Temps approximatif de lecture : 11 minutes.
Mon nom est Andrew Erics. J'ai vécu, autrefois, dans une ville appelée New York. Ma mère s'appelle Terrie Erics. Elle est dans l'annuaire. Si vous connaissez la ville, et que vous lisez ceci, trouvez-la. Ne lui montrez pas ça, mais dites-lui que je l'aime, et que j'essaye de rentrer à la maison. S'il vous plaît.
Tout a commencé quand j'ai décidé, vers l'époque où j'approchais de mes 25 ans, qu'il était temps pour moi d'arrêter de prendre mon sac à dos pour aller au travail. Je pensais que ça me ferait paraître plus mature, si je ne me trimbalais pas partout avec un sac de livres comme un lycéen. Bien sûr, cela signifiait que j'allais aussi devoir renoncer à lire dans le métro le matin et l'après-midi, puisque je ne pouvais pas réellement glisser mes livres de poche dans une poche. Une mallette aurait été inappropriée, car je travaillais dans une usine, et les sacoches m'ont toujours paru un peu trop, je ne sais pas, stupides. Trop sacs à main à mon goût.
Tout a commencé quand j'ai décidé, vers l'époque où j'approchais de mes 25 ans, qu'il était temps pour moi d'arrêter de prendre mon sac à dos pour aller au travail. Je pensais que ça me ferait paraître plus mature, si je ne me trimbalais pas partout avec un sac de livres comme un lycéen. Bien sûr, cela signifiait que j'allais aussi devoir renoncer à lire dans le métro le matin et l'après-midi, puisque je ne pouvais pas réellement glisser mes livres de poche dans une poche. Une mallette aurait été inappropriée, car je travaillais dans une usine, et les sacoches m'ont toujours paru un peu trop, je ne sais pas, stupides. Trop sacs à main à mon goût.
J'avais un lecteur mp3, qui m'a aidé à passer le temps pendant un moment, mais quand il s'est cassé – il s'arrêtait à la fin de chaque chanson si je ne sautais pas manuellement à la piste suivante – j'ai laissé tomber ça aussi. Alors tous les matins, je m'asseyais dans le métro pour une longue demi-heure qui semblait sans fin, avec rien d'autre à faire que d'observer mes compagnons de voyage. J'étais un peu timide, je ne voulais pas être pris sur le fait, donc je les regardais très discrètement. Curieusement, j'ai vite découvert que je n'étais pas la seule personne au monde à être mal à l'aise en public. Les gens le cachaient de différentes manières, mais j'ai appris à voir à travers eux. Je les ai divisés en plusieurs catégories dans ma tête. Il y avait les gigoteurs, qui ne pouvaient pas rester tranquilles, constamment en train de bouger leurs mains, de faire basculer leur poids d'un côté ou de l'autre, de rapprocher leurs jambes de la banquette, puis de les éloigner. Ils sont le type de gens nerveux qu'on reconnaît le plus facilement. Après eux, il y a les faux-dormeurs, qui prennent un siège et ferment les yeux pratiquement à la même seconde. La plupart des gens dans le métro ne dorment pas vraiment, comme vous l'avez compris. Les vrais dormeurs ne bougent plus, se réveillent soudainement quand le wagon s'arrête ou après des bruits forts. Les faux restent juste immobiles de la seconde où ils se sont assis jusqu'au moment où le train arrive à leur arrêt. Il y a aussi les toxicomanes du mp3, parfois les utilisateurs d'ordinateurs portables, ceux qui voyagent en groupe et parlent trop fort. Les addicts du téléphone étaient soit sollicités en permanence, soit incapables de se taire plus de deux minutes
Juste quand mon occupation d'observer des gens menaçait de devenir terriblement ennuyeuse, j'ai trouvé ma première bizarrerie. Un homme d'âge moyen en apparence, aux cheveux bruns, de taille et de poids normaux, et habillé de façon décontractée. Étrangement, il semblait presque trop normal. Il n'avait pas de trait ou de particularité notable, comme s'il était fait pour se fondre dans la masse. C'est ce qui m'a amené à m'intéresser à lui : j'essayais délibérément de voir comment les gens agissaient dans le métro, mais lui n'agissait pas du tout. Aucune réaction non plus. C'était comme voir quelqu'un assis devant une télévision, regardant un documentaire sur les poissons. Ils ne sont pas excités, pas intéressés, mais ils ne regardent pas dans le vide non plus. Présents, mais pas attentifs à ce qui se passe autour.
Il était dans le métro l'après-midi. Il a fallu plus d'un mois d'expérience d'observation avant qu'il n'attire mon attention, car je ne prenais pas le même métro tous les jours, et ne faisais pas attention à toujours m'asseoir dans le même wagon. Je l'ai vu pour la première fois un lundi, je crois, et la deuxième fois était le jeudi de la même semaine. Il a évidemment pris le même train, et s'est assis dans la même voiture – et sur le même siège. Un TOC sévère? C'est ce que je pensais à l'époque. Depuis cette première fois où il m'a tant intrigué, je l'ai regardé avec plus d'avidité encore les fois suivantes. Il était, pour tout vous avouer, carrément troublant. Il ne faisait rien du tout. Il s'installait là, impassible, la tête droite, peu importe ce qu'il se passait. Une femme avec un enfant qui braillait est entrée et s'est assise juste derrière lui, et toujours rien. C'est à peine s'il a tourné la tête ou froncé les sourcils d'agacement. Et ce gamin était foutrement bruyant, pourtant.
Au moment où le métro est arrivé à mon arrêt, je me suis senti mal et, quand je suis sorti, mes mains tremblaient comme si j'étais en manque de nicotine. Il y avait quelque chose de mauvais chez lui. Je crois que c'était une sorte de monstre. Un sociopathe, peut-être, un de ces gars calmes qui a en fait une douzaine de têtes de femmes dans son congélateur, et dont la première victime est sa mère.
Je me suis retrouvé à flâner intentionnellement après le travail, l'après-midi, à m'arrêter pour feuilleter les magazines dans les kiosques dans le centre commercial près du métro, même quand je n'avais pas l'intention d'acheter quoi que ce soit. Pendant quelques semaines, j'ai évité de prendre ce métro, et quand je m'y rendais avec réticence, je m'assurais toujours de choisir une place aussi éloignée que possible de celle où je l'avais vu.
Puis, un matin, j'ai vu une autre personne qui a déclenché la même sonnette d'alarme dans ma tête.
