Très chère Amélia,
Comme vous l'apprîtes certainement, lorsque sonna la fin de la guerre pour le contrôle des terres gelées situées au nord-ouest de la capitale, et ce suite à un compromis proposé aux locaux par l'empereur, les troupes furent retirées de la région, et rentrèrent à Castel d'Or, un goût amer dans la bouche malgré leur victoire partielle.
Aussi, l'avant-poste que le général Ariaouno avait établi tout au nord de la région, sur une île oubliée des autochtones, fut laissé à l'abandon, et je fus mandaté pour le « nettoyer », effacer toute trace incriminante qu'auraient pu laisser les soldats sur place. Je connais parfaitement les mœurs de l'empire, et il ne m'aurait pas étonné que nos bataillons eussent profité de la guerre pour commettre des horreurs dont la morale se passerait volontiers. Malgré tout, la morale n'était pas mon problème, car j'avais un travail à accomplir. Avant de partir pour le nord-ouest, je pus néanmoins glaner quelques informations auprès du général, et appris ainsi que ses troupes avaient quitté leur fief en laissant moisir dans ses geôles souterraines les cadavres des prisonniers de guerre qui avaient succombé aux tortures infligées par son bataillon. Il s'agissait donc là de l'essentiel de mon travail : effacer ces corps avant que nous n'investissions officiellement la région, et que ces squelettes ne sortent du placard.
Le lendemain, à l'aube, je partis donc pour accomplir ma sinistre besogne, galopant vers les montagnes enneigées situées bien au-delà de ma bien-aimée capitale. Au bout de trois jours, et alors que l'air se faisait de plus en plus frais, j'aperçus enfin la Vallée printanière, que je savais être le point d'entrée vers ma destination. Mais alors que je m'engageais entre les montagnes qui surplombaient l'endroit et qu'il se mettait à neiger, un sentiment de malaise profond me saisit, un ressenti lourd et inexplicable. Lorsqu'après quelques heures, j'arrivai au bout de la Vallée, je compris enfin. Ce sentiment, c'était celui de la mort, des conséquences d'une guerre, de la destruction. Si jusque-là, mon voyage m'avait fait traverser endroits animés et routes fréquentées, ici, tout était mortellement calme. La neige tombait doucement sur un sol déjà recouvert de son manteau immaculé, occultant les vestiges de ce qui, il y a une semaine encore, était un vaste champ de bataille. C'est donc dans cette ambiance de solitude absolue et oppressante que je filai vers le nord à pleine allure. Sur mon chemin, je croisai plusieurs villages détruits par le zèle de nos soldats, anéantis par la folle soif de conquête de l'empereur. Mais ces hameaux, même s'ils faisaient partie de ma mission, n'étaient pas ma priorité.
Il me fallut deux jours supplémentaires pour rejoindre le nord de la région, apercevant parfois, au détour d'une colline, des bourgades qui paraissaient avoir échappé au massacre, et dans lesquelles s'étaient sûrement réfugiés les quelques survivants au conflit. Il m'arriva également de croiser, dépassant çà et là de l'épaisse couche de neige qui recouvrait le sol, des bras, des troncs, des visages tuméfiés. Ces échos à des vies brutalement achevées avaient été figés à jamais dans l'horreur de la guerre par le froid, gardien du souvenir de ces soldats s'étant battus pour une cause en laquelle ils croyaient.
Pensez-vous qu'il demeure noble de mourir pour sa patrie et ses idées, si le corps qu'habita un jour notre esprit s'en retrouve condamné à rester figé, humilié, incapable de disparaître sinon au prix d'une longue et laborieuse décomposition, freiné dans sa course au repos par le terrible froid qui marqua ses derniers instants de vie ? Quoique, je digresse. Voilà encore une question qui ne relève pas de la tâche que je me devais d'accomplir, et dont je vous conte le déroulé dans cette lettre. Quoi qu'il en fût, je me devais tout de même de faire disparaître ces corps à mon retour du fief, ainsi la douloureuse mémoire qu'ils portaient pourrait sombrer dans l'oubli comme tant d'autres avant elle.
