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Les brumes de sang : Le crépuscule de Hong Kong


Temps approximatif de lecture : 17 minutes. 

Lieu inconnu, date inconnue

Lili se réveille dans une chambre faussement chic, au creux d’un lit usé dont les draps rouges imitent le satin. Se relevant d’un coup, elle regarde autour d’elle. Est-ce un hôtel ? La décoration est minimaliste, simplement un tableau de paysage au-dessus du sommier. La couche est étrangement dénuée de pied, posée à même le sol. Le parquet est entretenu, quant à lui, mais les marques et les écornures illustrent son âge canonique, de même pour les murs de bois avec une tapisserie jaunie à motifs floraux. L’odeur prend à la gorge, un mélange de poisson, de crasse et de parfum qui crée un effluve infâme. Pire que celle de Londres, qui est pourtant déjà infâme. 

Néanmoins, l’émanation semble venir de l’extérieur, le bouquet doit avoir pour but de la masquer. 

La détective se lève et s’inspecte. Aucune blessure ni aucune trace suspecte. Aucun souvenir de comment elle est arrivée là non plus, ceci dit. Quelques bouteilles de whisky presque vides jonchent le côté gauche du lit, mais elle n’a pas le mal de crâne caractéristique de ses gueules de bois. Surtout qu’elle ne boit jamais de whisky. OK, il s’est passé un truc, elle s’impose immédiatement un examen de mémoire intense pour retrouver ses souvenirs les plus proches.
___

Killybegs, 23 décembre 1921

Le vieux pub « The Chasing » est un endroit visiblement peu populaire hormis des vieux piliers de comptoir et autres loubards de mer. Le bar est fait de bois et de nicotine, au vu des murs décrépis par les générations de pipes ayant fréquenté l’établissement. Le dossier fait mention d’un certain Paul Buchan qui aurait rapporté pour la première fois les anomalies de Yarrin. Lili s’approche du comptoir et fait commander un verre pour le type en question, occupé à siroter un gin près du feu. L’homme se retourne vers elle après sa réception de l’offrande. Il lui envoie un sourire charmeur et l’invite à s’asseoir à sa table. 

L’individu doit avoir dans la cinquantaine, il est robuste, de forte constitution, des cheveux courts blancs ainsi qu’une grosse barbe bien fournie. Les rides très marquées sur son visage font penser à un marin, seul le sel est capable de creuser autant le derme. Nicetas préfère rester un retrait, « on fout les humains mal à l’aise », s’est-il justifié. 

« Que puis-je pour vous, belle demoiselle ? Il sourit, flatté par l’attention que la jeune femme lui porte. 

- Bonsoir monsieur Buchan. Je suis heureuse de vous rencontrer, je m’appelle Lydia Davies. Elle initie une poignée de main. 

- Paul, s’il vous plaît. Juste Paul, je suis assez vieux comme ça, n’en rajoutez pas ! plaisante-t-il. 

- Bien sûr, excusez-moi, Paul. Elle lui rend un sourire sympathique. 

- Pas la peine, enfin ! Je suppose que vous n’êtes pas là pour mes beaux yeux ? Une jolie jeune comme vous doit pas manquer de prétendants ! La prétendue correspondante simule une gêne timorée.

- Non, en effet. Je suis journaliste et… 

- Une journaliste, ah ! Pas pour ces feuilles de choux qui racontent n’importe quoi, j’espère ? Depuis la guerre, je m’en méfie des journalistes, moi ! Il se crispe. 

- Eh bien, je peux vous donner le nom de ma rédaction et vous laissez en juger. 

- Vas-y, balance toujours. L’homme est renfrogné dans son fauteuil. 

- Je travaille pour le London Spiritual Magazine, un journal sur… 

- Ces conneries de surnaturel ! Il éclate de rire. Ça pour une feuille de chou, c’est une feuille de chou ! Mais une feuille de chou comme j’aime. Le vieux loup se détend. Vas-y, dis-moi tout !

- Il paraît que vous faites parfois le voyage jusqu’à Yarrin, la communauté puritaine dans les montagnes et que vous avez signalé des événements étranges s’y déroulant. La police se serait rendue sur place et… Elle se fait couper. 

- C’est bien moi ! Vous êtes rapide dans vot’rédac. J’ai rien vu de surnaturel, j’te le dis de suite. Collin, le maire du patelin, m’a demandé de partir en vitesse sans me laisser entrer, car il y aurait une épidémie dans le village. J’ai demandé s’il voulait que je prévienne les docs, mais le gars m’a répondu que non, les leurs s’en occupaient. Sauf que je fais la navette depuis des lustres et que j’sais qu’ils en ont pas, ou pas un qui sort de l’école. En plus, le pauvre Collin avait des sortes de lésions partout sur la gueule, comme des croûtes cassées, je ne sais pas si tu vois ? Bref, ça avait l’air sérieux, j’ai donc prévenu la flicaille en revenant. Voilà, fin de l’histoire. Il rallume sa pipe et prend une longue inspiration avant de recracher la fumée sous forme de rond. 

- Et qu’a fait la police ?

- Comme d’hab, y aller, se faire aller voir ailleurs et repartir. Elle veut pas trop chauffer les locaux avec c’qui se passe dans le sud, le mot d’ordre c’est « mollo ». Westminster préfère la jouer fine, de peur que l’IRA perce aussi dans le nord. Donc rien, va rien s’passer. C’est dommage, il y a des gens bien à Yarrin, qui risquent d’y passer à cause de culs bénits à la con. Le vieux reprend une autre bouffée de tabac. Ainsi va la vie, on crève plus souvent d’notre propre connerie que d’celle des autres, j’ai vu ça trop souvent. 

- Est-ce que vous pourriez me renseigner davantage sur Yarrin et ses habitants ? J’aimerais faire un article sur cette affaire ! Hum, la détective se dit qu’il sera difficile de le convaincre. 

- Mieux que ça, j’veux bien te servir de guide, miss. En échange, j’veux avoir mon nom et une petite citation dans ton papier ! Elle ne parvient pas à cacher sa surprise et sa mine décontenancée. Eh ouais, avec ça, je vais pouvoir frimer un peu auprès des copains. Enfin, on va surtout pouvoir se marrer. 

- Paul, ça risque d’être dangereux ! Non, mauvaise idée, très mauvaise idée. C’est un civil ! 

- On meurt plus souvent par sa propre connerie que d’celle des autres, ça s’applique aussi à moi, ma petite. C’est à prendre ou à laisser ! Mr Buchan semble très fier de lui et dans la position où il met la « papelarde ». Eh puis gamine, j’fais toujours le ravitaillement des bleds paumés du coin. 

- Je ne peux pas acc… C’est alors que Nicetas s’approche. 

- Vendu, le vieux ! Oh et j’suis Jacob, Jacob Morton, le pigiste en formation de madame. Il reçoit un regard un peu dédaigneux. 

- Ta tête me revient pas, p’tit gars, mais allez. Un marché est un marché. On part demain matin, les deux zozos. Il paraît intuitivement écœuré par le vampire, un phénomène courant de répulsion instinctive que provoquent les créatures de la nuit sur les vivants. 

- Demain soir, pas avant. Réplique Lili. Mon collègue est héliophobe, le soleil lui provoque des allergies. 

- Ah ouais, de quel genre ? Il semble curieux. 

- Bubons, pus et autres plaques. Vraiment, c’est pas beau à voir. Il devient tout rouge et tout gonflé, comme une baudruche de clown qui suinterait du beurre blanc. Son comparse la regarde, choqué et surpris. Et sans parler de l’odeur, on dirait le mélange d'un cadavre de chien mort depuis 4 jours et d’une poubelle d’hosto. 

- Ah ouais, carrément ? Le guide rigole de nouveau.

- Bon ça suffit, s’agace le vampire, à demain, monsieur et Lydia, je te rappelle qu’on a encore plein de choses à faire ! 

- Il est vexé, enchérit Paul.

- Il est un peu susceptible. L’offensé prend sa partenaire par le bras et la pousse vers la sortie, l’air grognon. 

- À demain, les deux loustics ! Il secoue la tête, visiblement amusé par la situation.
___

Lili passe le seuil de la modeste chambre, insatisfaite de son introspection mémorielle. « Pas moyen de remonter plus loin » se dit-elle, frustrée. Qu’importe ! L’important, à l’heure actuelle, est de déterminer où elle est et comment reprendre sa mission. L’échec n’est pas une option, une nouvelle chance ne lui sera pas donnée avant un bon bout de temps. Le Conseil n’attend qu’un prétexte afin de lui refuser sa promotion… 

L’amnésique arrive dans un couloir donnant sur un escalier de bois, tout est fait en cette matière d’ailleurs et pas de la meilleure qualité qui plus est ! Pourtant, les tapisseries bordeaux et bleutées offrent une certaine chaleur rustique au lieu, comme un boudoir des bas-fonds. 

Sans son arme, l’investigatrice se sent vulnérable et en danger. Mille scénarios fusent dans son esprit : « et si je suis capturée dans un antre de vampires ? Par une secte d’adorateurs chaotiques ? Ou par des créatures de la nuit… ». Ceci expliquerait son absence de souvenir, un sortilège… Elle fait néanmoins ce qu’elle a toujours fait pour gérer son anxiété et sa peur, aller de l’avant et ne surtout pas se laisser paralyser par son imagination.

Prudemment, elle descend au rez-de-chaussée et tombe sur une vaste salle remplie de sofas, divans et autres fauteuils de couleurs et de factures variées. Un foyer allumé au centre éclaire le tout et des tables disposées témoignent des jeux et des festivités qui s’y déroulent régulièrement ! Pas une âme qui s’y promène, cependant. La femme parcourt des yeux toute la pièce et repère trois sorties, deux dans le fond au-delà de l’escalier et la dernière à l’autre extrémité. La lumière du jour traverse les encadrures de celle-ci, elle mène probablement vers l’extérieur. Johnson fait quelques pas prudents dans cette direction puis entend des bruits derrière son dos. Immédiatement, elle se retourne et voit un homme sortir d’une des portes, tenant un gros bac à roulettes. 

Il a dans la quarantaine… bien tassé, habillé en costume cravate et avec un chapeau melon. Le visage de l’individu est marqué, les yeux sont exorbités, les traits grossiers, sa physionomie est filiforme et son crâne aussi chauve que bosselé est presque plus répugnant que la sueur abondante qui émane de ses pores. Ce physique atypique n’est pas étranger à la détective… Auguste Erlette ! La Liche ! Ce type est une Liche ! 

Tranquillement, le non-mort s’approche avec son chariot tout en sifflotant. Il paraît ignorer son invité et commence à ranger les tables, ramasser la vaisselle sale et remplacer les pipes à opium dans les accoudoirs des divans ou sur les étagères prévues à cet effet… L’odeur du monstre est aussi épouvantable que celle de son collègue. La détective est médusée, que faire ? De toutes les possibilités, elle n’avait pas du tout envisagé les Pourvoyeurs. 

Il lui revient en tête ces dossiers classés d’enlèvements d’humains pour en faire des sujets d’expériences nécromantiques, des esclaves dociles ou bien des réserves à « matériel anthrôpos »… Une crainte sourde se diffuse en elle, la captive se dirige donc le plus discrètement possible vers le tisonnier de l’âtre. À peine saisie, la créature prend la parole, de sa voix rauque, sans se retourner : 

« Nul besoin de remuer ces bûches, mademoiselle, mais faites si cela vous rassure. Lili se fige. 