Une femme, tout aussi banale, qui se contentait de rester sur son siège, malgré les bousculades et l'agitation autour d'elle. Le moment où je l'ai reconnue, je l'ai réalisé plus tard, c'était quand mon obsession avait commencé. Mon observation des gens, qui avait commencé comme une sorte de passe-temps pour conjurer l'ennui, était devenue presque comme une religion pour moi. Je ne pouvais pas entrer dans un bus ou un métro sans me mettre à examiner tout le monde, dressant une liste des comportements dans ma tête. Vêtements et couleurs simples, sans marques ? Noté. Aucune expression, pas de regards occasionnels vers les fenêtres ou d'autres passagers ? Noté. Pas de sac, ou d'accessoire ? Noté. Noté, noté, noté, nous en avons un autre. J'ai commencé à les appeler les Étrangers.
Je ne les voyais pas tous les jours, même quand j'ai commencé à prendre le métro plus que je n'en avais besoin, même quand je me suis mis à monter dans des bus qui n'étaient pas sur mon chemin. Mais ils étaient là, assez souvent. En voir un me faisait grincer des dents, rendait mes paumes moites, et ma gorge me paraissait sèche. Si vous avez déjà fait un discours, vous reconnaissez peut-être cette sensation. Même s'ils ne m'accordaient pas la moindre attention, j'avais l'impression de m’exhiber devant eux. Je les croisais si souvent, comment pouvaient-ils ne pas me remarquer ?
Ils ne l'ont pas fait, cependant, en aucune façon. Et un jour, finalement, ma curiosité a pris le dessus sur ma peur. J'ai décidé d'en suivre un. J'ai choisi celui qui m'avait intéressé en premier, l'homme dans le métro de l'après-midi, qui gardait toujours le même siège. Je suis donc monté dans ce métro et j'ai pris un siège derrière le sien. On a roulé jusqu'au terminus, où il s'est levé et a commencé à marcher devant moi. Je l'ai suivi, mais il n'est pas allé loin. Il s'est assis sur un banc à proximité, sans aucune expression, comme toujours, pendant que je me mettais moi dans un coin non loin pour attendre en essayant de garder un air nonchalant. Au bout de quelques minutes, le métro suivant est arrivé, je l'ai regardé entrer, et j'ai vu qu'il avait encore pris le même siège. Je n'ai pas réussi à trouver le courage de le suivre à nouveau.
Il n'est allé nulle part ! Il a juste pris le métro jusqu'à la fin de la ligne, et après quoi ? Il la reprend dans l'autre sens ? Quelle raison aurait-il, lui ou n'importe qui, de faire ça ? Je n'ai pas arrêté d'y penser, même après avoir repris un métro me ramenant à la maison pour avoir un peu de repos. Je ne pouvais pas laisser tomber cette affaire, pas jusqu'à ce que j'aie trouvé un sens à tout ceci. À présent, j'étais encore plus perdu qu'avant – j'étais même carrément en colère. Pourquoi cet étrange connard, cette personne presque inhumaine, qui se faisait les lignes de métro dans tous les sens, n'allait nulle part ? L'esprit, je l'ai lu une fois, éprouve de la répugnance face à certaines choses parce que la vue de celles-ci est un affront. Les araignées effraient beaucoup de personnes, particulièrement les plus grosses. Elles semblent être une menace pour nous, comme des aliens. C'est l'effet que les Étrangers ont commencé à faire sur moi. Ils alertaient mes sens.
Je l'ai à nouveau suivi le jour suivant, et encore le jour d'après. Chaque jour, pendant au moins une semaine, nous avons fait nos voyages silencieux tous les deux. Si seulement j'avais su. À la fin de la semaine, je le suivais pendant des heures, jusqu'à ce que le dernier métro de la soirée s'arrête près de là où j'habitais. Nous allions d'un bout de la ville à l'autre, encore et encore. Je n'étais plus un observateur de gens. J'étais un observateur d'un seul type de personnes, un Observateur d’Étrangers. Je ne faisais plus attention à personne d'autre que lui, bien que j'aie remarqué plus d'un regard embarrassé m'étant adressé. De toute façon, nous aurions très bien pu être les deux seuls habitants de la planète, ça m'était égal.
J'ai perdu mon travail la semaine suivante. Mon directeur était gentil, et un peu effacé, mais ferme. Je n'étais pas efficace, je n'avais aucune concentration. J'étais tout sauf productif. Il m'a fait tout un discours, je crois, mais c'est à peine si je l'entendais. La seule chose qui occupait mes pensées était mon nouveau travail, ma surveillance de l’Étranger. Que ferait cet homme, non, cette chose, en sortant du métro si je n'étais pas là pour garder un œil sur lui ? J'ai quitté le boulot pour la dernière fois à 12h ce jour-là. Normalement, je commençais à suivre mon sujet vers cinq heures et demie, mais je suis sûr qu'il m'attendait. Je voudrais, maintenant, avoir fait plus attention à ce jour. Était-il ensoleillé ? C'était l'été, après tout. J'aurais pu faire le tour du centre-ville, peut-être accoster quelques jolies filles. J'aurais pu prendre un cappuccino glacé et fumer à une terrasse de café avant de rentrer à la maison, faire sortir mon obsession grandissante de ma tête. Trouver un nouveau travail et prendre de quoi lire dans les transports comme avant.
Et au lieu de ça, j'ai attendu. Plus d'un train font leur trajet sur cette ligne, alors je me suis assis dans la station pendant au moins une heure jusqu'à ce que je l’aperçoive à travers une fenêtre. Je suis monté dans le wagon du métro, et j'ai remarqué que, pour la première fois, ma peau n'était pas moite, mes mains ne tremblaient pas, et mon cœur ne battait pas à une vitesse folle. Je me suis assis, pour la première fois également, juste en face de lui, pile dans son champ de vision. Je regardais s'il y avait un changement dans son expression. M'avait-t-il reconnu ? S'il l'a fait, je n'en ai vu aucun signe, et pourtant j'ai bien cherché. Nous devions faire la paire, assis l'un en face de l'autre, cette après-midi, à nous fixer. C'était difficile de ne pas laisser toute la rage en moi se refléter sur mon visage, mais avec un certain effort, je parvenais à garder le même visage sans expression qu'il arborait toujours. Mais à l'intérieur, je lui hurlais pratiquement dessus. Réagis, putain de connard ! Regarde-moi, merde. Je sais ce que tu es !