Or donc, à l'issue de ces deux autres jours de traversée, j'arrivai enfin face à la mer de glace qui s'étendait devant moi comme un champ d'icebergs. Il me suffit alors de longer la côte pour trouver le port de fortune que je cherchais, construit par Ariaouno et son bataillon quelques années en arrière. Comme prévu, des embarcations avaient été laissées là, protégées du froid par une toiture en bois, laquelle était recouverte de gel. J'attachai mon destrier à l'intérieur de l'abri, et le jour déclinant, décidai de m'y établir pour la nuit.
Mais alors qu'emmitouflé dans ma couverture en peau de reuhmarre, mes yeux se fermaient lentement au rythme des vaguelettes glacées qui déposaient leur houle sur la côte environnante, un hennissement sourd me sortit de ma torpeur. Me redressant aussitôt dans mon couchage de fortune, je tournai instinctivement le regard vers ma monture, qui montrait d'importants signes d'agitation. Fixant l'horizon qui s'étendait au-delà de la mer de glace, l'animal continuait de hennir furieusement, battant le sol de ses sabots et tirant sur la corde qui le retenait à l'intérieur de l'abri. Inquiété par ce comportement, je me levai péniblement, et fis un rapide tour de l'embarcadère pour m'assurer que nous n'avions pas de visiteur impromptu. Quand je m'en fus bien assuré, je tournai enfin les yeux vers le point de l'horizon que semblait fixer l'énervé destrier. Là, par-delà les icebergs qui bordaient la côte, se détachant à-demi sur la base du ciel étoilé, se dessinaient les contours d'une île polaire. Ses côtes blanches, éthérées, étaient comme des reflets immaculés sur l'eau, tant la lumière sélénite qui baignait l'îlot tout entier était blafarde. Au centre, je pouvais distinguer une structure d'un blanc presque laiteux, encadrée par ce qui semblait être deux forêts de pins.
C'était un spectacle grandiose, magnifique. Mais tout fantasque qu'il était, ce jeu de lumière sur cette île lointaine, qui était à n'en point douter ma destination, semblait perturber ma monture. De jour, l'îlot était loin d'être aussi visible, à tel point que je n'avais pu l'apercevoir lors de mon arrivée. Aussi les rayons lunaires étaient-il, vous vous en doutez, extrêmement blafards, et fonctionnaient tels de gigantesques projecteurs qui éclairaient mon objectif. Quoi qu'il en fût, après une dizaine de minutes, des nuages semblèrent couvrirent la rondeur de l'astre lunaire, et le furieux animal se calma aussi sec. N'ayant pas plus de réponse à apporter à cette étrange réaction, je décidai de me rendormir, car le lendemain serait sans doute la journée la plus chargée de mon périple.
À l'aube, je m'éveillai sans qu'aucun autre événement ne fût venu perturber ma nuit, et sans plus de cérémonie, poussai l'une des barques dans l'eau, ce qui brisa la mince couche de glace qui s'était formée en cet endroit. Je pris une légère collation, offris une caresse à ma monture que je laissai sur place, et après m'être installé dans la rudimentaire embarcation, partis en direction du fief.
La traversée fut, quoique laborieuse à cause des icebergs qu'il me fallait intempestivement contourner, relativement calme. Très vite, l'île que j'avais aperçue la veille au bon vouloir des rayons de la lune apparut dans mon champ de vision, et en moins de trois quarts d'heure, j'accostai sur sa grève enneigée. Examinant mon environnement, je reconnus bel et bien les côtes sur lesquelles j'avais emmené le général quelques années auparavant, alors que j'achevais ma mission d'éclaireur en vue de l'invasion de la région. Ariaouno, voyant en cet îlot un lieu reculé, stratégique et propice à la construction, avait alors choisi d'y établir l'avant-poste qui servirait pour la guerre à venir. Je n'étais guère revenu en ces terres gelées depuis lors, et la vue de cette île polaire me rendait presque nostalgique de la période où ma traversée de la région n'avait pas été celle d'un gigantesque charnier à ciel ouvert.