- Oui, euh je ne voudrais pas que nous perdions notre chaleur en ce mois de décembre. Elle feint de savoir qui elle est et où elle est, de peur d’attirer ses suspicions. Il soupire en réponse. 

- Vous autres, suivant des Van Helsing, êtes tous les mêmes… Pourquoi ne me demandez-vous pas qui je suis et où êtes-vous ? Comme le ferait n’importe quel humain normalement constitué. La pauvre est prise au dépourvu. 

- Je… Vous savez que je suis… elle marque une pause perdue ? 

- Évidemment que je le sais ! Nous vous avons trouvée entre deux poubelles dans le coma ! Il a été bien difficile de vous remettre sur pied après cela, mademoiselle Davies. Bien que je doute que ce soit votre véritable patronyme. 

- Mais, comment ? Dites-moi ce que vous savez ! 

- Ainsi plutôt que de nous remercier, vous nous interrogez. Je ne suis pas surpris, mais tout de même une fois encore déçu par les manières des chasseurs. Mais soit ! Le monstre se retourne enfin vers elle. Nous avons cerclé la cité de moult glyphes nous permettant de rester informés sur les fluctuations énergétiques occultes et inappropriées pouvant survenir. Ce fut le cas il y a trois jours, une anomalie s’est manifestée et nous avons envoyé une poignée de petites mains pour s’en enquérir. Ils vous ont trouvé, vous. Conformément à mes instructions, vous avez été ramenée à notre fumerie dans le but de tirer au clair cette étrange affaire. Votre humanité a été confirmée ainsi que votre appartenance à la charmante organisation britannique. 

- Je n’ai rien qui prouve que je sois…

- De Van Helsing ? Je ne connais nul autre qui dispose de telles merveilles technologiques. Une arme solaire est un apanage des vôtres, vous n’êtes pas sans l’ignorer. Il sort une pipe à opium d’un tiroir, un magnifique ouvrage fait de métal et de bois sculpté. Vous êtes chanceuse que l’on soit les premiers à avoir trouvé votre carcasse, ces rues ne sont malheureusement pas sûres. Je ne serais pas mécontent que votre direction envisage une implantation de par chez nous, la peste hémophage y est bien trop prégnante. Il prend une bouffée de son engin, tout en l’allumant avec élégance. Puis-je répondre à davantage de vos questions ? 

- Mon équipement, je dois le récupérer ! 

- Cela va de soi, nous l’avons soigneusement conservé. 

- J’étais seule ? Où sommes-nous et nous sommes le combien de quel mois ? Pourquoi me sauver et surtout, qu’est-ce que cela va me coûter ? L’investigatrice se sent mal, elle n’est plus en contrôle de rien et cela peut rapidement coûter la vie. S’il dit vrai, le Sanctuaire doit ignorer sa position et sa situation, ce faisant, elle ne peut espérer aucune aide. 

- J’ai l’honneur d’être l’hôte d’une seule invitée en ce doux 30 décembre 1921. Les Pourvoyeurs ont toujours souhaité entretenir les plus saines et cordiales relations avec Van Helsing dont nous estimons le savoir et son apport à la connaissance humaine, si vous nous évaluez avec défiance, la réciproque est fausse. À ce titre, porter assistance à ses agents est un pas vers une meilleure compréhension dans le but de pérenniser un dialogue parfois tendu entre nos deux Confréries. Il sourit. J’espère que vous comprenez l’implicite, ma chère. 

- C’est pas ma spécialité, non. Grimace Lili. 

- Eh bien, nous souhaitons figurer positivement dans votre futur rapport avec l’Organisation et que vous stipuliez la nécessité de vous implanter dans la Perle de l’Orient que nous aimons tant ! 

- Hong Kong ? Nous sommes à Hong Kong ? Co… comment est-ce possible ? C’est à des milliers de kilomètres de Killybegs ! réfléchit-elle intérieurement.

- En effet, nous y sommes. Le joyau de la couronne, la jeune cité née des guerres de la divine drogue que nous commerçons ici. Nous sommes partis d’Europe vers ce lieu d’opportunités depuis des décennies, voyez-vous. Les événements coloniaux ayant réduit au silence les sociétés de préservation humaine qui nous chassaient jusqu’alors. La révolte des Boxers, les législations du bienveillant gouverneur ainsi que la diplomatie du canon auront décimé les rangs de votre homologue chinois. Nous pensions ainsi être libres de faire fleurir la Raison sans entrave aucune, mais l’œcologie nous aura rattrapés. Fort malheureusement. Son visage se déforme en prononçant ces ultimes mots, peut-être est-ce ainsi, le langage non verbal des Liches ? 

- De quoi parlez-vous ? Pourquoi sont-elles toujours aussi cryptiques et prétentieuses ? 

- Pardonnez ce jargon, mademoiselle Davies. Je signifie que la nature reprend toujours ses droits. L’écosystème du monde de la nuit est implacable, s’il n’existe aucun prédateur alors la proie pullule si je puis dire. Et la proie va privilégier un biotope où ses prédateurs ne sont pas, créant une terrible surpopulation néfaste à tout l’environnement ! Saisissez-vous ? 

- Helsing n’est pas là, les vampires se multiplient et c’est la merde pour vous. J’ai bon ? Rétorque cyniquement la chasseuse. 

- On peut dire cela, Hong Kong est spéciale, une zone… contestée dans le monde de la nuit. Les différentes Sectes vampiriques se livrent à des guerres souterraines pour en prendre un maximum le contrôle. Cela provoque chaos, instabilité et forge un environnement aussi dangereux physiquement qu’énergiquement ! J’espère que vous êtes informée qu’une trop forte concentration de ces viles créatures dans une même zone provoque invariablement une perturbation des énergies spirituelles. Cela a pour conséquence une hausse de la naissance d’abominations, de monstres ou de revenants en tout genre. Il dit vrai, c’est une des raisons faisant que les grandes villes sont bien plus propices à ce type de menace. 

- Et vous voulez qu’on rétablisse l’ordre, comme à Londres ? Vous servir de nous, plutôt, ouais…

- Par la Raison, non, nous souhaiterions une gestion plus partagée. Tout particulièrement dans la mesure où Van Helsing ne dispose que de ressources limitées et un si grand territoire à protéger ! Je ne vais pas masquer la réalité, jusque-là, nous étions en mesure de tempérer cette situation par le biais de notre société secrète « Le cercle des trois îles », mais la situation a tragiquement basculé il y a peu. Un accord avec les Liches ? C’est déjà ce qui a court au pays, alors pourquoi pas ? Surtout si c’est le seul moyen de chasser les sangsues de la colonie. 

- Je ne suis pas là pour ça, monsieur… 

- Chow, monsieur Chow ira bien pour vous. 

- Monsieur Chow, je ne suis pas ici pour ces affaires qui ne me concernent pas. J’accepte d’en faire part à mes supérieurs et au Conseil à mon retour, mais pour l’heure je vais accomplir ma tâche. La Liche réfléchit quelques instants. 

- Nous allons vous y aider, si ce n’est que cela. Vous recherchez certainement une vermine et vous aurez besoin de notre aide pour y parvenir. Ne perdez pas votre temps à nier l’évidence, gagnons un temps précieux. Qui plus est, vous avez besoin de nous du fait que vous ne parlez pas la langue, ne connaissez guère les us locaux et encore moins la géographie. Vous pourriez prendre des semaines à vous acclimater, avec le risque que votre proie vous échappe. Je me trompe ? 

- Certes… 

- Nous aurons ainsi quelques exigences à votre égard, comme remettre différents documents à votre direction ainsi qu’une petite tâche pour nous. Lili hausse un sourcil. N’ayez crainte, voyons, je vous demanderais simplement d’indiquer cet endroit comme le relais diplomatique avec votre prestigieuse organisation. Elle prend quelques minutes pour évaluer sa situation et finit par rétorquer. 

- Nous en avons un, oui.

- Ne pensez pas à nous trahir, au passage. Le visage du nécromancien devient sombre. Sinon, je vous assure que vous ne sortirez jamais de cette ville, ni morte, ni vive. Il reprend un visage plus enjoué, enfin autant qu’il le puisse du moins. Je puis éventuellement vous renseigner sur votre hémophage, que pouvez-vous me dire sur lui ? 

L’investigatrice ferme les yeux et commence à fouiller de nouveau dans sa mémoire fragmentée. Que s’est-il passé après Killybegs ? Quelques flashs de Paul les guidant hors de la ville, avec sa charrette, mais rien de plus. Puis, soudainement, une nouvelle scène s’impose à elle !
___ 

Nicetas, Lili et Paul sont ensemble devant l’entrée du village. Un étroit chemin de montagne mène à ce dernier, mais une sorte de check-point fait barrage. Trois hommes habillés comme des puritains victoriens, portant de larges tours de cou et armés de fusil à silex, en gardent l’accès. Ils ont l’air étranges, leurs démarches sont pataudes, lourdes et ils paraissent presque perdus.

Le groupe brave la neige des montagnes et progresse en direction des vigies. Paul est parfaitement serein et dépose sa cargaison dans la petite cabane des gardiens. L’homme explique à ses compagnons qu’il est inutile de faire causette avec ces types, car ils ne décrochent pas un mot. Une sorte de vœu de silence ou quelque chose de ce genre, selon lui. 

Une fois fait, le guide se prépare à repartir, il souhaite bonne chance à Lili pour son article et l’invite à repasser dans le coin afin de partager une pinte. À peine quelques pas fait dans la neige du retour, il se retourne et cherche à convaincre le duo d’abandonner leur projet, mais finit par abdiquer devant le refus obstiné… la mort dans l’âme, il s’en retourne chez lui. 

Que faire, maintenant ? 

Nicetas sourit et murmure à sa supérieure que ce sont des goules, surprise elle lui demande comment il peut en être si sûr ? Le vampire rétorque que son espèce est capable de voir et sentir le sang humain chaud, surtout s’il coule dans les veines palpitantes et délicieuses de ces innocentes petites proies. Sauf que là, il ne sent rien et leurs allures de balourds ressemblent aux esclaves immortels. Cela collerait bien avec les infos du dossier. Les éliminer puis prendre leurs vêtements et s’infiltrer, c’est un plan. Ils s’acquiescent puis approchent des trois morts-vivants. 

Nicetas fait semblant de demander son chemin en montrant sa carte à deux des créatures, qui regardent naïvement et bêtement l’objet. Il saisit le premier à la gorge et lui arrache presque immédiatement la carotide, faisant reculer et tituber le mort-vivant. Le second fait un bond en arrière et pointe son arme. Aussi vif et gracieux qu’un léopard, il saute sur sa prise avant même qu’il ne puisse finir de lever son fusil. Il fond sa main dans le chien du fusil, grâce à son pouvoir, et le déforme jusqu’à le briser. La goule tire, en vain. Le prédateur nocturne lui arrache l’arme violemment et l’écrase sur son crâne, se fracturant net sous le choc brutal. 

Pendant ce temps, Lili s’est approchée subrepticement du troisième en préparant son couteau. Elle ne voulait pas utiliser son Webley de peur d’attirer l’attention du village. Sa lame fend la brise glaciale pour se précipiter dans le cou de sa victime, mais celle-ci réagit étonnamment vite et se décale. L’agent n’a pu entailler qu’une veine. Cela aurait dû être suffisant pour provoquer une hémorragie à un humain, mais les cadavres ambulants n’ont pas ce problème. 