Juste quand mon occupation d'observer des gens menaçait de devenir terriblement ennuyeuse, j'ai trouvé ma première bizarrerie. Un homme d'âge moyen en apparence, aux cheveux bruns, de taille et de poids normaux, et habillé de façon décontractée. Étrangement, il semblait presque trop normal. Il n'avait pas de trait ou de particularité notable, comme s'il était fait pour se fondre dans la masse. C'est ce qui m'a amené à m'intéresser à lui : j'essayais délibérément de voir comment les gens agissaient dans le métro, mais lui n'agissait pas du tout. Aucune réaction non plus. C'était comme voir quelqu'un assis devant une télévision, regardant un documentaire sur les poissons. Ils ne sont pas excités, pas intéressés, mais ils ne regardent pas dans le vide non plus. Présents, mais pas attentifs à ce qui se passe autour.
Il était dans le métro l'après-midi. Il a fallu plus d'un mois d'expérience d'observation avant qu'il n'attire mon attention, car je ne prenais pas le même métro tous les jours, et ne faisais pas attention à toujours m'asseoir dans le même wagon. Je l'ai vu pour la première fois un lundi, je crois, et la deuxième fois était le jeudi de la même semaine. Il a évidemment pris le même train, et s'est assis dans la même voiture – et sur le même siège. Un TOC sévère? C'est ce que je pensais à l'époque. Depuis cette première fois où il m'a tant intrigué, je l'ai regardé avec plus d'avidité encore les fois suivantes. Il était, pour tout vous avouer, carrément troublant. Il ne faisait rien du tout. Il s'installait là, impassible, la tête droite, peu importe ce qu'il se passait. Une femme avec un enfant qui braillait est entrée et s'est assise juste derrière lui, et toujours rien. C'est à peine s'il a tourné la tête ou froncé les sourcils d'agacement. Et ce gamin était foutrement bruyant, pourtant.
Au moment où le métro est arrivé à mon arrêt, je me suis senti mal et, quand je suis sorti, mes mains tremblaient comme si j'étais en manque de nicotine. Il y avait quelque chose de mauvais chez lui. Je crois que c'était une sorte de monstre. Un sociopathe, peut-être, un de ces gars calmes qui a en fait une douzaine de têtes de femmes dans son congélateur, et dont la première victime est sa mère.
Je me suis retrouvé à flâner intentionnellement après le travail, l'après-midi, à m'arrêter pour feuilleter les magazines dans les kiosques dans le centre commercial près du métro, même quand je n'avais pas l'intention d'acheter quoi que ce soit. Pendant quelques semaines, j'ai évité de prendre ce métro, et quand je m'y rendais avec réticence, je m'assurais toujours de choisir une place aussi éloignée que possible de celle où je l'avais vu.
Puis, un matin, j'ai vu une autre personne qui a déclenché la même sonnette d'alarme dans ma tête.
Une femme, tout aussi banale, qui se contentait de rester sur son siège, malgré les bousculades et l'agitation autour d'elle. Le moment où je l'ai reconnue, je l'ai réalisé plus tard, c'était quand mon obsession avait commencé. Mon observation des gens, qui avait commencé comme une sorte de passe-temps pour conjurer l'ennui, était devenue presque comme une religion pour moi. Je ne pouvais pas entrer dans un bus ou un métro sans me mettre à examiner tout le monde, dressant une liste des comportements dans ma tête. Vêtements et couleurs simples, sans marques ? Noté. Aucune expression, pas de regards occasionnels vers les fenêtres ou d'autres passagers ? Noté. Pas de sac, ou d'accessoire ? Noté. Noté, noté, noté, nous en avons un autre. J'ai commencé à les appeler les Étrangers.
Je ne les voyais pas tous les jours, même quand j'ai commencé à prendre le métro plus que je n'en avais besoin, même quand je me suis mis à monter dans des bus qui n'étaient pas sur mon chemin. Mais ils étaient là, assez souvent. En voir un me faisait grincer des dents, rendait mes paumes moites, et ma gorge me paraissait sèche. Si vous avez déjà fait un discours, vous reconnaissez peut-être cette sensation. Même s'ils ne m'accordaient pas la moindre attention, j'avais l'impression de m’exhiber devant eux. Je les croisais si souvent, comment pouvaient-ils ne pas me remarquer ?
Ils ne l'ont pas fait, cependant, en aucune façon. Et un jour, finalement, ma curiosité a pris le dessus sur ma peur. J'ai décidé d'en suivre un. J'ai choisi celui qui m'avait intéressé en premier, l'homme dans le métro de l'après-midi, qui gardait toujours le même siège. Je suis donc monté dans ce métro et j'ai pris un siège derrière le sien. On a roulé jusqu'au terminus, où il s'est levé et a commencé à marcher devant moi. Je l'ai suivi, mais il n'est pas allé loin. Il s'est assis sur un banc à proximité, sans aucune expression, comme toujours, pendant que je me mettais moi dans un coin non loin pour attendre en essayant de garder un air nonchalant. Au bout de quelques minutes, le métro suivant est arrivé, je l'ai regardé entrer, et j'ai vu qu'il avait encore pris le même siège. Je n'ai pas réussi à trouver le courage de le suivre à nouveau.
Il n'est allé nulle part ! Il a juste pris le métro jusqu'à la fin de la ligne, et après quoi ? Il la reprend dans l'autre sens ? Quelle raison aurait-il, lui ou n'importe qui, de faire ça ? Je n'ai pas arrêté d'y penser, même après avoir repris un métro me ramenant à la maison pour avoir un peu de repos. Je ne pouvais pas laisser tomber cette affaire, pas jusqu'à ce que j'aie trouvé un sens à tout ceci. À présent, j'étais encore plus perdu qu'avant – j'étais même carrément en colère. Pourquoi cet étrange connard, cette personne presque inhumaine, qui se faisait les lignes de métro dans tous les sens, n'allait nulle part ? L'esprit, je l'ai lu une fois, éprouve de la répugnance face à certaines choses parce que la vue de celles-ci est un affront. Les araignées effraient beaucoup de personnes, particulièrement les plus grosses. Elles semblent être une menace pour nous, comme des aliens. C'est l'effet que les Étrangers ont commencé à faire sur moi. Ils alertaient mes sens.