Cependant, une chose avait bel et bien changé, sur ce petit morceau de terre flottant isolé du reste de la région : le Fief Blanc, encadré de ses deux forêts de pins couvertes de neige, se dressait comme un gigantesque furoncle sur cette terre balayée par l'ire de la nature. L'île n'était pas grande, et en-dehors de ce fort situé au nord encerclé par ses deux attroupements de conifères, l'environnement n'était que poudreuse, pins enneigés qui sortaient du sol ici et là, et petites collines sur lesquelles commençait à se refléter la chaleureuse lueur d'un soleil s'élevant timidement dans le ciel. Aussi ma progression ne fut-elle freinée que par le léger vent du nord qui s'était mis à souffler peu après mon arrivée, si bien que j'arrivai rapidement en vue de la porte du Fief.
Malgré tout, à mesure que je m'en approchais, quelque chose semblait grandir dans ma poitrine. Un sentiment d'étouffement, une pression de plus en plus lourde, de plus en plus écrasante, qui tendait progressivement chacune de mes cellules. Une aura inquiétante, sombre. Autour de moi, le vent s'était transformé en blizzard naissant, et le soleil levant avait lentement disparu derrière d'épais nuages. Troublé, je m'arrêtai devant les lourdes portes, soufflant quelques secondes. La sensation que je ressentais en cet instant était indéfinissable, inédite, et d'autant plus alarmante. Mais, encore une fois, on m'avait confié une mission, et je me devais de l'honorer. Alors, retenant mon souffle, je tournai dans les deux serrures les clefs que l'on m'avait confiées, et les immenses battants de bois s'ouvrirent vers l'intérieur de ce qui fut jadis un avant-poste militaire.
Immédiatement, je fus saisi par l'odeur. Une odeur de pourriture et d'excréments, véritable fumet de mort. Pris de nausées, je considérai le vestibule en couvrant mon nez de ma manche, écoeuré. À dix mètres, au-delà de l'immense tapis rouge décrépit qui s'étendait devant moi, deux escaliers de pierre montaient vers une mezzanine donnant sur une baie vitrée, non loin de laquelle se trouvaient, se détachant des murs adjacents, deux rangées de portes fermées. Au rez-de-chaussée, le gigantesque tapis était encadré par un large corridor qui trouait le mur de chaque côté, et entre les escaliers ascendants, un troisième défilé de marches, plus petit, descendait vers les profondeurs du bâtiment. Avançant prudemment, harassé par l'odeur et par cette sensation d'oppression qui ne disparaissait pas, je réalisai rapidement que c'était de ce petit escalier descendant vers la cave du Fief que provenait l'infernal fumet.
Sur mes gardes, je m'en approchai, et observai un instant les marches s'enfonçant vers un étroit et obscur couloir agrémenté de torches éteintes. Maintenant ma manche contre mon nez alors que l'odeur devenait de plus en plus écoeurante, je descendis pas à pas le sinistre escalier, et me retrouvai rapidement à pénétrer dans le sombre corridor, au bout duquel se dessinait une épaisse porte de bois aux teintes brunâtres.
Ici, dans ce couloir plongé dans la pénombre, l'oppression que je ressentais à chaque pas semblait atteindre son paroxysme. L'air, en plus d'être irrespirable à cause de l'odeur persistante, s'alourdissait et paraissait hurler sous le poids d'un invisible fardeau. Ma respiration se faisait de plus en plus difficile, et mon cœur battait violemment dans ma poitrine, à tel point que lorsque je posai enfin la main sur la poignée du battant de bois, je crus que mon organe allait lâcher. Ignorant les suppliques de mon corps écrasé par cette ordalie malsaine, j'insérai la clef correspondante et actionnai la poignée de la porte, qui s'ouvrit dans un grincement résonnant.
Au-delà de celle-ci, un dernier petit escalier descendait vers un sous-sol plongé dans d’opaques ténèbres. Et de ce sinistre caveau remontait tout ce qui s'était dissimulé à mes oreilles jusque-là, tout ce que la porte brunâtre m'avait caché. Des gémissements, des râles, ponctués de grattements effrénés ou de sanglots saccadés. Des murmures, des chuchotements, des bruits plus organiques que je ne vous décrirai pas. Et l'odeur. Ce n'était plus la mort qu'elle m'évoquait. C'était l'enfer, caractérisé par un fumet d'agonie perpétuelle, le genre de fumet indiquant que l'humanité avait depuis longtemps déserté ces ténèbres, chassée de son domaine par l'horrible aliénation de ce qui avait jadis été des êtres humains. Ariaouno m'avait menti, et avait menti à tout l'empire : ce n'étaient pas des cadavres qu'il avait laissés pourrir ici-bas, mais bel et bien des êtres humains, oubliés au fond de cette vaste et humide geôle pour que jamais leur existence ne lui porte préjudice. Mais pourquoi ne pas les avoir tués ? Pourquoi les avoir laissés en vie, quand bien même le bataillon du général serait parti dans la précipitation ?