Le serviteur grogne et pointe le canon, mais son adversaire ne se laisse pas faire et fonce au contact, de sorte à ne pouvoir être visé. Elle coupe les tendons de la main directrice, empêchant le coup de feu qui aurait fait office d’alarme. Johnson sourit, fière de son mouvement parfaitement exécuté, mais ce moment d’arrogance se paie bien vite. L’abomination use de la crosse pour asséner de large coup qui percute le flanc de l’investigatrice. « Houf », grogne-t-elle de douleur.

Il en donne un deuxième, puis un troisième, qu’elle tente de parer tant bien que mal… À force de gestes amples et désordonnés, une faille dans la garde de l’assaillant s’ouvre. Sans attendre, elle dévie la lance improvisée avec son bras, encaissant un choc puissant, puis transperce le plexus adverse. Une attaque nette, précise et sans hésitation.

Le fusil tombe dans la neige, souillé de sang coagulé. La détective reprend son souffle en regardant son ennemi vaciller « C’est fini ? » se demande-t-elle ? Non, car il reprend son appui et la plaque au sol en se jetant soudainement sur elle. Il frappe, frappe et frappe encore, sans s’arrêter, sans la moindre pitié. Une vraie machine nécrosée. Lili se protège à l’aide de ses avant-bras qui commencent à flancher, ses os se fragilisent petit à petit, proportionnellement à la douleur intense qui s’en dégage. Néanmoins, elle ne pense pas à ça, sa possible mort n’est pas une option, ni même les séquelles. Seul vaincre compte présentement. Ainsi forme-t-on chez Van Helsing. 

Elle donne un coup de genou sec dans le coccyx de son bourreau, le déstabilisant, puis en profite pour le faire tomber sur elle. L’opportunité ne se représentera pas, les coups de couteaux dans le dos s’enchaînent pendant qu’elle agrippe le casque de la créature pour qu’il ne se relève pas. Le prix de son geste est élevé, car les mâchoires de la bête se referment sur l’épaule gauche de la chasseuse, qui étouffe ses hurlements de souffrance. Elle n’abandonne pas et profite que la créature découvre pleinement la base de sa colonne vertébrale, juste en dessous du crâne, pour y enfoncer son poignard. La pointe traverse complètement le muscle et après quelques secondes, la goule cesse tout mouvement et s’effondre. 

Difficilement, Lili le fait rouler sur le côté et se relève tout en tenant sa blessure à vif. Sa vue se trouble, « pourvu que ce soit superficiel ». Le sang qui coule abondamment laisse penser le contraire, malheureusement. Nicetas s’approche doucement, il semble observer malicieusement la scène depuis une poignée de minutes sans intervenir néanmoins. « Bouge pas » dit-il. 

Il met sa main sur la plaie, elle fusionne avec comme si le vampire venait de plonger son membre dans une eau opaque faite de chair. Il ressort ensuite et, miracle, la blessure n’est plus. Avant toutes questions, il sourit et clame avec satisfaction : « J’tai réparée, oui je peux faire ça en utilisant ma propre chair. Mais, je peux pas te refaire le sang perdu donc force pas trop tant qu’tu l’as pas recréé. ». Lili le regarde avec horreur et stupéfaction et il hausse les yeux au ciel. « T’en fait pas p’tite tête, tu vas pas te transformer ou quoi, on n’a pas partagé de sang ! Profite juste de mes capacités, j’suis là pour ça, non ? ». Son rictus est pareil à un démon fier de sa corruption. Le diablotin aide sa partenaire à se relever avant de lui lancer les accoutrements d’un des défunts.

« Le temps qu’tu finisses de faire mumuse, j’ai planqué les corps et récupéré nos fringues. La grande classe, tu trouves pas ? Lili semble contrariée. 

- T’aurais pu m’aider pendant que je me faisais bouffer, non ? 

- Chacun son taff, ma grande. Deux pour moi, un pour moi, c’était le plan ! Arrête de chouiner un peu, plus vite on aura buté ce vampire, plus vite j’pourrais avoir ma poche de rouge ! 

- T’es vraiment un sale con. Soupire sa supérieure. 

- Une créature détestable à exterminer, un truc comme ça j’crois. Le ton est narquois et autosatisfait. 

- Va planquer ce corps pendant que je me change, ce sera plus productif que tes sarcasmes ! 

- À vos ordres, fait-il nonchalamment tout en s’exécutant. »

«  Les vampires, même mis hors d’état de nuire, restent des vermines égoïstes et dénuées d’humanité ! » Pense la chasseuse, tout en enfilant les vêtements répugnants de la goule.
____

« Quelque chose vous est revenu, mademoiselle Davies ? dit Chow, sortant son interlocutrice de ses songes. 

- Rien qui ne soit utile, malheureusement. Je peux récupérer mes affaires ? 

- Sans l’ombre d’un doute, nous avons pris garde à ce que votre technologie ne finisse pas entre des mains mortelles ou immortelles, ce dernier cas étant une éventualité terrible. La Liche est habile, elle feint de ne pas connaître l’impossibilité d’étudier le matériel d’Helsing pour quiconque d’extérieur. Elle est incompréhensible, même les ingénieurs occultes de la Confrérie y vont à tâtons. Elle cherche certainement à faire de ce geste « désintéressé » un argument en faveur de cette alliance. Lili se surprend à décortiquer ces problématiques politiques, chose qui ne l’intéressait pourtant si peu auparavant. La perle de l’Orient est vaste, d’ailleurs, permettez-moi de vous adjoindre un homme de confiance qui fera office de guide et de renfort ! Il dispose de quelques passe-droits en raison de l’appartenance à notre société. 

- Vous contrôlez la colonie ?

- Loin s’en faut, de nombreuses sociétés existent, plus ou moins légales, plus ou moins occultes, plus ou moins humaines. Hong Kong est un formidable carrefour d’espèces qui fourmillent dans une poudrière. Prenez garde, les locaux ne sont guère plus accueillants que vos proies habituelles. Une jeune Anglaise seule risque fort de se faire détrousser sans l’ombre d’une hésitation. Il a un sourire carnassier. Et, bien sûr, l’Apostyr est en ces lieux ! Je pense que ce sont eux que vous cherchez. 

- Je cherche surtout à comprendre ce qui m’est arrivé dans un premier temps. L’Apostyr ? Ça ne sent pas bon. Lili sait peu de choses sur le monde des vampires, elle ne fait pas partie de la section stratégique, mais le nom de l’Apostyr lui fait froid dans le dos. La Secte, comme les sangsues appellent leurs organisations, est célèbre pour sa violence, sa puissance et son mépris total pour toutes les conventions mêmes de leurs congénères. Les rapports concernant leurs sinistres actes viennent des quatre coins du monde… Mieux vaut ne pas s’y frotter en solitaire, surtout qu’ils agissent en nid. 

- Sage décision. Je suis confus que mes connaissances ne puissent permettre de vous extraire vos souvenirs enfouis, mais je suis persuadé que vous trouverez une solution. Jingwe ? Peux-tu venir, je te prie ? Un homme habillé à l’occidentale sort d’une pièce adjacente, il a les cheveux courts, des traits marqués par un labeur de plusieurs décennies et affiche une mine blasée. 

- Monsieur Chow ? Dit-il d’un ton presque défiant, ce que ne semble pas remarquer la Liche. 

- Accompagne cette demoiselle, Lydia Davies, dans la ville. Répond à ses requêtes et assure sa protection, sa vie est liée à la tienne. Je me suis fait comprendre ? L’invitée frissonne. 

- Très bien, monsieur. Souffle le serviteur. 

- Il est brave et diligent, vous n’aurez pas à vous en plaindre. Vous saurez où me trouver en cas de nécessité. D’un pas exagérément dramatique et théâtrale, la créature se retourne et part. Son homme de main reprend la parole tout en lui donnant un sac de cuir épais. 

- Vos affaires. 

- Euh merci. Elle s’en saisit et vérifie que tout est bien là, c’est le cas ouf. Même ses vêtements qu’elle s’empresse de sortir. Son vieux trench-coat noir lui avait manqué, son chapeau aussi ! Oh et ses vieilles bottes, aussi robustes que fiables. Plus important que tout, son collier est toujours là, étonnant que les Pourvoyeurs ne s’en soient pas emparés en prétextant ne rien savoir, illogique même. 

- Je vous attends dehors, le temps que vous vous changiez. Il franchit le seuil sans attendre de réponse.

« Pauvre gars, je ne connais pas beaucoup de sorts plus terribles que se retrouver asservie par des Liches… » se dit la détective tout en enfilant ses atours. 

« Il me faut un téléphone », à ces mots de la touriste, l’homme de main indique l’Hippodrome. C’est un lieu particulièrement populaire de Hong Kong. Presque tous les soirs s’y déroulent des courses de chevaux particulièrement spectaculaires et rapides. Les réguliers accidents que cela provoque sont même devenus un des arguments de l’attractivité de l’établissement ! Là-bas, il y a de quoi téléphoner, monnayant une poignée de dollars mexicains bien sûr. Ce que le gentilhomme Chow a consenti à fournir directement dans le balluchon de son obligée. Il y tient vraiment à son alliance, juge l’investigatrice.

Lorsque les deux franchissent le seuil de la grille de fer de l’opiumerie, le décorum plonge Lili dans un choc succinct. Si les bas quartiers de la capitale sont terribles, c’est du luxe en comparaison ! La promiscuité de la rue qui lui fait face est étouffante, les hautes bicoques de bois constituant la majorité de l’architecture branlante semblent prêtes à s’effondrer à tout moment ! L’absence de place pour circuler provoque une impression de foule où les gens jouent des coudes afin de circuler, même à cette heure nocturne. Les lumières filtrant des rainures des bâtiments sont les uniques éclairages publics, créant un jeu d’ombre où la masse des habitants en mouvement reflète une sorte de monstre grouillant et terrifiant sur les murs. L’odeur est au diapason de la vue, un mélange de sang, de poisson, de carcasses laissées à même le sol, mais aussi de fleurs et de parfums qui embaume le tout. Un délicieux haut-le-cœur parcourt sa trachée si habituée aux effluves polluées de Londres. 

Son compagnon lui tend un mouchoir imprégné d’essence de rose et lui fait signe d’avancer en lui tenant le bras. Jingwe s’enfonce dans la bête fourmillante et manœuvre à son tour des épaules pour s’y faire un chemin. Ne pas le perdre est délicat et Lili craint d’égarer son revolver ou l’un de ses gadgets dans l’opération, mais par chance cela ne se produit pas. Ils finissent par achever cette longue rue en pente, dont la mer sert d’horizon, puis tourner dans des ruelles si étroites qu’il faut se mettre ses épaules en avant afin de les traverser. Cela paraît tout à fait naturel pour le Virgile de cette Dante perdue. 

Après un long cheminement, non par la distance, mais par la difficulté à progresser avec célérité, ils arrivent à une barrière tenue par deux Occidentaux assis à une table. Ils boivent du saké tout en jouant à un jeu local ressemblant aux dames, à l’exception que le plateau est beaucoup plus grand et la disposition des pièces est complètement différente. Un panneau indique « Happy Valley », le quartier britannique. Les deux gardes se retournent et, voyant le visage de Lili, font un signe de tête respectueux et jovial en sa direction. L’accent londonien de la jeune femme ainsi que sa tenue typique de la métropole ayant immédiatement endormi la méfiance des gardes qui l’ont fait passer ainsi que son « local ». 