Je l'ai à nouveau suivi le jour suivant, et encore le jour d'après. Chaque jour, pendant au moins une semaine, nous avons fait nos voyages silencieux tous les deux. Si seulement j'avais su. À la fin de la semaine, je le suivais pendant des heures, jusqu'à ce que le dernier métro de la soirée s'arrête près de là où j'habitais. Nous allions d'un bout de la ville à l'autre, encore et encore. Je n'étais plus un observateur de gens. J'étais un observateur d'un seul type de personnes, un Observateur d’Étrangers. Je ne faisais plus attention à personne d'autre que lui, bien que j'aie remarqué plus d'un regard embarrassé m'étant adressé. De toute façon, nous aurions très bien pu être les deux seuls habitants de la planète, ça m'était égal.
J'ai perdu mon travail la semaine suivante. Mon directeur était gentil, et un peu effacé, mais ferme. Je n'étais pas efficace, je n'avais aucune concentration. J'étais tout sauf productif. Il m'a fait tout un discours, je crois, mais c'est à peine si je l'entendais. La seule chose qui occupait mes pensées était mon nouveau travail, ma surveillance de l’Étranger. Que ferait cet homme, non, cette chose, en sortant du métro si je n'étais pas là pour garder un œil sur lui ? J'ai quitté le boulot pour la dernière fois à 12h ce jour-là. Normalement, je commençais à suivre mon sujet vers cinq heures et demie, mais je suis sûr qu'il m'attendait. Je voudrais, maintenant, avoir fait plus attention à ce jour. Était-il ensoleillé ? C'était l'été, après tout. J'aurais pu faire le tour du centre-ville, peut-être accoster quelques jolies filles. J'aurais pu prendre un cappuccino glacé et fumer à une terrasse de café avant de rentrer à la maison, faire sortir mon obsession grandissante de ma tête. Trouver un nouveau travail et prendre de quoi lire dans les transports comme avant.
Et au lieu de ça, j'ai attendu. Plus d'un train font leur trajet sur cette ligne, alors je me suis assis dans la station pendant au moins une heure jusqu'à ce que je l’aperçoive à travers une fenêtre. Je suis monté dans le wagon du métro, et j'ai remarqué que, pour la première fois, ma peau n'était pas moite, mes mains ne tremblaient pas, et mon cœur ne battait pas à une vitesse folle. Je me suis assis, pour la première fois également, juste en face de lui, pile dans son champ de vision. Je regardais s'il y avait un changement dans son expression. M'avait-t-il reconnu ? S'il l'a fait, je n'en ai vu aucun signe, et pourtant j'ai bien cherché. Nous devions faire la paire, assis l'un en face de l'autre, cette après-midi, à nous fixer. C'était difficile de ne pas laisser toute la rage en moi se refléter sur mon visage, mais avec un certain effort, je parvenais à garder le même visage sans expression qu'il arborait toujours. Mais à l'intérieur, je lui hurlais pratiquement dessus. Réagis, putain de connard ! Regarde-moi, merde. Je sais ce que tu es !
À vrai dire, je n'ai rien dit, et mes demandes silencieuses n'ont obtenu aucune réponse. Ni pendant le premier voyage, ni pendant le deuxième, ni pendant le troisième ou le dixième. Nous parcourions la nuit ensemble, et à chaque terminus, nous sortions ensemble et attendions. Je me suis assis à côté de lui sur le banc, le regardant du coin de l’œil, et toujours rien de sa part. Mais nous étions tous les deux aussi doués l'un que l'autre à ce jeu.
Enfin, nous avons fait notre dernier trajet ensemble. Je le tenais et il le savait. C'était le dernier voyage de la nuit avant que les trains ne cessent de passer. Je le laissais toujours s'en aller à ce moment, car la fin de la ligne est loin de là où j'habite, et les bus finissent leur service en même temps que les métros. Mais cette fois, j'allais le suivre, et enfin voir ce qu'il faisait quand il ne pouvait plus prendre le métro. J'allais peut-être obtenir des réponses.
Le train roulait, et l'excitation montait en moi. La voiture allait lentement se vider, jusqu'à ce qu'il ne reste que nous, les deux observateurs silencieux sous la ville. J'ai eu du mal à retenir un sourire satisfait. Le métro a ralenti puis s'est arrêté. La fin de la ligne.
L’étranger n'a pas bougé, il ne faisait rien, comme à son habitude. Le métro était toujours là, les portes ouvertes. Je pouvais vaguement entendre les derniers traînards sortir de la station, quelque part derrière nous. Leurs pas résonnants dans le silence. Rien. Une sonnerie a retenti dans le microphone, pour signaler aux éventuels dormeurs que nous avions atteints le terminus. Toujours rien. Et enfin, j'ai recommencé à entendre des bruits de pas. Un conducteur ou quelque chose comme ça, qui passe sa tête dans chaque wagon pour vérifier que c'est vide, avant d'emmener le train dieu sait où pour la nuit. Je n'ai pas quitté des yeux ma proie silencieuse.
J'ai réussi à voir le conducteur du coin de l’œil quand il a atteint notre voiture. Il a regardé à l'intérieur, ses yeux se sont posés sur nous, et un regard perplexe est apparu sur son visage. Il a cligné des yeux à quelques reprises, avant de se ressaisir. J'ai attendu qu'il se mette à parler, pendant un temps excessivement long, mais alors, avec un bref hochement de tête, il nous a laissés. Il y avait une autre voiture devant la nôtre, je l'ai entendu la vérifier aussi, et quelques minutes plus tard, le métro s'est remis en marche. Nous avons roulé pendant longtemps, puis après un virage le métro s'est arrêté. Je pouvais voir à travers les fenêtres plusieurs trains de chaque côté, et encore d'autres derrière eux.
Et alors il m'a souri. C'était juste un petit mouvement des lèvres, qui serait passé inaperçu si je n'avais pas passé les dernières heures à le dévisager. « Alors, a-t-il dit d'une voix rauque de baryton. Nous y sommes ».
J'ai essayé de répondre mais sur l'instant, je n'y arrivais pas. Ma gorge était affreusement nouée. La terreur me submergeait. J'avais la même sensation que si une caverne souterraine tout entière s'était effondrée sur moi. J'ai toussé et j'ai finalement réussi à balbutier une réponse d'une voix cassée, pour poser la question qui me tenait éveillé la nuit, qui m'avait conduit à mi-chemin de la folie, et m'avait amené à cet endroit à ce moment précis. « Qu'est-ce que vous êtes ? »
Il m'a ignoré. Il s'est levé, et les portes du train se sont ouvertes. Puis, à ma grande surprise, il s'est tourné pour me faire face. « Vous venez ? » Il n'a pas attendu ma réponse pour sortir sur le quai. Je me suis rué à l’extérieur pour le suivre. « Allez, bon sang ! ai-je crié. Parlez-moi. Qui êtes-vous ? Ou plutôt quoi ? Pourquoi vous prenez ce foutu métro tous les jours ? » Il n'a pas regardé en arrière, ni n'a ralenti le pas. Je ne pouvais pas voir son visage, mais je peux affirmer sans aucun doute qu'il n'avait aucune expression, pas plus que devant n'importe quelle situation. J'ai continué de le suivre, sans cesser de crier, mais j'ai finalement abandonné. Six mots : j'ai supposé que c'était tout ce que j'obtiendrais de lui.
