours.
8 Septembre
J'ai passé toute la journée d'hier à dévêtir puis enterrer Gary Law. Il était de stature plutôt modeste, mais ses vêtements devraient convenir à Bill. Ses pieds étaient étrangement petits, alors je garde ses chaussettes pour moi. Elles sont presque neuves, épaisses et en laine bleue. Je peux dire qu'il n'était visiblement pas un homme taillé pour l’extérieur. Tout le reste était neuf aussi : nouveaux lacets, nouvelles baskets, nouvel anorak. Rien de cela n'étant vraiment adapté pour quelqu'un qui faisait une randonnée aussi loin. Et le pantalon vient d'un magasin Banana Republic. Il n'est pas immaculé comme tout le reste, mais on dirait qu’un couturier en a fait l'ourlet.
J'ai été laver tout ça dans la rivière, mais l'odeur de déjections mélangée à l'odeur de cadavre est toujours présente. Tout sent, à tel point que je pense que l'odeur pourrait également se trouver sur moi, voire dans moi.
J'ai fait sécher le pantalon sur une pierre près de la crête qui est pleinement ensoleillée. J'ai mis des branches vertes dans le feu de signalement que j'ai allumé pour indiquer ma position, mais il n'y a eu aucune fumée en réponse à la mienne. Je m'inquiète plus pour Ira que pour Bill. C'est Bill qui a découvert ce sentier sur lequel démarrer notre randonnée.
Bill retrouve toujours son chemin.
9 Septembre
Bill est revenu aujourd'hui. Il a pris son temps. Il est arrivé en surgissant d'entre les arbres, et j'ai été si effrayée que je l'ai presque abattu avec notre pistolet. Mais il a frappé dans ses mains, et j'ai répondu en frappant à mon tour dans les miennes. Ensuite, il a appelé pour dire qu'il était blessé et qu'il avait besoin de mon aide. Il était sur la pente de galet, vers la colline qui se trouve entre le camp et la grotte où Lillian a été tuée. Il a été pris dans un glissement de terrain, enterré jusqu'aux hanches, et un de ses pieds s'était coincé entre deux blocs de roche. Il n'a pu se libérer que lorsque les rochers ont de nouveau bougé, cette nuit, quand un siffleur est passé par-là. Il est sûr qu'il ne l'a pas vu. Il a dû passé deux jours à attendre à portée de vue près de la grotte de Lillian, avant qu'il ne se sente assez bien pour revenir à pied jusqu'au camp.
Deux nuits, seul dehors.
J'ai fait bouillir de l'eau pendant que j'écoutais son histoire, et j'ai donné à Bill un peu d'aspirine provenant du sac à dos de l'homme mort. Son pied avait besoin de bandages, mais il n'avait pas l'air d'être cassé.
“On devrait arrêter de se séparer.” ai-je dit.
Il a acquiescé puis a poussé son sac vers moi. Il contenait du saumon, des baies et des champignons qui ne m'inspiraient pas vraiment confiance.
“On devrait vraiment penser à continuer notre marche.” dit-il. “Choisir une direction et partir. Ça fait quatre semaines. Nous n'allons rien faire d'autre que nous affaiblir.”
J'ai acquiescé “Quand Ira reviendra” mais Bill a répondu en pinçant ses lèvres, comme s'il y avait quelque chose qu'il ne pouvait pas me dire.
“Quoi ?”
Il s'est contenté de secouer la tête.
Cela fait dix jours maintenant qu'Ira est parti.
11 Septembre
Je me suis réveillée ce matin au son de ce que j'ai pensé être un siffleur, mais c'était en réalité Bill. Il était appuyé sur ses genoux, en train de pleurer sur la tombe de Gary Law. Je lui ai hurlé dessus. Il m'avait réveillé et en plus il faisait tellement de bruit. Il a eut l'air blessé par ma réaction et je me suis sentie mal pour lui après coup.
Je pense que je suis simplement inquiète pour Ira et effrayée, aussi.
Je ne sais pas ce que nous ferons quand le temps deviendra plus froid. Si nous attentons trop longtemps, partir à pied ne sera plus une option envisageable. Il n'y a eut aucun signe du passage d'éventuels sauveteurs. Pas d'avion de recherche ou d'hélicoptère, encore moins de fumée. Pas de sons autre que les hurlements des loups et le sifflement étouffé. Si Ira était là, il nous raconterait une histoire pour nous distraire et nous sortir ces choses de l'esprit.
C'est un infirmier diplômé, il travaille aux urgences. Il ne panique jamais pendant les situations stressantes.
12 Septembre
Je me suis excusée auprès de Bill la nuit dernière. Il a secoué la tête comme si ce n'était rien, alors j'ai mis mes mains sur ses épaules et je me suis encore excusée. J'avais besoin de me dire qu'il avait bien entendu, bien compris.
“Je suis désolé que tu te sois retrouvée seule.” m’a-t-il répondu “Nous n'aurions jamais dû te laisser seule.”
Il me regardait droit dans les yeux d'une façon tellement triste… je me suis imaginé qu'il se rappelait toutes les choses horribles que nous avions vécues durant les semaines passées et qu'il ressentait la même culpabilité que moi. C'étaient nos recherches qui avaient amené tout le monde ici. C’était notre imprudence et notre curiosité qui étaient à blâmer pour tout ça.
Après ce bref instant, il m'a embrassée. Il a continué de m'embrasser, et finalement, j'ai répondu à son baiser. Pour une fois, j'arrivais à ressentir quelque chose. Le pire, c'est que ce n'était même pas vraiment du désir. C'était plus comme une sorte de mal du pays. Une petite percée de lumière dans l'obscurité de douleur et du doute. Un moment agréable après toute l'amertume, la dureté et le froid.