Happy Valley est bien différente, les rues y sont entretenues et propres, aménagées et les maisons en pierres. On y trouve moult commerces et commodités ainsi qu’une activité moindre, mais bel et bien présente ! La chasseuse à l’impression d’être entrée dans une autre dimension tant le contraste est important. Elle s’arrête quelques secondes, incapable de bouger. Jingwe se retourne, sans comprendre et la tire avec agacement. Impossible pour elle de se mouvoir, un flash intrusif de l’Hypogée s’impose avec brutalité. 

Ce bouleversement, ce sentiment de perdition, cette terreur refoulée, ce traumatisme de ne pouvoir revenir chez soi, de mourir en enfer dévorée par des démons… Tout cela lui revient. Elle parvient, au prix d’un intense effort mental, à saisir une petite boîte de fer dans sa poche. Une boîte où la croix et le pieu sont gravés.
Elle fait sauter le capuchon et, tout en tremblant, extrait une capsule de verre. De la sueur coule de son front, abondement, ses yeux expulsent des larmes sans que son visage ne porte les signes de la tristesse, juste de la peur. L’homme se fige, ne comprenant rien à ce qu’il est en train de se passer. 

Elle écrase, avale la sphère transparente, emplie d’un liquide inconnu, puis la cale sous la langue. L’objet se dissout rapidement, faisant fuir ces pensées parasites. Lili souffle et essuie ses larmes indésirées. 

« Obusite ? L’interroge son comparse. 

- On peut dire ça. Répond-elle en essayant de sourire.

- Je comprends ça, j’ai connu le front. Pas besoin d’en dire plus, moi aussi j’ai eu besoin de ma flasque pour tenir le coup. Il lui donne une tape amicale sur l’épaule. Vous vous sentez de reprendre la route ? 

- Ouais, vous en faites pas, je vais bien. » Il acquiesce et se remet en chemin.

La course s’arrête peu de temps après, devant un bâtiment en reconstruction. C’est bien un Hippodrome, immense, de près de deux kilomètres, mais partiellement brûlé. L’agent regarde son guide avec circonspection qui hausse les épaules. 

« Il y a eu un grand incendie en 1918, tout rebâtir prend du temps. 

- Mais, pourquoi sommes-nous… 

- Chow et ses potes ont mis leurs sales pattes dans le financement des travaux et en ont profité pour faire creuser un club sous l’endroit. Un club pour faire discuter soi-disant tout ce qu’il y a d’occulte dans cette putain de ville. Une catastrophe si vous voulez mon avis, mais bon vous trouverez ce que vous cherchez et sans risquer de vous faire choper. C’est pas le seul à savoir que vous êtes ici, vous savez. Son ton est agacé, non par Lili, mais par son maître de toute évidence. 

- Comment ça ? Pourquoi sous l’hippodrome si c’est populaire et je… suis traquée ? 

- Suivez-moi. Il l’amène à l’intérieur de la bâtisse par une subtile porte dérobée. C’est un véritable chantier, le feu a tout ravagé. À part les murs neufs formant l’enceinte ovale, rien n’est debout. Seul un gradin de pierre semble neuf. Pour montrer leur énorme substitue de chibre, j’parie « moi j’peux me le permettre » dit il en caricaturant la voix de son maître. Ces gars ont un égo presque plus gros que leurs verrues ! Et sinon, ouais, les suceurs de sang sont sur ta route. Ils apprécient pas qu’une « garce de chasseuse » traîne dans le coin. On a reçu une prime pour ta tête. Il se dirige vers ledit gradin, justement. 

- Il prend le risque de se battre contre l’Apostyr pour Van Helsing ? 

- Nan, croyez pas ça. Ces types sont des fourbes, ils ont un plan en tête. Je ne sais pas quoi exactement, mais ils font jamais rien sans que ça ne leur rapporte in fine. Ce sont pas des humains, juste de foutus monstres cyniques et assoiffés de pouvoir. J’vous remercie pas pour le cadeau, les Occidentaux. Lili détourne le regard, elle sait que les Pourvoyeurs prennent racine en Europe, la France plus particulièrement. Son pays natal. 

- On… a des casseroles, je vais pas le nier. Jingwe s’arrête une seconde et pouffe de rire. 

- Vous avez le sens des euphémismes, bordel ! Il continue de rigoler. 

- Mais, je ne fais pas confiance aux Liches, si ça peut te rassurer. 

- Ouais, plutôt ouais. Il semble vouloir dire quelque chose, mais se ravise immédiatement. 

- Voici le gradin trois, regardez ce glyphe gravé dans la pierre. La détective doit presque coller son visage là où le doigt de l’homme pointe pour apercevoir le minuscule symbole. Il se le pique et fait couler une toute petite goutte de sang, afin d’en recouvrir le tracé. C’est alors qu’un « clic » survient à leurs pieds. Lili sursaute et saisit son arme. Un trou commence à dessiner, il n’est pas large, mais paraît uniquement constitué de ténèbres opaques. Calme ! C’est juste une trappe, elle mène au club. Dépêchons-nous, elle se referme au bout de huit secondes précisément.
La femme grimace, pas le temps de réfléchir, comme d’habitude. Elle choisit néanmoins de faire confiance, momentanément, à son camarade et de lui emboîter le pas dans l’inconnu. 

Les deux humains s’enfoncent dans l’obscurité de ce long couloir souterrain. Progresser n’est guère difficile, car tout est en ligne droite, bien que la structure soit exiguë. Aucun ne pipe mot, la réverbération du son au travers des ténèbres laisse imaginer des oreilles indiscrètes tapies dans l’ombre. Au bout d’une dizaine de minutes, ils arrivent à une porte de bois noble où sont inscrits d’autres signes ésotériques. Une énergie malsaine semble se dégager d’elle, comme s’il s’agissait d’un objet aux allures neutres sculpté dans l’obscénité pure. 

Le guide murmure une incantation, ou une prière, avant de l’ouvrir. Lili inspire profondément, cherchant à refouler sa peur au plus profond de son être. Pourvu que ce soit bien « une zone neutre ». Un paysage mirifique se découvre devant ses yeux, un cabaret aux teintes rouges et vertes. Diverses tables rondes sont disposées partout dans la grande salle, sauf sur les côtés qui accueillent des box isolés faits de canapés confortables. Un kiosque, proche de l’entrée, distribue des boissons dans des verres à pied en cristal. Les murs sont couverts de tapisseries épaisses faites d’une multitude de symboles et de représentations abstraites grotesques. Il est complexe de distinguer les détails décoratifs dans cette demi-pénombre. 

Jingwe lui fait signe d’attendre, le temps d’aller chercher ce dont elle a besoin et l’invite à s’asseoir sur une des tables vides. Ce qu’elle fait, sans protester, bien que son désir aurait été de l’accompagner.

Le cabaret des horreurs est plein, au moins une trentaine de personnes ripaillent bruyamment, mais pas tous ensemble. Les créatures se sont séparées en deux groupes, chacun d’un côté de la pièce, et ne se mélangent pas. Au sein de chaque partie, de plus petits groupes sont également formés. Il arrive parfois que des provocations soient lancées par l’un ou l’autre des côtés, mais sans que cela ne dégénère outre mesure.
Par chance, une partie du côté droit est constituée d’Occidentaux parlant anglais. Cela permet ainsi à Lili de comprendre une part des échanges tendus. Il est question « d’Apostyr » qui reproche aux « indépendants » de se soumettre à la « Sarabande ». Ils sont traités de lâches et de chiens de cette dernière, ce qui ne semble pas plaire aux offensés. Des vampires, tous sont des vampires. Un nid, un véritable nid ! Une grenade bien placée pourrait-elle en venir à bout ? Pas sûr, pas sûr du tout. Déjà qu’une seule de ces abominations est mortellement dangereuse, alors une trentaine ? Impossible, surtout pour une chasseuse aussi inexpérimentée ! Non, non, non, vaut mieux faire profil bas et glaner des informations. 

La dispute continue de plus belle, sans que quiconque ne fasse attention à la petite humaine installée sur une table du fond. Un vampire, de près de deux mètres, se lève. Il est imposant, avec une énorme barbe rousse et des cheveux rasés de près. Il porte l’air de rien un lourd marteau de pierre à sa main droite. Sa voix est rocailleuse et profonde, aussi outrageante que fascinante.

« On est venu pour TOUS vous libérer ! Ses yeux noisette exultent de rage. On verse notre sang et gâche notre immortalité pour des vermines veules et ingrates ! Compagnons, cessons d’être faibles, ils veulent le retour de la tyrannie ? Il sourit de ses dents pointues carnassières. Soyons des hôtes cordiaux et offrons-leur ce qu’ils nous supplient. Un vampire, de l’autre côté, se lève à son tour et s’approche, tout aussi furieux. 

- Nous libérer ? Vous êtes des rats que l’on doit protéger ! Et on ne vous a rien demandé, à ce que je sache ! Aucun ici ne veut d’une foutue guerre avec la Sarabande ! Une guerre que vous êtes infoutus de gagner, en plus. Il grogne. Le premier s’approche, ses frères tentent de le retenir, mais même à cinq, il ne ralentit pas d’un pouce. Faisant face à quelques centimètres de l’impudent, au milieu du camp qui n’est pas le sien, il répond avec un détachement feint. 

- Une guerre se gagne sur le temps long, imbécile. Si l’éternité ne t’a donc pas appris la patience, j’aurais pensé que l’esclavage s’en serait chargé ! Il explose de rire. Tu couines, tu couines et couines encore tel un minuscule humain que l’on savoure, mais oui bientôt tu pourras enfin être libre de faire ce pourquoi nous existons. Il reprend encore plus fort lorsque son interlocuteur tente de riposter. Mais je ne t’en veux pas, tu es castré depuis des années par la Sarabande. Il commence à marcher et faire le tour de la foule. Ne pas tuer, être discret, avoir honte de nous et de ce qui sommeille en notre âme ! Discret, toujours secret, respecter le Pacte, vivre dans la terreur de NOS PROIES. Nous sommes des putains de vampires, pourquoi devrions-nous craindre notre nourriture ? Le loup ne craint pas la biche ! Tout ça, car ce serait la volonté d’une déesse morte ? J’EMMERDE LA SARABANDE, J’EMMERDE LE DOGME ET J’EMMERDE LES COUARDS QUI SE COMPLAISENT DANS L’ESCLAVAGE ! Vous êtes des vampires, soyez fiers de votre puissance, d’être les prédateurs suprêmes de ce monde ! 

C’est alors qu’un poignard tranchant s’enfonce dans le dos de l’immense barbu, le transperçant. La créature ne bronche pas, soupire et se retourne lentement. Le second vampire, enragé, le lacère de coups enflammés, la lame ayant étrangement pris feu. Certainement la capacité unique de celui-ci, pense Lili. Pourtant, le guerrier encaisse sans reculer d’un pas puis, d’un geste, fait virevolter son marteau qui s’écrase sur le flanc gauche de son adversaire. Il s’enfonce partiellement dans la chair de ce dernier. Goliath relève de nouveau son arme, alors que son ennemi est encore exsangue, et assène brutalement un coup horizontal. Les organes de sa victime explosent dans tous les coins, sans qu’aucun de ses amis ne réagisse. 