Nous avons marché le long du quai jusqu'à arriver devant un croisement, et nous avons tourné. À présent, nous marchions perpendiculairement aux trains. Le chemin était éclairé par des lumières au plafond, mais je ne pouvais pas voir où il prenait fin. Les trains de chaque côté semblaient se succéder à l'infini, de ce que je voyais. Je me rends compte maintenant qu'il y en avait beaucoup plus que ce dont une ville a besoin. Ça ne m'avait pas interpellé sur le moment, je suppose, mais j'aurais probablement dû y faire plus attention.
Je ne sais pas exactement combien de temps nous avons marché. J'avais une montre, mais elle était cassée. Au bout d'un moment j'ai sorti mon téléphone, mais je ne captais rien là-bas. Tout ce que l'écran affichait était « Pas de signal. » L’étranger s'arrêtait de temps en temps et regardait un des trains pendant une minute ou deux, mais il se remettait toujours à marcher. Il m'a fallu du temps avant de comprendre pourquoi, mais j'ai finalement réalisé que les trains n'étaient pas tous les mêmes. De longues files d'entre eux étaient semblables, puis nous passions à une file d'un modèle différent. Ils étaient un peu plus grands ou plus petits, ou avaient une forme légèrement différente. Le cockpit ou ce que vous appelez la partie avant où se trouve le conducteur, était différent aussi. Je ne savais et ne sais toujours pas ce qu'il cherchait, mais il a dû finir par le trouver, car nous avons tourné une fois de plus, et les portes d'un des métros se sont ouvertes quand mon guide improvisé s'est planté devant elles. Nous sommes entrés, et avons pris des sièges.
« Êtes-vous prêt à parler maintenant? » lui-ai-je demandé. Pas de réponse. J'ai laissé échapper un soupir de frustration et j'ai sérieusement commencé à peser le pour et le contre de ce qu'il arriverait si je lui donnais un coup de poing en plein dans le visage, quand soudainement, les lumières se sont allumées et j'ai entendu le bruit du moteur qui démarrait. « C'est quoi ce bordel ? »
Il m'a lancé un regard qui semblait presque triste. « Vous n'allez pas pouvoir revenir. »
« Qu'est-ce que vous racontez ? Revenir où ? » Comme on pouvait s'y attendre, il n'a pas répondu. L'enculé ! Le train a tremblé, et est parti dans la direction inverse de celle d'où nous venions. Je pense. Le défilé sans fin des métros m'a fait perdre le sens de l'orientation. Il a roulé pendant quelques minutes et a ralenti quand nous nous sommes approchés d'un arrêt. Le regard distrait de mon compagnon est devenu plus net, et pour la première fois j'ai eu l'impression qu'il me regardait vraiment, qu'il me regardait moi et pas juste la direction où je me trouvais.
« Restez immobile. Ne faites pas de bruit. N'attirez pas leur attention. »
Le train s'est arrêté, les portes se sont ouvertes, et ils ont commencé à affluer et à inonder le wagon. Je ne sais pas ce que j'ai remarqué en premier – les vêtements bizarres, leurs bras trop longs avec leurs mains qui touchaient presque le sol, leurs yeux couleur jais et leurs visages anguleux, ou la teinte bleue-grise de leur peau. Mes yeux étaient rivés sur cette scène improbable, mais mon cerveau refusait de traiter tout ça, et quand il l'a finalement fait, je pouvais à peine étouffer le cri qui menaçait de s'échapper de ma gorge. J'avais l'impression que mon cœur allait exploser. Mon dieu, j'étais sur le point d'exploser, oui. J'étais tendu comme une corde de guitare , tout en moi vacillait et palpitait. Ma vue devenait instable, et je lui en étais reconnaissant. C'est là que j'ai vomi. Ma bouche était fermée, et je me suis forcé à ravaler, ce fut difficile. Mon instinct me criait ces mots – Reste immobile ! Ne fais pas de bruit ! N'attire pas leur attention !
Ce jour est un peu flou dans mon esprit. Nous avons parcouru la ligne de métro dans les deux sens, encore et encore, le visage neutre, pendant des heures, pendant des jours peut-être. Cette ligne me semblait beaucoup plus longue que celle que je connaissais, celle où j'avais suivi l’Étranger. Les choses hideuses dans le wagon ne faisaient pas attention à nous, pourtant nous devions sacrément ressortir à côté d'eux. J'étais tellement pétrifié par la peur que quand nous sommes retournés dans la caverne des trains sans fin, désespéré, j'ai fondu en larmes. Je me suis effondré sur le sol et je n'ai rien fait d'autre que pleurer pendant un long moment. L’Étranger me regardait, impassible.
Quand j'ai repris le contrôle de moi-même, je me suis tourné vers lui avec un regard suppliant. « Ramenez-moi à la maison, ai-je coassé. Je vous en prie. »
« Je ne peux pas, m'a-t-il répondu. Je ne sais pas lequel peut vous ramener. Si l'un d'eux le peut. » Il s'est levé et a quitté la plate-forme. Je me suis levé avec lassitude pour le suivre. Il s'est retourné, brusquement. « Je pense que vous m'avez assez suivi. »
La rage que je ressentais envers lui, que la panique avait temporairement étouffé, a resurgi en moi. « Quoi ? » ai-je hurlé, en me jetant sur lui. Je l'ai attrapé par les épaules et avec une force dingue que je ne savais pas que je possédais, je l'ai plaqué contre la porte d'un des métros. « T'es vraiment un fils de pute, qu'est-ce que tu m'as fait putain ? » Je l'ai frappé plusieurs fois de suite sans m'arrêter « Ramène-moi ! ». Il ne bronchait pas, gardant son calme, et bientôt la poussée de colère en moi est retombée, me laissant comme vidé de mon énergie. « S'il vous plaît, l'ai-je imploré, s'il vous plaît, faites-moi rentrer à la maison ».