C'est lorsque je descendis prudemment le petit escalier et allumai l'une des torches qui encadraient le bas des marches que j'eus ma réponse. Lorsque la lumière jaillit du braséro, de petits cris de bêtes incommodées retentirent non loin de moi, et je pus entendre le bruit d'une foule grouillante qui reculait à l'unisson. M'avançant lentement, j'arrachai la torche du mur, et la passai à l'horizontale devant moi, révélant l'effroyable vérité. Des milliers de corps faméliques et tuméfiés, entassés les uns sur les autres, me regardaient avec terreur. Des formes cadavériques, aux yeux brisés et vides, dont certains étaient perchés sur des monceaux de cadavres et d'excréments, dévorant à pleines dents un bras, une jambe ou encore une main arrachée au corps d'un défunt.
C'est ainsi que la lumière se fit dans mon esprit. Les pourparlers liés à la fin de la guerre et à l'arrangement qui liait l'empereur aux autochtones de cette région étaient tenus secrets. Aussi, lorsque Son Altesse annonça que le conflit était terminé et qu'un compromis avait été trouvé, il ordonna le retour immédiat de ses troupes à Castel-d'Or. Ariaouno avait dû faire bien plus de prisonniers que nécessaire, et fut pris de court par l'ordre donné. Cela ne m'étonnait guère : il est le genre d'homme qui pense que tous les moyens sont bons pour gagner une guerre, et que tout peuple opposé à l'empire s'oppose à l'ordre des choses, s'exposant à une forme de châtiment divin. Voilà la raison pour laquelle il fit autant de prisonniers, les torturant sans doute jour et nuit afin qu'ils parlent. Les autochtones de cette région ne sont guère connus pour leur sens de la traîtrise, aussi je suppose qu'il n'eut pas beaucoup de succès dans son entreprise. Les avait-il vraiment laissés vivants par manque de temps, incapable d'achever un millier de prisonniers dans un laps de temps aussi court et préférant se reposer sur moi, comptant sur mon silence ? Ou les avait-il délibérément laissés pourrir là, punissant leur arrogance silencieuse par une agonie pire que la mort ?
Ariaouno savait qu'en mentant à l'empereur, il s'était protégé de ses réprimandes, voire d'une mise à pied pour son excès de zèle qui aurait pu provoquer de nouvelles révoltes. Dans le contexte de cette invasion, la torture n'avait pas été interdite par son Altesse, mais afin de minimiser les dégâts que cela aurait pu causer sur notre image, le général avait reçu l'ordre de ne l'utiliser qu'en dernier recours, et sur un nombre très réduit de prisonniers. Néanmoins, ses idéaux l'avaient fait aller à contre-courant de cet ordre, d'autant plus qu'il savait qu'en découvrant la vérité, je me contenterais de faire mon travail sans provoquer d'esclandre pour ne pas compromettre ma position. Cet homme, Amélia, est dangereux. Au moment où je vous écris cette lettre, l'empereur donne un banquet pour célébrer les héros de guerre, et le général y est l'invité d'honneur. Cela m'importe peu, mais à l'avenir, il pourrait perturber mon travail, et nos projets.