Lili remarque que la créature bouge toujours, sans gémir, elle voit les trous béants de son corps se régénérer, les organes se reconstituent en lui. Rapidement, si putain de rapidement. Le vainqueur soulève de nouveau son instrument de mort, au-dessus de la tête du vaincu, prêt à recommencer son acte. 

« Je vais te buter jusqu’à que tu reviennes plus, pauvre merde, puis te balancer à l’astre ennemi. Un frisson de terreur parcourt la salle. Certains hésitent à intervenir, veulent empêcher cela, mais ne parviennent pas à trouver le courage de le faire. 

- J… je t’emmerde, clébard du Roi. Il crache une gerbe de sang sur les chaussures du roux. 

- Fier de le servir, mon éternité à Sa cause. Le marteau va s'abattre, mais une voix interrompt la bataille. Une serveuse, visiblement. Toute habillée de brun et d’orange, dans une tenue qui semblerait inconvenante aux Anglais de la métropole. Une brune aux cheveux longs frisés, dans la trentaine, avec des yeux fatigués, marron ainsi qu’une silhouette sportive, probablement due à son métier au diapason. Elle porte un short court, un débardeur de tissu brun décolleté ainsi qu’une succession de bracelets et de bijoux sur les bras, les oreilles et autour du cou. 

- Vaut mieux pas faire ça, Aymeric. Crie-t-elle tout en apportant un plateau de verres contenant un liquide carmin. Aymeric se retourne, surpris. 

- Pourquoi ça, Song ? fulmine-t-il.

- L’Inquisition de Nod est arrivée en ville, d’après ce qu’un colporteur de passage m’a dit. J’ai pas envie qu’un esclandre attire leur attention. Une terreur sourde, implacable, insoutenable, s’abat sur les vampires de la pièce. Aymeric se paralyse, terrifié. Après, vous êtes là pour botter leurs petits culs bénis, mais ailleurs que dans le cabaret ce serait bien, de préférence. 

- Évidemment, bien sûr, on a des accords avec tes maîtres après tout. Il range son marteau et s’en retourne à sa place. 

- En plus, le show va commencer et, pour calmer les esprits, le prochain verre est gratuit, mais juste le prochain ! Les vampires acquiescent sans joie, visiblement très soucieux par la nouvelle. Song souffle et commence à distribuer des boissons, avant de se diriger vers la table de la seule humaine et s’y installer. Lili, ne sachant quoi faire, ouvre la bouche, mais la gérante réplique immédiatement. Chut, chut, chut ma belle. »

Un rideau se lève, dévoilant une scène magnifiquement éclairée de lumières bleues où un vampire se tient debout. Il est habillé de bleu et de jaune, dans une robe tombante sur le sol tout en dévoilant ses épaules. Il est d’une beauté époustouflante. Ses cheveux d’or conjugués à ses yeux ambrés subliment un visage fin et doux, d’une splendeur démoniaque. Il chante d’une voix irréelle qui assaille le public sans ménagement. Elle est envoûtante, captivante, la chasseuse ne pense à rien d’autre. Sa mission, ses inquiétudes, ses peurs, ses espoirs, sa haine… tout cela disparaît dans un tourbillon d’extase auditive sans pareil. Il semble être un cœur à lui tout seul, ses quelques mouvements sont similaires à des ballets impériaux entiers !

Ses émotions, sa passion, l’histoire qu’il narre… tout cela semble se graver au fer rouge dans le palpitant de la femme. Une histoire de rêves, d’ambitions et de chutes. Une épopée faite de héros vampiriques luttant contre un ennemi immense, arrachant moult victoires à des dévots fanatiques, mais finissant submergés par un nombre bien trop grand. « La mort ne signifie pas la fin de notre éternité », conclut-il, car ces pionniers de la liberté ont blessé la Grande Bête, l’ennemi ultime, d’une plaie qui ne peut se régénérer ou guérir.

Alors que des larmes de tristesse coulent sur les joues de la chasseuse, tout en sentant son cœur enhardi par la promesse d’un futur vampirique meilleur, elle est tirée de sa transe par Song.

« Jingwe m’a dit que tu avais besoin de ça. Elle pose une pièce sur la table. Il y a un téléphone dans le box à droite, personne ne pourra capter l’appel ou ne t’écoutera. De plus, ces engins ont la bonté de permettre de contacter ton Sanctuaire sans être traçable par des de petits filous. Et c’est pas ce qui manque dans ce trou ! Lili prend l’objet, toujours dans les vapes. Spontanément, elle glisse sa main dans sa poche pour effleurer le collier de la Pythonisse. Ce dernier chauffe et brûle sans douleur sa propriétaire, ce qui rompt immédiatement son envoûtement. 

- Merci, Song ! Après, qu’est-ce qui me dit que je peux vous faire confiance ? 

- Tu fais ce que tu veux, ma belle, après on ne fait pas d’affaires longtemps dans ce genre de business en baisant ses clients. 

- Si tu le dis. L’investigatrice n’est pas convaincue, les Liches sont des spécialistes des coups tordus et des trahisons. Et où est Jingwe ? 

- En cuisine, il trait les vaches. Elle repousse sa chaise pour se préparer à partir. 

- Les… vaches ? 

- Tu crois qu’on sert quoi, ici ? Lili observe du liquide rouge tombé sur le plateau. 

- Les vampires ne boivent pas du sang de… oh. 

- Jolie et maligne, change pas toi. Ah, et décroche juste le combiné, pas besoin de plus. Song part en riant. Les vaches sont des humains, ils font une ferme d’humains dans ce cabaret, bordel de merde ! Chow devra rendre des comptes à la Confrérie, cette ordure ne va pas s’en tirer comme ça ! 

La jeune femme se dirige vers le box, le téléphone est posé sur une table basse, en face d’un canapé où est disposé un jus de fruits. Malgré son dégoût, elle se précipite sur la boisson tant la soif commence à ronger sa gorge. Ceci fait, elle remarque que le téléphone n’a pas de cadran ni quoique ce soit s’en rapprochant. Plus qu’à décrocher l’écouteur et activer la manivelle. Elle la tourne, cherchant à produire le signal électrique tant attendu. Le bruit mécanique rotatif et régulier lui en rappelle un autre, comme un écho pas si lointain. Mais lequel ? Lili sent qu’il vient de ses souvenirs perdus, elle remonte et remonte à mesure que la manivelle achève ses révolutions, une scène apparaît lentement dans son esprit.
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La grande salle commune du village est lugubre. Le feu dans l’âtre est éteint, mais cela ne gêne aucunement les résidents qui se réunissent autour d’une table de banquet longue de plusieurs mètres. Il y a au moins une trentaine de goules assises, d’anciens humains asservis par le vampire. Elles n’ont rien à voir avec Allen Wilbur, la goule créée par le rituel des Liches. Non, là ce ne sont que des cadavres avec un semblant de conscience, leurs mouvements sont erratiques, leurs voix caverneuses et sinistres, elles empestent la décomposition avancée et la crasse. Il manque à celle-ci des doigts, à celle-là un bras, aucune n’est strictement intacte. 

Au vu de l’état de ces corps, elles doivent trimer avec acharnement pour leur maître. La chasseuse note un élément qui l’intrigue, toutes ces créatures sont recouvertes, de la tête au pied, de vêtements ou de fripes, comme pour cacher leurs chairs putrides. Elle a initialement pensé à de la discrétion, mais Nicetas lui murmure que les goules gardent une… pudeur. Une sorte de honte de la condition de serviteur et le manifestent par ce besoin de se couvrir le plus possible. Il reste un brin d’humanité en ces choses ? Malheureusement, la seule solution est de les renvoyer à Dieu, ce n’est même plus de la chasse à ce stade, mais de la miséricorde. 

La pièce fait une vingtaine de mètres de longueur pour cinq de largeur, donnant une impression de vaste couloir sombre, il n’y a que quelques lampes à huile éclairant les entrées, les sorties ainsi que la place du souverain au centre. Le trône de bois sculpté du vampire. Ce dernier n’est pas encore arrivé, néanmoins. Le cœur de Lili bat à la chamade, ce sera sa seconde confrontation avec un de ces monstres, elle espère qu’elle se soldera mieux que la première. Sa détermination reste aussi intacte que la fois précédente, mais également sa terreur. Elle n’en montre rien, ce qui n’empêche pas son compagnon de sourire au travers de son casque. 

« Ne transpire pas trop, patronne, tu risques de nous faire repérer ». Personne ne les a remarqués pour le moment, les goules ne ressentent pas les leurs, mais se reconnaissent via leurs peaux décharnées et leurs absences de souffle. Ce sont des créatures visuelles. Lili respire donc peu, faiblement et lentement, ce qui trouble parfois sa vision, pourtant il ne faut pas faillir. Deux contre des dizaines, c’est la mort assurée. Cela fait bien dix minutes que la cloche d’appel a retenti sur la place de l’Église, là où réside le maître, cependant il se fait toujours désirer. 

L’air se rafraîchit progressivement, les vitres prennent une teinte nacrée, les lampes vacillent et le bois des murs craquèle. La porte s’ouvre dans un grincement long et désagréable, une silhouette éclairée par les rayons sélènes apparaît. Il est petit, trapu, avec des membres plutôt longs et des cheveux châtains tombant jusqu’aux bas du dos. Le visage du vampire est livide, sans aspérité, des yeux noirs, des lèvres minces, des joues creusées et un nez enfoncé dans le crâne. Lorsqu’il ouvre la bouche, le démon laisse entrevoir sa dentition jaunie et immonde. Mais… comme la dernière fois, Lili ne sent aucune odeur émanant de lui. Rien d’autre que la poussière venant de sa longue tunique bordeaux à capuche. Nicetas non plus n’a pas d’odeur, comme si la vie elle-même voulait signifier que ces choses n’appartiennent pas à notre monde. Que ce sont des erreurs qui n’y ont pas leurs places. Malgré toute la vision mortifère qu’incarne cette figure innommable, c’est l’absence de cette identité olfactive propre à chaque élément terrestre qui l’angoisse profondément. 

Le vampire se déplace remarquablement vite, il paraît même glisser sur le sol jusqu’à son siège ouvragé. Une goule lui tire le fauteuil, à la manière des nobles d’antan, pour qu’il s’y assoie. Il pose sur la table un objet étrange, une sorte de grosse pièce de monnaie, mais dont le cœur peut se tourner sur lui-même dans un sens comme dans un autre. Il s’y amuse nonchalamment pendant que ses serviteurs prennent la parole les uns après les autres pour exposer les fruits de leurs labeurs. 

Lili peine à se concentrer sur ces exposés fondamentaux pour comprendre ses objectifs, son esprit est captivé par le bruit que fait le mouvement circulaire de cette monnaie qui se tourne « Crrrrrick », « Crrrrrrick », encore et encore. Après un effort ultime de volonté, elle parvient à capter quelques bribes d’informations : des armes, beaucoup d’armes, transitent ici. D’autres vampires aussi. Il n’est pas seul ? Du sang également, des humains et des cadavres sont amenés pour y être dévorés et détruire les dépouilles. Mais comment ? Le dossier confirme qu’aucun mouvement venant du village n’a été signalé et fort peu de disparitions, ça ne correspond pas aux rapports de ces esclaves d’outre-tombe ! Du trafic ? Non, s’il y en avait eu depuis Killybegs, cela se serait vu ! 