– Ça ne fonctionne pas de cette manière, a-t-il dit. Si nous restons ensemble, il y a plus de risques que nous soyons remarqués. Trouvez votre propre chemin. Soyez immobile et soyez subtile, et alors, ils penseront que vous êtes l'un des leurs.
– Comment pouvez-vous me faire ça ? Pourquoi ? »
Il m'a adressé un autre regard un peu triste « Je devais le faire. Vous le devrez aussi. Vous pouvez rester... Coincé, parfois. » Il a retiré délicatement mes mains de ses épaules et s'est tourné pour s'en aller. Je suis tombé à genoux, soudainement à bout de forces, et je l'ai regardé partir. Au croisement, il s'est retourné vers moi. « Je suis désolé . » Et puis il a disparu.
Je suis resté sur le carrelage froid, pendant vraiment très longtemps. J'étais là, dans un coin, roulé en boule et sanglotant. Quand je n'ai plus eu aucune larme à verser, j'ai même réussi à dormir un peu. Quand je me suis réveillé, le métro avec lequel j'étais venu était parti - emmenant les abominations bleues-grises là où vont les abominations bleues-grises. Je ne pouvais pas me résoudre à y retourner, de toute façon.
J'ai essayé de trouver un chemin pour revenir de là où j'étais parti, de trouver un train que je reconnaissais, mais je n'étais même plus sûr de la direction que j'avais prise en venant. J'ai marché pendant une heure, deux heures. Finalement, j'ai trouvé un train qui me semblait familier. Ou peut-être que j'étais tellement désespéré que j'ai imaginé qu'il l'était. Quand je me suis approché de la porte, elle s'est ouverte pour moi et j'ai pris un siège. Il a démarré, et bien que toute ma vie durant j'ai été un véritable agnostique, j'ai prié de tout mon cœur. Le train a ralenti à un arrêt, les portes se sont ouvertes, et pendant un instant j'ai cru que j'étais sauvé. Des gens ! Des êtres humains! J'allais devenir l'homme le plus religieux du monde !
Mais j'ai remarqué leurs yeux. Ou plus précisément, le troisième grand œil au milieu de leur front. Eh bien, Dieu, va te faire foutre, si c'est ainsi.
Ils étaient plus faciles à regarder que le premier groupe, cependant, et j'en étais soulagé. Le troisième œil clignait indépendamment des deux autres, par contre, et ça me donnait sérieusement envie de vomir. Et quand l'un d'eux souriait, riait, parlait ou autre, je ne pouvais m'empêcher de remarquer que leurs dents étaient pointues, difformes, et jaunes-vertes à cause de la saleté. Mais si je me concentrais et que je fermais les yeux sur certains détails, je pouvais presque prétendre être dans mon monde. Jusqu'à que l'un d'eux rentre avec un sandwich à la main, et que je réalise d'un coup que je crevais de faim et que je n'avais ni mangé ni bu pendant ce qui devait être plusieurs jours.
Au terminus suivant que j'ai atteint, j'ai essayé de trouver quelque chose à manger ou à boire. Je ne sais pas pourquoi j'ai attendu, mais ça me paraissait important, de rester à bord jusqu'à la fin de la ligne. Quand je suis arrivé, j'ai eu du mal à quitter le wagon. Je n'avais jamais vu l’Étranger quitter les souterrains du métro – je ne l'avais jamais vu se nourrir ou boire non plus. Mais mon estomac ne considérait pas ça comme une réponse satisfaisante. Je luttais pour garder mon visage parfaitement neutre et me frayer un chemin dans la station. Et puis j'ai fait une erreur.
J'étais à la recherche d’escalators ou d'escaliers. Quelque chose comme ça, mais tout ce que je voyais était des trous dans le sol, dans les murs et le plafond. Béants, ces trous irréguliers me donnaient l'impression d'être dans une ruche. Qu'est-ce que j'étais supposé faire ? Sauter dedans ? Ça n'avait aucun sens pour moi, avant que quelqu'un passe à travers l'un d'eux. Il flottait à travers le plancher, avançant dans ma direction. Il a froncé les sourcils pendant une seconde, ou du moins je pense que c'était un froncement de sourcils, mais apparemment, quelque chose les empêchait de me reconnaître comme un alien d'aussi loin. Ça ne m'a pas, malheureusement, permis de léviter, ce qui semblait être la seule façon de sortir de cette espèce de station de métro en forme de ruche. En jurant, je suis retourné vers le tunnel.
J'étais en colère, perdu, affamé, et j'étais livré à un sort qui, s'il n'était pas pire que l'enfer, était au moins aussi stupide et trois fois plus absurde. Je n'étais pas dans le meilleur des états d'esprits, ce qui, je pense, peut excuser ma distraction. Normalement, je prends les coins avec un siège large, parce que tout le monde sait que si vous vous précipitez rapidement sur un coin dans un endroit public, il y a de fortes chances que vous rentriez dans quelqu'un. Comme je l'ai fait. J'ai percuté quelqu'un, une femme, et elle est tombée sur le sol. Sans y penser, j'ai réagi comme n'importe quel New-yorkais – mal. « Nom de Dieu, stupide salope ! Regarde où tu vas ! »
J'ai réalisé mon erreur avant qu'elle ne puisse réagir. Ses yeux ont pris un air étonné, et quand elle m'a réellement regardé, ils se sont agrandis avec horreur. Elle a bondi en l'air, s'est mise à flotter légèrement, avant de rediriger son attention vers moi et de laisser échapper quelque chose qui ressemblait à un cri, Un peu plus perçant que ce à quoi j'étais habitué, mais c'était bien un cri. Plus bas dans le tunnel, j'ai vu des têtes d'alien à trois yeux qui se tournaient vers nous. Tout d'un coup, je me suis mis à penser à toutes ces dents acérées , et je me suis mis à courir. Le métro n'était pas là, mais il y avait un passage le long du tunnel – pour les réparateurs, je suppose. C'est à ça que ça servait de là où je venais, en tout cas. Je l'ai emprunté en courant à pleine vitesse, jusqu'à ce que je me sente comme poignardé à chaque souffle. Je me suis arrêté, haletant, et j'ai regardé en arrière. Le tunnel faisait une courbe, donc la lumière n'éclairait pas très loin, mais visiblement personne ne me suivait. Faire demi-tour, cependant, n'était pas une option envisageable.