L'horreur qu'avait laissée derrière lui Ariaouno, dans sa soif d'imposer sa vision de la suprématie impériale, rampait donc avec douleur au fond de ce sous-sol obscur, dans lequel je continuai de m'enfoncer. Sur mon passage, les grotesques aberrations à visage humain, tantôt faméliques, tantôt cannibales, s'écartaient promptement. Je supposai que le temps passé à voir s'ouvrir la porte et s'allumer une lumière à chaque fois qu'un soldat descendait avait fini par les briser plus encore qu'ils ne l'étaient, provoquer en eux l'assimilation de la chaleur lumineuse d'un foyer à la torture et à la souffrance. L'atmosphère était ignoblement écrasante ici-bas, à tel point que chaque pas m'arrachait un souffle saccadé et quelques gouttes de sueurs qui s'agglutinaient sur mon front. Je n'avais pas peur. Mon esprit ne connaissant nullement ce sentiment, comment aurais-je pu le ressentir ? Tout au plus, la vision de ces êtres décharnés m'évoquait de la curiosité, mais cela s'arrêtait là. Pourtant, je ne pouvais arrêter les battements fous d'un cœur paniqué que je ne reconnaissais pas, et qui m'enjoignait à reculer à chaque seconde qui passait. Je continuai néanmoins d'avancer entre les bêtes estropiées, convaincu qu'il me manquait un élément. Ma mission était simple : faire disparaître ces êtres détruits, et sortir d'ici. Il s'agissait d'une chose que j'avais déjà faite ailleurs à moindre échelle, et sans aucun problème. Il m'aurait suffi de quelques heures. Pourtant, je voulais savoir. Je voulais savoir quelle était cette pression horrible qui pesait sur cet endroit, quelle était cette sensation d'oppressement constant qui me broyait la poitrine et m'empêchait de respirer. Je voulais savoir jusqu'où s'était étendu le péché d'Ariaouno. Même si à ce stade, je n'avais vu que peu d'éléments qui allaient en ce sens, une terrifiante hypothèse commença à apparaître dans mon esprit, une hypothèse qui, vous le verrez, deviendrait bientôt plus que cela.
Au bout de quelques mètres à avancer dans cette cave sans fond, encadré par ces légions d'êtres moribonds qui me regardaient en sifflant et en se plaquant contre les murs de pierre froide, ma torche éclaira la base d'une structure de pierre. Curieux, je levai le braséro, révélant un pilier gris qui s'enfonçait dans la voûte. Devant cette chose qui au premier abord n'avait rien à faire là, je me rendis compte de l'évidence qui avait effleuré mon esprit quelques instants plus tôt : je me trouvai sans doute dans l'ancien mausolée sur lequel avait été construit le Fief, et qui avait dû servir d'extension souterraine. Approchant ma torche du pilier, je distinguai des inscriptions gravées à même la pierre, s'apparentant à du Luminis. Cet élément, s'il m'apporta une partie de la réponse que je cherchais sur l'endroit, ne me satisfit pas, et je m'en détournai pour continuer mon chemin dans les ténèbres. Renseigné par le pilier qui m'avait indiqué la nature du lieu où je me trouvais, j'avais maintenant une idée plus précise, quoiqu'encore un peu vague, sur l'origine de cet ignoble sentiment d'oppression. Mais je devais en avoir le cœur net.
Le souterrain n'était pas très grand, mais sous la tension grandissante qui s'emparait de mes membres, chaque pas était un supplice physique. Le temps passé à avancer me permettait ainsi de mieux appréhender l'horreur de l'héritage d'Ariaouno, contemplant de temps à autre la multitude de paires d'yeux terrifiés braqués sur moi. Des femmes, des hommes, et même des enfants. Tout un peuple était rassemblé là, terré dans des limbes sulfuriques qu'un pieux voyageur venait troubler. Malgré tout, si la plupart s'enfuyaient ou tentaient de se fondre dans les murs lorsque je passais, ce n'était pas le cas pour tous. Aussi, je vis une femme décharnée tenir dans ses bras le corps démembré et couvert de sang séché de ce qui fut jadis nourrisson, qu'elle semblait couvrir d'un regard aimant en le berçant doucement, fredonnant à mi-voix. Il y eut aussi cet enfant entièrement nu que je dus contourner pour passer, suçant goulûment la moelle d'un tibia cassé en deux comme s'il se fût agi d'un jus de pomme, et, tout au fond du souterrain, la dizaine d'êtres que j'eus la surprise de retrouver agenouillés face au mur, en position de prière.