Suite au dernier rapport, un silence de mort s’abat sur l’assemblée. Le mort-vivant se fait amener une obole profonde ainsi qu’un couteau tranchant qu’il place devant lui. Il se saisit de l’arme puis se déchire les veines sur toute la longueur du bras. Il utilise le récipient comme réceptacle du sang souillé. La détective remarque les blessures graves se refermer très vite, à peine une écorchure pour cet être ignoble. Une fois rempli, il se lève et quitte la salle sans que quiconque ne bouge ou ne prononce un son. Puis, lorsque la porte se referme après le seigneur, les goules se jettent toutes sur le bol dans l’espoir de se délecter du délicieux nectar. La bataille est violente, intense, elles n’hésitent pas à se déchirer le visage, s’arracher des morceaux entiers de chair, voir des membres. C’est une orgie de violence aveugle et inutile. Les deux agents profitent de la cohue pour s’éclipser, de toute façon nul ne s’inquiète d’eux. Seule l’ambroisie infernale compte.

À l’abri des regards vitreux, derrière le bâtiment, le grec paraît songeur. 

« Y’a un truc qui colle pas, ‘tite tête. Murmure-t-il. 

- Des armes ? D’autres vampires ? Comment font-ils pour circuler sans se faire voir ? À cette échelle, surtout avec des victimes. Non, il y a un truc qui ne colle pas ! 

- Ça aussi, ouais, mais pas que. Tu sais comment on fait des goules, nan ? Lili soupire, elle déteste les examens, surtout par des sales types. 

- Des humains entièrement vidés de leur sang à qui le vampire donne un peu du sien. Il doit les nourrir à des bases régulières pour ne pas qu’elles redeviennent des cadavres. Nicetas applaudit discrètement. 

- C’est ça, t’as bien révisé pupuce. Sauf que filer du mesmer, ça en demande de l’énergie. Comment ce trou de balle peut en avoir autant ? C’est pas un Prince, le gars ! 

- Les goules peuvent être nourries par d’autres vampires… Soupire « pupuce ». Son interlocuteur réfléchit et semble percuté. 

- Aaaah ouais, s’il y a du passage vampirique, ils doivent nourrir aussi le cheptel. C’est bien rodé leurs trucs. On a affaire à un gros réseau et probablement pas de la Sara ! 

Il fait référence à la Sarabande. Les manuels expliquent que les vampires ne sont pas si solitaires qu’en disent les légendes. Ils ont une société, des « Sectes », dont la plus grande et la plus ancienne est la Sarabande. Néanmoins, on sait peu de choses sur elle, si ce n’est son goût pour la discrétion absolue et tenir éloigné autant que possible les humains des affaires vampiriques. Prospérer dans l’ombre de l’humanité pourrait être leur devise, elle impose autant qu’elle peut ce cadre. Ce qui implique de se nourrir sans tuer, ne pas faire de vagues… ou nettoyer l’écume des nuits agitées. 

- La Sarabande ne fait pas ça ? S’interroge Lili.

- Les fermes, ça peut s’faire parfois, mais pas trop comme ça. ‘tête chez les Varègues, mais pas chez les Celtes en tout cas ! Nan, c’est pas trop dans les textes de faire des trucs pareils. ‘Puis, jamais autant de goules, elles foutent toujours la merde à un moment. Bref, ça pu l’Apo plutôt. 

L’Apostyr est la grande concurrente de la Sarabande. Relativement récente, elle se démarque par sa violence, sa volonté de dominer les humains et de détruire la Sarabande. On sait encore moins de choses sur elle, les vampires capturés préfèrent se donner à la mort définitive plutôt que de « trahir ». Van Helsing ne connaît l’Apostyr que par les récits de ses ennemis, donc très fragmentaires et partiaux. 

- Tu parles de quels textes au juste ? Il existe une religion vampirique, mais la compromettre est encore plus tabou que de briser le Scepticisme pour les humains. Les infos arrachées aux captifs sont si contradictoires que l’Organisation les considère comme inexploitables. On sait simplement de manière certaine une chose : elle implique de vénérer une déesse… plusieurs dans certains cas, mais qui sont des sortes de copies d’une déesse mère originelle. Bref, ce n’est pas très clair. 

- J’ai pas envie de discutailler religion, surtout pas avec une humaine hein. C’que je veux dire, c’est qu’cest probablement un camp de l’Apo ici. C’est sûr même. Ouais, Apo ou des indé qui bossent pour l’Apo. Les deux sont possibles. Elle réfléchit. 

- Apostyr ou indépendants ? Les indépendants sont les vampires qui se refusent à joindre une Secte majeure. 

- On s’en branle, nan ? On r’tourne voir ta balafrée, on lui explique et elle ramène les gros calibres. 

- On manque de données, encore. On n’a que des spéculations et la disparition des goules de l’entrée sera remarquée entre temps. Le vampire saura qu’on est sur ses traces. On abandonne pas la mission, il nous faut trouver la nature, les objectifs et comment éliminer ce réseau. Le longue-dent est choqué. 

- T’es pas bien ? On est deux contre un p’tain de camp ! On va s’faire fumer ! 

- J’ai donné mes ordres, Nicetas. Je ne reviendrais pas dessus. Lili ne veut pas rater son épreuve. Fuir la queue entre les jambes et se faire repérer à cause de la mort des gardes serait l’excuse parfaite pour lui refuser sa promotion à la Division Nocturne. Et ça, il n’en est pas question.  

- T’as un gros problème, bordel. Sa voix est plaintive… 

- On va s’infiltrer dans l’entrepôt à grains et voir ce qu’il en est. Les goules n’ont pas besoin de manger alors c’est probablement là qu’ils stockent ce dont ils ont besoin. On va essayer de déterminer le nombre d’ennemis sur place et si le vampire est seul, on va essayer de découvrir la nature de son pouvoir. Mais surtout, surtout, trouver la nature de ce réseau, ses relations, ses objectifs et sa manière de procéder. C’est compris ? 

- Si ce sont pas ses goules perso, j’peux les embrouiller en leur f’sant croire que j’suis un des maîtres. C’est con une goule, faut en profiter. 

- Parfait, on pourrait nous emmener aux éventuels prisonniers. Il y en a certainement dans le village. 

- S’tu le dis. J’préfère garder c’te option en dernier recours. J’veux pas me faire trickar comme clebs d’Helsing dans l’milieu si ça tourne mal. Genre, si un connard s’tire après avoir vu ma gueule, tu vois ? L’enquêtrice fait un léger mouvement de recul de la tête, surprise. 

- De quoi parles-tu ? Je ne comprends pas. Tu ne vas jamais plus le fréquenter, ce milieu. Nicetas a un rictus de colère pure, heureusement caché par son atour. 

- Évidemment, mais si j’ai b’soin de m’infiltrer un jour, c’est t’jours pratique. Il pense intérieurement en même temps tout autre chose. 

- Hum, en ultime recours seulement, soit ! Ne perdons pas plus de temps, il nous est compté. Son allié hoche la tête, à contrecœur, et effrayé par l’inconscience qui confine à la pulsion suicidaire de la femme qui tient son éternité entre ses mains psychotiques.
___ 

« Allo, allo ? Quelqu’un à l’appareil ? Je vous entends respirer ! La voix masculine sort Lili de sa torpeur mémorielle, une voix familière. Borrow ! Elle a appelé Jeremiah Borrow, c’est vrai !

- Jéré ? C’est moi, Lili ! 

- Jonhson ! Dieu soit loué ! Tu es où ? On te croyait disparue depuis ta dernière mission. Tu n’as pas donné de nouvelles depuis des jours ! Qu’est-ce qui se passe ? Son ami paraît immensément soulagé. 

- Je ne peux rien dire par téléphone, ce n’est pas sûr. Par contre, je suis à Hong Kong et je n’ai aucune idée de comment j’ai atterri là, il faut une équipe et une bonne. C’est la merde dans la colonie, du genre vraiment la merde. On a un sacré nid. 

- Putain… Je transmets aux boss, on va essayer de se ramener au plus vite. Mais toi… tu vas bien ? Il semble inquiet et tremblotant dans sa voix. 

- Je vais bien… enfin, je crois. Un check-up des docs me fera pas de mal, on va dire. Je ne peux pas rester plus longtemps. Faites juste gaffe, c’est un bourbier ce trou. J’serais chez Chow, le Pourvoyeur. En vous attendant, je vais récolter le plus d’infos possible. 

- Prends garde à toi, surtout. Pas de folies hein ? 

- J’serais prudente, comme d’habitude. Elle sourit. 

- T’as pas perdu ton sens de l’humour, c’est déjà ça. L’homme rigole à son tour. Tiens le coup, la cavalerie arrive. 

- À bientôt, Jéré. Elle raccroche, soulagée de la nouvelle. » 

En sortant du box, Jingwe l’attend et lui fait signe de le suivre discrètement et rasant les murs. Si les vampires ont interdiction de se nourrir dans ce sinistre cabaret, les « accidents » surviennent parfois, il vaut donc mieux minimiser les risques. Les lieux se sont presque entièrement vidés, les clients sont partis profiter de la nuit, intriguer et… chasser. Cette pensée donne la nausée à la chasseuse, bien qu’elle ne puisse rien faire pour les empêcher. Actuellement, du moins. Lili suit ainsi son guide qui le mène vers une porte dérobée donnant sur une toute petite pièce. On ne peut pas y entrer à plus de deux et encore, il faut se serrer ! Elle ne contient qu’une longue échelle qui grimpe jusqu’à une trappe de métal à une dizaine de mètres plus haut. « Une seule entrée et une seule sortie, telle est la loi ici » précise l’employé. 

Il commence l’ascension, suivi de sa compagne. Cela prend bien une dizaine de minutes à atteindre la surface, les deux sont fatigués et leurs bras courbaturés. La trappe donne sur une cave assez large, pleine de poussières et de divers bric-à-brac sans intérêt. La lumière y est minimale. Une fois leur souffle repris, ils montent les escaliers de bois craquelant qui offrent l’accès à une chic maison entretenue. La porte du sous-sol est connectée à un garde-manger bien fourni qui est lui-même adjacent à une vaste cuisine moderne. On dirait presque celle d’un restaurant, mais il n’en est rien. Cette maison est de style colonial et donc faite pour accueillir de grandes réceptions. Les Liches ne se refusent rien, apparemment. Il n’est pas question d’explorer l’endroit davantage, Jingwe la conduit à l’extérieur par la porte de service où sont livrés la nourriture et les déchets évacués. 

Une ruelle, dans Happy Valley, mais proche des quartiers populaires. Par ici, il est aisé de naviguer entre les deux pour des créatures de la nuit. « Vous sentez bon, tous les deux ». Un homme fume une cigarette, dans l’obscurité, comme s’il attendait quelqu’un ou quelque chose. On distingue simplement sa corpulence fine, son costume décharné et troué, ses mains de pianiste… il a dû garder son costume mortuaire, peut-être un jeune vampire ? se questionne Lili qui reste en retrait afin de laisser son camarade désamorcer la situation.

« Nous pouvons vous renseigner, monsieur ? Vous excuserez notre empressement, mais nous faisons une importante course pour monsieur Chow. Il prend un ton sévère, presque menaçant. 