J'ai continué d'avancer dans l'obscurité pendant un long moment. Finalement, je suis arrivé devant une petite ouverture dans le mur, et je me suis arrêté là pour me reposer. La faim, le désespoir, et une course terrifiante à pleine vitesse m'avaient laissé complètement vidé de mon énergie. J'aurais probablement dû pleurer, c'était la seule chose que j'étais capable de faire ces derniers temps, mais même ça me demandait trop d'efforts. Je me suis assis contre le mur, les jambes étendues devant moi, et j'ai imaginé que je frappais ce bâtard d’Étranger à mort avec un marteau. C'était une image réconfortante.
Un rat traînait à proximité dans le noir. De temps en temps, je donnais un coup de pied dans le vide pour l'effrayer, mais au bout d'un moment, je ne me suis même plus embêté avec la bestiole. La rage ou toute autre maladie qu'il pourrait porter serait une bénédiction comparée au voyage sans fin à travers les métros de mondes étranges, perdu, démuni, et seul. Quand il est revenu près de moi, je ne l'ai même pas chassé. Même quand il s'est pressé contre ma jambe. Je n'arrivais pas à trouver la force de m'en occuper. Pas jusqu'à ce qu'un train passe et que ses lumières n'éclairent l'espèce de caniveau où j'étais et la chose que j'avais prise pour un rat.
Ça ressemblait à un rat, oui, mais surtout à une araignée. Si quelqu'un avait croisé ces deux espèces, l'abomination en résultant aurait été presque aussi horrible que la chose qui fouinait dans le sol près de ma jambe. J'ai crié, je me suis levé d'un coup et je lui ai donné un coup de pied digne d'un joueur de foot, et il a atterri droit dans le mur opposé. Son dos a fait un craquement écœurant, et je l'ai regardé se convulser en rendant ses derniers souffles avant que la dernière voiture du métro ne soit passée et que l'obscurité revienne.
Et dans les ténèbres, une pensée terrible m'est venue. Je me suis demandé s'il était comestible. Je ne le voulais pas, et j'étais malade rien que d'y penser, mais j'étais affamé, et il n'y avait aucune garantie que j'allais trouver de la nourriture dans cet endroit, ou n'importe où, d'ailleurs. Le rat-araignée était ma seule option. Je me suis retenu autant que je le pouvais, mais en fin de compte, mon instinct de survie m'a aidé à mettre de côté mon dégoût. J'avais mon briquet, mais rien sur quoi allumer un feu. J'ai débarrassé la viande de sa peau et je l'ai un peu cuit en le tenant au-dessus de la flamme, mais ça n'a pas beaucoup aidé. Rien ne l'aurait pu. Sa viande était infecte, plus infecte que tout ce que vous pouvez imaginer. Ce n'était pas la dernière fois que la faim devenait insoutenable, et j'ai mangé bien d'autres choses douteuses, mais rien n'était aussi mauvais que le rat-araignée.
Rétrospectivement, c'est à ce moment que je suis devenu un Étranger. Avant, je devais me forcer pour avoir cette attitude que l'autre maintenait en toutes circonstances. Ce que j'avais pris pour du calme était de la lassitude. Un rocher pointu jeté dans une rivière, avec le temps, a ses bords qui s'arrondissent à cause du battement de l'eau sur lui, et ce que j'avais traversé a fait la même chose sur moi. Dépecer et manger un monstre dans le noir, en dessous d'un monde d'aliens, avait lissé mes derniers bords. Au moment où j'ai quitté le tunnel sombre, j'étais encore plus impassible et sans émotions que ne l'avait jamais été celui qui m'avait laissé là.
Ce n'est pas le pire de l'histoire, pourtant. Le pire, il est venu après. La première fois que je suis resté coincé. L’étranger en avait parlé, mais vu l'état dans lequel j'étais à ce moment, j'y avais à peine fait attention. Une nuit, à la fin de la ligne, on m'a demandé de quitter le train. Le monde était un de ceux les plus proches de la normalité. Les gens étaient presque humains, physiquement. Ils étaient orange, c'est un fait, et bossus, mais à part ça, ils étaient pratiquement normaux. Après le monde précédent, où les gens étaient scandaleusement gros, hermaphrodites avec 6 seins et pas de nez, les gars orange me semblaient vraiment beaux.
J'ai pensé, dans un premier temps, que le conducteur parlait à quelqu'un d'autre, mais j'étais le seul dans le wagon. Et par ailleurs, j'avais compris ce qu'il disait. Les Oranges ne parlaient pas anglais, mais néanmoins, je pouvais comprendre ce qu'il disait. Quand je me suis levé, j'ai commencé à comprendre pourquoi. Je ne pouvais pas me tenir debout. J'étais bossu, et comme me l'a montré mon reflet dans la vitre, j'étais orange. J'ai reconstitué le reste de l'histoire à partir de ça. Coincé signifiait que j'étais bloqué dans ce monde, pour une raison quelconque, et condamné à leur ressembler, aussi. J'avais tout ce qu'il fallait si je voulais saisir l'opportunité de quitter la station de métro – ce qui est possible la plupart du temps, mais qui requiert beaucoup de vigilance, et c'est assez démoralisant. Les mondes aliens sont un petit peu écœurants, je trouve. Vous essayez de les comparer au votre, mais les différences sont tellement nombreuses que ça vous rend juste malade.
J'ai quitté ce métro, de toute façon il était clair que je n'étais pas parti pour revenir vers le noyau central (j'avais pris l’habitude de nommer ainsi la ligne infinie de rames de métro) cette nuit. Ou n'importe quelle autre nuit, ai-je vite compris. La méthode qui m'avait permis de passer inaperçu ne fonctionnait plus. J'ai considéré, brièvement, l'idée de rester. Mais cet endroit n'était pas mon monde, et ne le serait jamais. Même s'ils avaient la même apparence que moi, leur culture était différente. C'était une leçon que j'avais apprise auparavant. Même les mondes où les habitants n'étaient absolument pas distinguables de moi n'étaient pas sans dangers. J'ai été une fois dans un monde où les gens étaient exactement comme moi – bon, en fait ils ressemblaient à des Brésiliens, mais c'était plus que suffisamment ressemblant – et j'ai appris d'une manière assez douloureuse que, pour eux, le geste de la main qui sert à saluer signifiait quelque chose de gravement insultant. Assez insultant pour que je me fasse battre avec haine pendant qu'une foule me regardait, approuvant.
D'ailleurs, même si cet endroit avait une culture que je pouvais imiter, je ne voulais pas rester. Je voulais l'une de ces deux choses : trouver le moyen de rentrer à la maison, ou retrouver l’Étranger qui m'avait mis dans cette galère et casser la gueule à l'ordure qu'il était. Rien d'autre ne m'intéressait.