Constatant ainsi que j'étais arrivé au bout, je tendis mon bras engourdi par la lourdeur qui tendait mon corps en cet instant plus que jamais, et éclairai davantage le curieux et immobile attroupement. Les zélotes décharnés, à genoux et face contre terre, tendaient leurs mains jointes vers deux énormes rectangles noirs se découpant dans la pénombre, et qui semblaient encastrés dans le mur. Je les entendais murmurer des suppliques incompréhensibles en balançant d'avant en arrière leur corps croûté et famélique, priant je ne savais quelle divinité païenne. Profitant de l'ignorance dont ils me gratifiaient, je les contournai par la droite pour m'approcher des curieuses boîtes qu'ils paraissaient vénérer, et une fois ma torche à une portée suffisante pour m'en révéler les détails, je m'arrêtai net. Il s'agissait de deux cercueils noirs ouvragés dans le style du Lucis, scellés dans les murs de cet ancien mausolée et entourés de deux épaisses chaînes qui en faisaient le tour. Je ne m'étais pas trompé.
Néanmoins, ce qui m'avait fait me figer, ce n'était pas uniquement l'apparence de ces bières, quoi qu'elles me confirmaient ce dont je m'étais douté en réalisant que je ne me trouvais pas dans un simple souterrain. Ce n'étaient pas non plus les psalmodies incessantes des zélotes, ni la pression de l'air qui commençait à me faire suffoquer. Ce qui m'avait frappé, c'était le ru d'un violet irisé qui semblait lentement s'écouler à l'envers depuis la fine et hermétique fente qui séparait la partie inférieure de l'un des cercueils de son couvercle, minuscule rivière éthérée dont le courant défiait les lois de la gravité et s'élevait vers la voûte du mausolée. En approchant davantage ma source lumineuse de l'étrange spectacle, je constatai que tout autour de ce ru dont le lit invisible semblait suspendu dans le vide, la réalité même semblait avoir modifié ses propres règles. L'air paraissait onduler sur lui-même, évoquant de manière minimaliste les effets sur la rétine d'une canicule en plein désert. Au-dessus du cercueil, derrière l'étrange ruisseau miniature qui s'écoulait au ralenti, le mur se tassait sur lui-même en se bosselant et se débosselant lentement, petit étang de pierre obéissant aux règles d'un nouvel ordre. Enfin, levant ma torche afin d'appréhender la zone de la voûte vers laquelle pointait le ru, je constatai que cette partie du plafond s'était condensée en un long et conique stalactite grisâtre et sans aspérité, qui luisait d'un éclat malsain à la lumière de ma flamme, semblant vouloir s'étendre toujours plus vers le petit ruisseau inversé.
La réalité se déformait, tout autour de cette traînée violacée échappée du cercueil. Elle se déformait, et semblait naturellement adopter de nouvelles règles, se soumettant sans combattre aux dogmes édictés par l'énergie terrifiante qui s'écoulait en elle comme une rivière autoritaire. Mon cœur martelait ma poitrine plus fort que jamais, et ma respiration n'était plus qu'un souffle rauque. Je devais sortir d'ici, à présent. Je devais m'éloigner de cette profanation du réel, et faire mon travail avant de repartir pour ne jamais revenir. Du moins, c'est ce que me dictait mon corps. Mais mon esprit n'était pas effrayé : seule la curiosité et l'excitation l'envahissaient en cet instant.
Péniblement, je me tournai vers les zélotes, qui n'avaient pas bougé d'un poil. Je contemplai un instant leurs corps flétris et pathétiques avant de m'approcher de l'un d'entre eux, et de porter mon regard sur son visage. Les yeux fermés, l'aberration à visage humain dont le front reposait contre le sol murmurait sans s'arrêter ces mêmes paroles incompréhensibles de ses lèvres gercées et tuméfiées. Il émanait de lui, comme des autres zélotes, quelque chose de différent de la plupart des prisonniers entassés dans ce souterrain puant. Sans crier gare, je lui attrapai l'épaule, et le tirai en arrière afin de mieux distinguer son visage. L'homme poussa un cri strident, mais incapable de lutter, tomba sur le dos et s'étendit de tout son long derrière les autres fanatiques, qui poursuivaient leur psalmodie sans manifester quoi que ce soit. Le maintenant à terre d'une main sur la poitrine, je contemplai ses yeux désormais grands ouverts, alors que sa bouche continuait d'émettre des borborygmes stridents qui ressemblaient presque à des rires gutturaux. Là, dans ses orbites émaciées desquelles s'écoulait un sang noir, il n'y avait nulle pupille. Uniquement un vide abyssal des tréfonds duquel pulsait une lueur violacée, évoquant le chaos d'un cosmos primordial où n'importe quel homme aurait pu se perdre et ne jamais revenir. Ces deux orbites creuses et ruisselantes qui m'évoquaient le plus pur néant luisaient dans la pénombre, et me fixaient avec une expression que je n'aurais su définir.