- Deux sacs de sang délicieux comme vous… ce n’est pas très raisonnable de fréquenter des gens comme moi. Qui sait quel drame pourrait survenir ? 

- Nous travaillons sous les ordres de Monsieur Chow afin de vous fournir les services dont vous avez besoin. Jingwe reste statique, malgré la peur qui tord ses entrailles. 

- Justement, tu peux me fournir un service dont j’ai besoin, petit humain. Le vampire sort de l’ombre, un homme aux cheveux longs et noirs, un teint cadavérique, des yeux marron presque noirs, une bouche mince ainsi qu’un visage parfaitement ovale. De son vivant, il dut être un bourreau des cœurs. Aujourd’hui, le sens métaphorique s’est mué en une variante très littérale. 

- Je crains de ne pouvoir vous servir, Song pourra par contre… il se fait couper par la créature qui s’approche à quelques centimètres de lui. 

- Oh que si, je parlais de ton sang, mais tu l’avais déjà compris, non ? Le serviteur de la Liche tient le regard et continue à cacher sa terreur sourde face à cette force abominable. 

- Je crains que Monsieur Chow n’autorise pas à se nourrir de ses… Il se fait prendre à la gorge. Des lianes épineuses émergent du bras de la créature et enserrent peu à peu le visage puis le corps du pauvre homme, le lacérant superficiellement au passage, bien que cela doit être particulièrement douloureux. Par réflexe, l’agent dégaine son Webley afin de mettre en joue son ennemi. 

- C’est inutile, humaine, ce genre de jouets ne nous effleurent qu’à peine. Tu n’auras pas le temps de vider ton barillet que je vous aurais dévoré tous les deux. Il rit, confiant comme un paon. Sa victime prononce quelques mots. 

- Vous…brisez… l’acco… 

- L’accord ? C’est bien ce vicieux cadavre qui l’a brisé ! Oh je n’ai pas encore la preuve, mais tu vas me la fournir. On va faire quelque chose de simple, pathétique esclave : tu vas me dire ce que tu sais et je ne te dévore pas. Le vampire est calme, son ton est presque chantant. Malgré les menaces qu’il profère, il paraît presque sympathique à sa tonalité de voix. 

- Je… je comprends… pa… Le pauvre s’étouffe, Lili hésite à tirer, mais il lui fait signe de rester à l’écart. 

- Nous savons qu’un Sarabandiste est en ville, de source sûre, et que si nous le savons, ton maître également. Le fait est qu’il ne nous a rien dit, je pense même qu’il le couvre étant donné qu’on ne retrouve pas la vermine. Je vais poser ma question qu’une seule fois : où est le sinistre sire qui a débarqué il y a trois jours ? Son calme est devenu glaçant, plus inhumain que jamais. Il regarde sa proie comme on regarderait une plante de salon, une statue quelconque ou un pigeon urbain : sans le moindre intérêt, sans la moindre considération, presque avec ennui. 

- Je.. sais… pas… de… Les plantes se resserrent autour du cou en un éclair. Les épines s’enfoncent profondément dans la chair et l’homme cesse immédiatement de bouger sous le regard choqué de Lili. Le vampire jette nonchalamment le cadavre dans le tas de poubelles et pose son regard sur la chasseuse qui le braque toujours. 

- C’est inutile, te dis-je. Je vais te poser la même question qu’à ton ami, tu n’auras également qu’une seule chance. 

Il a raison, il n’y en aura qu’une. Elle tire rapidement sur la créature confiante et immobile, les balles fusent à la vitesse du son pour percuter le torse du démon. Il tombe en arrière après avoir encaissé trois balles retentissantes. Il se relève une seconde plus tard, souriant, ses blessures se régénérant quasi instantanément. 

- Ton boucan va attirer les regards indiscrets, espèce de sotte. Lili s’apprête à presser la détente de nouveau, mais des lianes l’étreignent à une vitesse impossible ! Elle se retrouve complètement prisonnière. 

- Tu as fait ton choix, maintenant crè… crèv… L’assaillant titube. Je… j’ai… Une lumière devient de plus en plus ardente au travers de son buste. Il regarde cela sans comprendre, totalement perdu. Les lianes tombent et disparaissent, tels de mauvais rêves. Il regarde son assassin avec terreur et incompréhension. T’as… fais… qu… 

La lumière devient ardente, un véritable soleil à l’intérieur de son immonde carcasse. La créature tombe à genoux, il veut crier, mais aucun son ne sort à mesure que la chair s’embrase peu à peu ! Il se consume dans un feu sans chaleur avant de ne laisser place qu’à un tas de cendres. Un silence de plomb retombe sur la ruelle, tandis que des bruits de courses se dirigent vers l’endroit. Lili ne réfléchit pas et s’enfuit dans la nuit, aussi vite que possible. Les vampires sauront, désormais, qu’un chasseur est en ville. Ce n’est pas bon du tout ! La bonne nouvelle est que ce « sarabandiste » est probablement Nicetas ! Elle doit en avoir le cœur net, ce qui implique de confronter le sinistre Chow. 

Une fois plus en sécurité, une douleur l’étreint. Non une douleur physique, mais mentale. Jingwe a été vengé, mais il méritait mieux que ça… Mieux que gésir parmi les détritus. Camarade, ta sœur d’arme d’un seul jour honorera ta tombe, elle en fait le serment le plus solennel. Pas de suite nonobstant, la mission passe avant tout, comme toujours. 

Lili marche rapidement dans les rues bondées de la cité, rasant les murs et se fondant au mieux dans les coins obscurs. Elle fait de son mieux afin de passer inaperçue, bien que des regards interrogateurs se posent parfois sur cette colon seule loin des quartiers fastes. À mesure que la demeure glaçante de la Liche se rapproche, une sorte d’aura malsaine se dégage. L’odeur d'épices, de la mer et de la saleté fait place à celle de la viande putride et décomposée. La femme ne saurait dire s’il s’agit d’une somatisation de la crainte que lui inspire cette créature répugnante ou bien la conséquence d’un sombre pouvoir… Quoiqu’il en soit, la lourde porte de fer forgé est devant elle. 

Infiltrer l’endroit est absurde avec ces sortilèges, ces glyphes et autres nécromancies profanatrices… Non, sans l’équipement adéquat, il faut tenter une manœuvre plus subtile, berner Chow. L’opération sera difficile, les Liches sont d’anciens savants et intellectuels, ils ont l’esprit aiguisé. Tremblotante, elle saisit la poignée et la tourne. La grille crisse un son infâme et dévoile un chemin pavé de façon aléatoire. À son terme, l’entrée vers l’antre de la bête. « Quand faut y aller… » pense la brave tout en reprenant son souffle et son courage. Elle s’engouffre d’un pas mesuré, normal et faussement serein vers son destin. Un bruit rompt celui du tumulte de l’agitation citadine, deux hommes du Cercle des trois îles ont fermé le portail à sa suite à clef. Ils se postent ensuite en gaie, non à l’extérieur, mais à l’intérieur du jardin. Le message est clair « tu es emprisonnée et tu ne sortiras qu’à mon bon vouloir ». Merde, sait-il quelque chose ? Il a dû être mis au courant pour le regretter. Si vite ? Pourtant, elle n’a pas traîné et il n’y a eu aucun témoin ! Peut-être un coup de cette saloperie de sorcellerie ? Du calme, se répète-t-elle comme un mantra. Pas de conclusion hâtive, c’est certainement un pitoyable moyen de la déstabiliser. Pas si pitoyable que ça, la manœuvre fonctionne à merveille, soupire-t-elle mentalement.

N’ayant de toute façon pas la possibilité de reculer, elle franchit ce seuil si peu accueillant. Là, Chow est assis sur un fauteuil de cuir fin près de l’âtre central. Une petite table ronde est disposée à côté de lui où quelques mets sont placés, dont une théière en porcelaine qui semble déjà bien entamée. Un second siège similaire est à un mètre du premier, visiblement il avait prévu cette audience…

« Venez, ne restez pas dans le froid ni dans l’épuisement. Asseyez-vous, je vous en prie, mademoiselle Davies. La chose indique la commodité de ses doigts boursouflés, son interlocutrice accepte l’invitation. Elle remarque des petits reflets métalliques au travers de l’obscurité des portes entrouvertes. Il y a des porte-flingues en embuscade, c’était à parier. 

- Merci, Monsieur Chow pour cette hospi… Elle se fait immédiatement couper par un bruit de déglutition volontairement exagéré. 

- De l’Earl Grey, mon thé préféré. Il valait bien ces deux guerres ! rit-il. La pointe de jasmin compense l’amer résultant de naissance à un breuvage parfait dans son équilibre. 

- Je n’ai pas eu l’occasion d’en dégu… De nouveau coupée. 

- En tant que Française, je m’en doute bien. J’ai reconnu votre accent si caractéristique, bien de mes collègues sont de la nation des lumières et c’est en cette patrie que j’ai poursuivi mon cursus honorum. Les fils de Rousseau et de Descartes ont bien peu le goût en matière de thé, usuellement. Me suivez-vous ? Le Pourvoyeur pose délicatement sa tasse. 

- Je ne vois pas où vous voulez m’emmener. Le malaise s’accentue davantage après la dizaine de secondes de silence qui s’écoulent suite à sa réponse. 

- Au goût du thé, ma chère mademoiselle, au goût du thé et de sa perfection. À saisir l’équilibre qui ravit tant les papilles. Je n’ai guère besoin de me nourrir ou de m’hydrater, mais je n’ai jamais eu le cœur de me défaire de ce péché de gourmandise. Qu’est-ce que l’Earl Grey, une représentation de ce que nous recherchons. Presque une manifestation de la Raison elle-même, si je voulais verser dans le romantisme symbolique fricotant dangereusement avec la superstition obscurantiste. L’hôte découvre ses dents décharnées en souriant lorsqu’il jette un regard mélancolique à son récipient vide. Comprenez-vous mieux ? 

- L’Apostyr est l’amer, la Sarabande le Jasmin et Helsing le liquide ? Lili regarde discrètement toutes les sorties, chacune est gardée par des larbins dissimulés. 

- Pas exactement non. Où est Jingwe ? Il connaît la réponse, c’est un test pour évaluer les réactions de la chasseuse. Que faire ? Suivre le protocole en cas de contact avec les Pourvoyeurs ? Pas de meilleures solutions et la règle numéro 1 est de ne pas entrer dans ces petits jeux psychologiques. 

- Vous le savez, monsieur Chow. Si vous m’attendiez de la sorte, c’est que vous êtes au courant de la situation. Lili reste neutre dans sa voix, ferme, mais toujours polie. 

- Ne vous réfugiez pas dans vos usages, la situation ne s’y prête pas, mademoiselle Lili Johnson. C’est bien cela ? Étrange que vous n’ayez pas envisagé que votre conversation ait été mise sur écoute par mes soins. 

- C’est contraire à nos acc… La Liche se retourne vers elle, l’air furieux. Son ton reste néanmoins cordial. Le contraste terrifie l’infiltrée découverte. 

- Ces accords ont court à Londres et en Europe ! Ici, la situation est bien différente. Croyez-vous que Van Helsing ait quelconques moyens de négocier telles choses en ayant si peu à apporter ? Un prêté pour un rendu, je vous ai accordé la vie sauve, vous m’avez octroyé ce que je désirais. Cet accord est charitable au vu du rapport de force entre vous et moi. Ces protocoles n’ont de sens que dans votre contexte anglais, où vos forces sillonnent les rues et vous octroient une puissance considérable, en ces lieux vous n’êtes qu’un groupuscule parmi tant d’autres. Ce que je cherche à vous expliquer avec pédagogie est que, pour votre bien, adaptez-vous à la situation locale. 