Alors j'ai voulu avancer. Je n'étais pas sûr, cependant, d'être capable de faire à un pauvre inconscient ce qu'on m'avait fait. Pouvais-je forcer quelqu'un d'autre à arpenter l'éternel métro comme moi? Il s'est avéré que je n'avais pas à le faire. Après quelques mois, l'un d'eux m'a remarqué, oui, et a commencé à me suivre pendant plusieurs semaines. Je faisais extrêmement attention à faire comme si je ne l'avais pas remarqué, juste comme l'avait fait l’Étranger. Mais j'étais tiraillé entre le désir de l'avertir avant qu'il ne soit trop tard et le désir de l'emmener à la fin de cette ligne, ainsi je pourrais enfin quitter ce monde lugubre.
La dernière nuit, il m'a suivi jusqu'à la fin de la ligne, exactement comme je l'avais fait moi-même. Il n'a pas réussi à trouver le courage de s'asseoir en face de moi, par contre. Et dès que le train s'est arrêté au terminus il a couru. J'ai attendu, en espérant que le conducteur ne me verrait pas et que je pourrais continuer, mais en vain. Le métro est reparti sans moi, tandis que je maudissais cet homme intérieurement. Alors que je marchais du côté des guichets, le jeune homme qui m'avait suivi m'a attaqué. Il avait un couteau tranchant, pointu, et il aurait dû me prendre par surprise, mais je voyageais à travers des mondes d'aliens hostiles depuis plusieurs années. Mes réflexes étaient aiguisés.
Nous nous sommes battus, sauvagement, avant que je réussisse à retourner le couteau contre lui. Je ne sais pas comment il s'est retrouvé dans son cou. Je ne crois pas que je voulais le tuer. Je n'étais même pas vraiment en colère, en repensant à ma propre rage qui était apparue en moi il y a si longtemps. Ensuite, comme il gisait là, sanguinolent, je me suis réellement énervé. Je lui ai donné des coups de pied, lui criant « Sale con ! Tu étais supposé me suivre ! » Je me suis enfui de la scène du crime, mais pas pour bien longtemps. J'y étais très tôt le lendemain, pour prendre le premier métro. Et cette nuit, quand je suis arrivé au bout de la ligne, j'étais à nouveau invisible aux yeux du conducteur. Je suppose que vous pouvez soit les tuer, soit les emmener avec vous si vous voulez retourner à la plate-forme centrale.
J'étais redevenu invisible, mais j'étais toujours orange et bossu. Je suis resté ainsi jusqu'à la fois suivante où j'ai été coincé. Cette fois suivante, j'ai tué. Ça a été beaucoup plus rapide. Je n'ai pas attendu qu'elle me suive. Dès que j'ai été reconnu comme un Étranger, je l'ai identifié comme étant la suivante, et j'ai fait mon choix. Je ne voulais impliquer personne d’autre là-dedans.
Du coup, je me suis posé des questions sur l’Étranger qui m'avait fait venir là. Je me suis demandé à quoi il ressemblait à l'origine, et s'il savait qu'il aurait pu me tuer. Je me suis posé des questions, aussi, sur les autres que j'avais vu quand j'étais encore chez moi, et les rares que j'avais croisés depuis mon départ. Les tuaient-ils ou les emmenaient-ils ? Et celui ou celle qu'ils choisissaient, ressentaient-ils de la pitié pour eux ? Je ne pouvais pas me résoudre à leur parler, à leur demander. Nous étions damnés de toute façon, et les damnés devaient souffrir dans la solitude.
J'en ai tué quinze d'entre eux aujourd'hui, et je suis devenu très bon dans ce domaine. Mais j'ai pris une décision. J'ai fini de tuer – les innocents, au moins. Avant de retourner à la plate-forme centrale, j'ai rempli un sac à dos avec autant de papiers que je pouvais faire rentrer dedans, et j'ai écrit cette histoire. Encore et encore, que j'ai laissé sur autant de rames de métro que possible. Quelques milliers de messages en bouteilles, jetés dans une mer de rails d'aciers. C'est une demande, et un avertissement.
Ma requête, mentionnée ci-dessus, est que vous trouviez ma mère et que vous lui racontiez un mensonge. C'est un pieux mensonge, ne vous inquiétez pas. Dites à ma mère que je l'aime, et que j'essaye de rentrer à la maison. Ça pourrait lui donner de l'espoir, ou lui apporter un peu de paix. J'aurais voulu que ce soit vrai. Mais ainsi sont les choses : je me vois comme Ulysse, perdu et à la dérive, essayant de retourner vers des rivages familiers. Mais je ne suis pas perdu en mer. Je suis perdu dans un tunnel sans fin, un labyrinthe. La différence est importante, car les labyrinthes sont conçus, construits. Quelqu'un ou quelque chose a créé cet endroit insensé. Et il doit être tenu responsable pour ce qu'il m'a fait. Ils me font jouer Thésée, pas Ulysse, mais je ne vais plus jouer ce rôle longtemps. Les règles étranges de cet endroit ont transformé l'humain que j'étais en quelque chose d'autre, puis en encore autre chose. Ils ont fait de moi un monstre, et je serai donc le Minotaure de ce labyrinthe. Et si je peux, je vais le détruire autour de moi, emportant ceux qui l'ont construit.
Mon avertissement est que vous devez vous méfier, dans les lieux publics, des hommes et des femmes silencieux et aux visages dénudés d'expressions. Gardez vos distances. Ils pourraient vous tuer, ou même faire pire. Si vous les voyez, courez vite et loin. Et encore plus important. Je vous mets en garde. Je vous en supplie : ne prenez pas le train jusqu'à la fin de la ligne.
Ce texte a initialement été réalisé par B sur The Caliban Tales, et constitue sa propriété. Toute réutilisation, à des fins commerciales ou non, est proscrite sans son accord. Vous pouvez tenter de le contacter via le lien de sa création. L'équipe du Nécronomorial remercie également Antinotice qui a assuré sa traduction de l'anglais vers le français à partir de l'originale, Clint, RedRaven, Atepomaros, Tripoda, Aridow et Walpurgis qui ont participé au processus d'analyse et de sélection conformément à la ligne éditoriale, et les membres de la GrammatikWaffe qui se sont chargés de la correction et la mise en forme.
j'ai adoré
RépondreSupprimerVraiment prenant, j'ai beaucoup aimé
RépondreSupprimersympa
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