Nous nous sommes déshabillés et avons fait l'amour dans la tente. Je ne sais pas pourquoi. Je n'avais jamais trompé Ira avant. Je n'y avait même jamais songé un seul instant. Sur le moment, cela ne me semblait pas mal, mais à présent c'est difficile pour moi de le coucher sur le papier. C'était seulement quelque chose dont nous avions tous les deux besoin à ce moment-là.
Nous n'avons rien dit du tout. Nous ne nous sommes pas parlé. Après cela, il est sorti pour aller dormir près du feu, comme s'il ne pouvais pas supporter d'être aussi proche de moi. Il a passé la matinée suivante à transporter de l'eau et du bois, s'arrêtant à peine pour me regarder lorsqu'il me croisait. Je ne pense pas que ça arrivera à nouveau.
Je ne pense pas que l'un de nous le dira à Ira un jour.
15 Septembre
Il est tard. Nous entendons des siffleurs, au nord de notre position. Leur bruit forme une sorte de chœur terrifiant. Bill dit qu'il entends huit voix distinctes, mais je ne sais pas s'il a raison. Ils pourraient être des douzaines.
Nous avons éteint notre feu puis nous sommes allés nous coucher dans la tente avec les couteaux et le pistolet.
Bill me tient fermement, il se place entre les cris et moi quand ils augmentent en intensité. Je ne pense pas qu'il sache lui-même pourquoi il fait cela, mais je ne pense pas que cela fasse une différence.
Nous ne dormirons pas ce soir.
21 Septembre
Ira est de retour.
Son manteau est en lambeaux et son chapeau a disparu. Il ne parle plus. Je pense qu'il est sous le choc, mais il est le seul d'entre-nous qui possède des bases médicales. À présent, je ne sais vraiment pas quoi faire avec lui.
Il marche et il bouge normalement, mais il ne me regarde pas. Il ne semble pas me voir.
Je me sens tellement coupable. Je suis la raison pour laquelle il est venu ici.
Maintenant, à chaque fois que je lève la tête, je trouve Bill en train de me fixer. Il essaye de communiquer avec moi par des regards, mais tout ce que j'arrive à cerner, c'est la peur mêlée à la honte. Ira de son côté ne mange même pas. Nous l'avons aidé à enfiler la veste de l'homme mort et l'avons laissé dormir un peu, mais il s'est mis à trembler et à marmonner. Ça a duré toute la soirée.
Il a l'air épuisé, mais il ferme à peine les yeux.
C'est ma faute.
26 Septembre
L'état d'Ira ne s'est pas beaucoup amélioré, bien qu’à présent il dorme et mange quelque peu. Avant tout ça, je ne l'avait vu malade qu'une seule fois, à cause d'une intoxication alimentaire lors de notre lune de miel.
Il était vraiment stoïque et il ne voulait même pas de mon aide. Cette fois-ci, il n'a pas vraiment le choix.
J'ai marché environ deux milles mètres au nord et j'ai tiré sur un porc-épic avec notre pistolet. Bill avait construit un fumeur en aulne pour que nous puissions économiser la viande. Il était devenu très sérieux concernant le fait que nous devions partir, mais je n'étais suis pas sûre de la façon dont nous pourrions y arriver, surtout avec Ira malade…
“Il est revenu jusqu'ici tout seul, n'est-ce pas ?” m'a répondu Bill. “Il tiendra la route.”
Peut être. Aucun de nous n'a osé spéculer sur ce qu'Ira avait vu pendant son errance. Tout ce que nous savions c’est qu'il était revenu par le côté sud de la montagne. Bill a proposé que nous allions aussi vite que possible à la rivière et que nous commencions donc à la suivre vers le versant sud. S'il a raison sur l'endroit où il pense que nous sommes, nous atteindrons Red Hill avant qu'il ne commence à neiger. Il y a un chalet là-bas, et aussi quelques résidents permanents… le pilote de l'hélicoptère avait dit quelque chose de ce genre. Si quelqu'un nous cherche, ils ont certainement demandé aux habitants de Red Hill.
Je suis heureuse que nous ayons pu mettre de la viande de côté. Je commençais à me sentir faible.
30 Septembre
Ira recouvre doucement la santé, et ce n'était pas trop tôt. Je me suis réveillée ce matin avec ses bras autour de moi, le regard dans ses yeux m'a fait comprendre qu'il savait où il était, qui j'étais, et aussi qu'il luttait avec quelque chose qu'il voulait dire mais ne pouvait pas exprimer. “Tout va bien” ai-je dit. “ Sois patient avec toi-même.”
Nous avons eu une vague de froid qui a laissé du givre sur le sol la nuit dernière. Nous nous sommes tous les trois blotti les uns contre les autres pour dormir. Ira s'était mis entre Bill et moi, à un moment donné Bill a tenté de bouger pour aggriper mon épaule. Je pense que nous en avons fini avec la gêne qui s'était installée entre nous. Je pense que désormais, nous savons tous les deux que nous étions seulement effrayés et désespérés.
Nous avons vérifié et nous avons conclus que nous n'avions pas assez de nourriture pour le voyage, mais nous avons décidé de tout de même partir demain de toute façon. En plus, Bill commence à être malade…
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Je m'arrête ici pour le moment. Je vais continuer d'étudier ces papiers et de retranscrire leur contenu afin de pouvoir les lire correctement.
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