- Je… très bien, mais allons droit au but monsieur Chow. Qu’attendez-vous de moi ? Lili n’est pas habituée aux négociations, elle sent que la suite des événements pourrait très mal tourner. 

- Certainement pas, vous irez au rythme que je dicte. Voici la première leçon, s’adapter au rapport de force en présence. Je disais donc, où est donc passé mon employé ? 

- Il est mort, tué par un vampire de l’Apostyr qui vous soupçonne de faire double-jeu avec la Sarabande. 

- Je vois, qu’est-ce qui lui fait dire ce genre de fadaises ?

- Ce n’est pas le cas ? Chow se racle la gorge de manière réprobatrice. 

- Répondez-moi et je me ferais un plaisir d’honnêteté avec vous. 

- Un vampire de la Sarabande s’est infiltré en ville, selon lui et il pensait que vous ne pouviez pas l’ignorer. L’Apostyr est certain de son information en tout cas. La créature demeure pensive quelques minutes. 

- Si tel était le cas, je devrais le savoir en effet. Je vais répondre à votre question, nous ne sommes pas en affaires avec la Sarabande, non. L’obédience de Chine n’est pas… à notre goût. Il se renfrogne. Xia est une prince fanatique, dangereuse et impitoyable, la pire parmi les hémophages. Son inquisition terrifie ses pairs, elle ne négocie pas, elle ne cherche pas la justice, seulement une application stricte de lois inspirées de fables d’un autre âge. Nous préférons encore chercher affaire avec ces turbulents chahuteurs de l’Apostyr plutôt qu’avec une telle engeance. C’est aussi une question de sécurité commune. 

- Je… ne comprends pas, cette prince… Xia pourrait vous détruire ? L’agent est interloquée. 

- Nous détruire tous, vous, l’Apostyr, Hong Kong… Nonobstant, cette épée de Damoclès a pour vertu de tenir tranquilles nos partenaires. Ils se préparent à la guerre contre elle, la peur au ventre du sentencieux ordre les forçant à marcher sur son territoire. Une mise à mort définitive. Ils gardent tout de même espoir que ce jour n’arrive jamais et font en sorte de ne pas attirer l’attention de cette impératrice d’acier. Cet espoir nourri par la terreur est le ciment de l’équilibre dont je vous parlais tout à l’heure. Comprenez-vous désormais mieux ? Van Helsing n’a jamais fait mention d’une Xia ou de quoique ce soit de ce genre ! L’Agence est si aveugle que ça ? 

- Eh bien, Le liquide est Xia, l’Apostyr est l’amer et… De nouveau coupé. 

- Qu’est-il arrivé à cet hémophage, comment êtes-vous arrivé à moi ? 

- Je l’ai abattu.

- Avec votre équipement ? 

- Je n’ai pas eu le choix.

- Je n’en doute pas. Cela implique des choses dont vous devez mesurer la gravité, mademoiselle. Et je suis indécrottablement lié à cela à cause de nos liens évidents. Chow se ressert un thé chaud sans toucher à sa tasse. 

- Personne ne nous a vus, nous étions seuls, je vous rassure. Merde, merde, merde. La détective a beau réfléchir à toute vitesse, elle ne voit aucune échappatoire. Abattre la Liche ? Ça ne résoudra pas les gardes. S’enfuir ? Aucune chance. C’était vraiment une idée à la con de revenir. 

- Ne soyez pas désobligeante avec mon intelligence, je vous prie. Avez-vous pu contacter Helsing ? 

- Oui, ils arrivent dans quelques jours et je vous ai désigné comme mon contact Pourvoyeur sur place. L’aura de l’agence et le souhait d’alliance pourrait être un bouclier solide, du moins l’espère-t-elle. 

- C’est parfait, je n’en attendais pas moins. Et cet hémophage clandestin, avez-vous des informations sur lui ? Il ne doit rien savoir de plus, certainement pas. 

- Non, un vampire est vampire, Apostyr ou Sarabandiste. Van Helsing ne fait pas de différence ! 

- Croyez-vous ? Répond avec amusement le maître de maison. Revenons à notre sujet premier, l’Earl Grey. En notre contexte actuel, voici comment je conçois les choses : nous, Pourvoyeur, sommes le liquide qui fait lien entre l’humanité et le monde de la nuit, l’amer est l’Apostyr et sa violence prévisible et vous, chasseurs et humains, êtes le jasmin d’une société stable tournée vers le progrès et le développement. Cet équilibre fonctionne admirablement bien, du moins fonctionnait, jusqu'à ce que les chasseurs disparaissent petit à petit de Hong Kong. Ainsi, sans nécessité d’intermédiaire, nous avons perdu du poids face à l’Apostyr pour nous muter en vulgaires prestataires de services. Il viendra un jour où ils estimeront notre présence superflue et n’auront aucune hésitation à faire ce que la Secte fait toujours en ces cas. Il est ainsi parfaitement indispensable de rétablir l’équilibre et esquiver un conflit potentiellement meurtrier pour tous, innocents compris. Van Helsing est le candidat idéal pour cela, du fait de l’appartenance de Hong Kong ainsi que de nos accords en Europe. Est-ce plus clair ? Il prend sa tasse et la porte à sa bouche décharnée. 

- Et Xia dans tout cela ? Il baisse son réceptacle puis le jette au sol, explosant en mille morceaux. 

- Voici ce qu’elle est dans notre parabole. Il n’y aura pas de pitié, humains ou hémophages, si l’Obédience porte son jugement sur nous. La fin de Hong Kong, pour vous, pour l’Apostyr, pour nous. La catastrophe concerne toute la population, l’ignorance n’est pas gage de protection, bien au contraire. Lui aussi semble terrifié, sous le masque de cette plénitude apparente. 

- Et moi, dans tout cela, pourquoi cette mise en scène et ces hommes armés en guet-apens ? Il est temps de mettre cartes sur table, de cesser ce petit jeu. 

- Vous les avez détectés ? Vous montez dans mon estime. Nous pouvons en venir aux faits, oui. Votre deuxième leçon. Nous sommes disposés à négocier, mais manœuvrons pour en tirer le meilleur bénéfice. Cela est plein de sens, n’est-il pas ? Et, par-dessus tout, nous cherchons à avoir des as dans notre manche, en guise de garantie. Chow fait un signe de main et fait apporter un nouveau service à thé, mais avec deux tasses cette fois. Une servante voilée sert les deux contenants délicatement. Merci Gigi. Et vous, mademoiselle Johnson, serez cet atout. 

- C’est… à dire ? Je ne suis pas sûre de saisir où vous voulez en venir. Lili se relève par réflexe, puis se rassoit face au geste menaçant du monstre. 

- Le rapport bénéfice-risque, tout bêtement. L’Apostyr vous associe à nous et sait que vous êtes une chasseuse dotée d’armes capables de morts définitives rapides et violentes, en bref : une menace mortelle. Vous protéger représente un risque, ne pas vous livrer mettra à mal nos relations avec lui, ce faisant il me faut une compensation à la hauteur de ce que vous nous ferez perdre. Vous travaillerez dans l’ombre pour les Pourvoyeurs, influencerez les décisions du mieux que vous pouvez en notre faveur et nous informerez de certaines choses que nous vous demanderons ponctuellement sur Van Helsing. N’ayez crainte, nous cherchons l’équilibre et non à nuire à votre Agence. Lili réfléchit, accepter n’engage à rien. Il suffit de lui faire croire qu’elle collabore et tout balancer une fois de retour à Londres. Le plan d’action le plus raisonnable. Elle fait alors mine de réfléchir avec difficultés et doutes. 

- J’accepte, tant que je peux rentrer en vie. C’est dur à dire, mais qu’importe, la survie compte plus que l’honnêteté. 

- À la bonne heure ! Il est d’ailleurs tout à fait probable que nous ne vous demandions rien tout au long de votre existence, vous serez simplement un « au cas où ».

- Tant mieux, je préférerais. 

- Mais je n’en ai pas terminé avec les garanties, vous vous souvenez de notre appréciation pour elles ? Ma condition est que vous nous confiez votre cœur. Nous en prendrons soin, tant que vous respectez vos engagements. Rassurez-vous, nous avons appris à produire des substituts qui seront parfaitement indétectables à votre organisation. Ainsi, si vous manquez à notre accord, nous pourrons le détruire et vous avec. Lili se lève, choquée par sa proposition. Cette pourriture veut l’asservir comme elle a asservi Jingwe et bien d’autres ! Et l’obliger à trahir Van Helsing ! Nous pourrions extirper votre organe sans vous le demander, mais d’expérience, cela ne crée pas de loyauté sur le long terme. Oh et bien sûr, le rituel est irrémédiable. Rasseyez-vous, s’il vous plaît. Il prend les deux tasses et en tend une à l’obligée. Je vous en prie, savourez cet équilibre bénéfique à tous. Lili Johnson contemple sa tasse, cet Earl Grey qui lui inspire un dégoût profond et viscéral. 

- Allez vous faire mettre, putain d’abomination ! Dit-elle en jetant sa tasse par terre, qui se brise. 

- Dommage, je vais devoir livrer votre carcasse à l’Apostyr. Je trouverais un autre moyen de négocier avec Van Helsing. Ce sont des gens ouverts au dialogue… d’ordinaire. 

Pendant que Lili sort son arme, une dizaine d’hommes armés de revolvers sortent de tout côté et s’apprêtent à tirer. Chow boit tranquillement. Il sait que son corps est réparable, ses parties remplaçables, ce n’est que de peu d’importance. Il est tout de même surpris lorsque quatre balles solaires déchiquettent de part en part sa tête. Les impacts détruisant ce véhicule de chair. Il ne pousse pas un cri, pas un son, son esprit s’interroge juste sincèrement sur l’objectif d’un tel geste inutile.
Lili sait qu’elle vit ses dernières secondes, elle sent le fer déchirer ses entrailles, son sang être expulsé de ses veines broyées. Elle ressent toute la douleur de la mort et les regrets qui l’accompagnent. Durant ces dixièmes de secondes, elle pense à Alice qu’elle ne reverra plus, à Borrow, à Isidore qui l’a tant soutenu, au vieux Dwayne qui avait encore une fois eu raison, Heather aussi… Sa vengeance qu’elle ne pourra jamais assouvir, mais peut-être que la mort apaisera sa haine et son infinie tristesse l’accompagnant depuis toutes ces années… Tant de mauvaises décisions, mais elle décide de partir sans un ultime regret. Cela ne servira à rien, mais bordel mettre sur la gueule de ce salopard est la dernière meilleure satisfaction dont elle aurait pu rêver.

Le cadavre au sol, un des hommes de main donne un coup de pied sur la macchabée. Elle est bien morte. Le boss n'est pas en bon état non plus d’ailleurs, cette garce l’a pas loupé ! Il va falloir envoyer les restes au labo pour le remettre d’aplomb. En attendant, il vaut mieux mettre l’Anglaise au frais, Chow avait l’air d’en avoir besoin. La baraque va encore plus puer que d’habitude, soupire-t-il intérieurement.

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