Quoi qu'il en fût, mon intuition avait été la bonne : peu importe ce dont il se fût agi, cette énergie avait corrompu quelques-uns des prisonniers, lesquels avaient perdu le peu de volonté qu'il leur restait et étaient devenus les marionnettes de cette chose qui distillait dans l'air une pression écrasante. Je n'aurais même su dire si les zélotes étaient vivants, ou s'ils n'étaient plus que des coquilles vides dont le corps était devenu un simple vaisseau aux yeux arrachés. Tout ceci ne me permet néanmoins pas d'affirmer si ce que contiennent ces cercueils possède ou non une volonté propre, mais s'il s'agit bien de ce à quoi je pense, la corruption des fanatiques est vouée à se répandre comme une épidémie parmi les autres prisonniers.
Je parle au présent car, vous vous en doutez, je ne fis que sceller les portes du Fief, lorsque j'en sortis. Je ne nettoyai pas le souterrain, ni n'abrégeai les souffrances de ces grotesques créatures. Amélia, s'il s'agit bien de ce à quoi nous pensons, nous sommes face à une force irréversible réveillée au contact de l'incommensurable souffrance de ces gens, et afin de se nourrir et grandir, elle a besoin d'eux, de leur douleur. Les achever aurait tué l'embryon qui commence à grandir dans la cave du Fief, et l'empereur me fait confiance à tel point qu'il n'enverra jamais personne vérifier, si je ferme à jamais les portes en déclarant la zone irrécupérable avant de nettoyer le reste de la région. Une fois qu'elle aura dévoré suffisamment de souffrance, cette énergie coulera comme une cascade, et engloutira l'esprit de chacune de ces pauvres âmes prisonnières du Fief. Leurs corps ne feront plus qu'un, dansant ensemble sous l'impulsion des dogmes de cette nouvelle réalité qu'ils nourriront, et ouvriront la voie à l'ultime distorsion que j'étudie depuis plusieurs siècles. D'ici-là, le Fief demeurera scellé, laissant grandir en lui l'énorme tumeur qu'y a instiguée malgré lui notre malheureux général.
C'est en voyant les cercueils frappés des armoiries du Lucis, scellés au plus profond de cet ancien mausolée que je savais avoir servi de fondation au Fief sans me douter qu'il avait été profané pour servir de souterrain des horreurs, que je compris. Ce que nous cherchons depuis tant d'années se trouve ici. Nous n'avons plus qu'à laisser s'étendre cette réalité difforme à l'intérieur de ce fort maudit, et le Chaos émergera enfin. Vous le savez, j'attends depuis déjà plusieurs siècles, cent ans de plus ou de moins ne feront pas grande différence, maintenant que le réveil du Chaos est enfin amorcé.
Quant à Ariaouno, nous nous débrouillerons pour le mettre en porte-à-faux d'une autre façon et le réduire définitivement au silence. Il pensait m'imposer la charge d'effacer son péché sans rien ébruiter, mais il ignore qu'à présent que ses erreurs vont devenir ma réussite, c'est à lui qu'incombe de tenir sa langue, quitte à ce qu'elle lui soit coupée.
Sur ce, je vous ferai bientôt parvenir le carnet complété avec les informations que je pus trouver sur les divinités archaïques, comme demandé. Par ailleurs, avez-vous avancé dans votre recherche et vos tests sur l'Étoile morte ? Nous en aurons besoin si nous voulons avoir une chance de faire aboutir notre projet, quand bien même il vient de connaître une avancée inédite.
Avec toute mon amitié,
V.
Du Palais bleu, ce 24 Crécendre 954.
De la fantasy horrifique, ça change
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