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Une bonne partie du pays de Caux longe la Manche. Ayant grandi dans une famille de pêcheurs, je l’ai parcouru de long en large. Les plages qu’on y trouve sont principalement des plages de galets surplombées de falaises, il n’est donc pas rare d’y trouver de gros blocs de craie, tombés au sol. D’autant que le climat n’est pas clément : le ciel est toujours nuageux et les rafales de vent manquent quelquefois de faire s’envoler les enfants. Ce n’est pas un lieu idéal pour bouquiner.
Cependant, ma tante Suzanne m’y accompagnait souvent pour mes séances de natation avec un livre qu’elle feuilletait assise sur les galets, son éternelle paire de lunettes de soleil relevée sur les cheveux, malgré le temps maussade. Ma tante était une digne Cauchoise, forte et tenace, qui ne craignait pas de devoir tenir fermement les pages entre ses doigts. C’était la plage de Belleville-sur-Mer, que les gens du coin appellent "le Fond de Belleville" que nous préférions : elle n’était pas très éloignée de Dieppe mais bien plus jolie. Pour y accéder, il fallait passer entre des champs de lin et de colza, et descendre dans un petit sentier entre les arbres où des fleurs et des fruits sauvages poussaient tout au long de l’année sans être dérangés. L’eau y était très froide, mais plus chaude que n’importe où ailleurs dans la région, avec la proximité de la centrale de Penly,et c’était pourquoi les crabes y étaient très présents. De même que les bouquets quand la saison arrivait, ainsi que toutes sortes de crustacés plus ou moins répandus.
Un jour d’été d’il y a quelques années, nous nous sommes rendues à la plage comme à notre habitude. La marée était descendante et les rochers couverts d’algues sur lesquels j’aimais grimper petite étaient déjà partiellement émergés. De même que les cadavres de petits crabes déchiquetés après avoir été projetés par la houle sur les galets. Ma tante s’était assise comme toujours à deux mètres de la falaise, ses lunettes baissées – car, pour une fois, le soleil était présent – tandis que je m’étais mise en tenue de plage et me dirigeais déjà d’un pas résolu vers la mer, en évitant soigneusement les pâtés des vers de sable. J’ai pénétré lentement dans l’eau pour m’habituer doucement à sa fraîcheur. À mon grand étonnement, elle était chaude. C’était inhabituel, mais plaisant. J’ai effectué mes exercices pendant une bonne demi-heure, jusqu’à ce que des enfants du voisinage me proposent de jouer au frisbee, ce que j’ai accepté avec une joie non dissimulée. À la suite de leur départ dû à l’heure qui tournait, ma tante m’a fait signe qu’elle allait rentrer elle aussi préparer le repas. Je me retrouvais donc seule pour terminer mon entraînement. Le ciel s’était couvert de nuages gris, mais l’eau restait chaude. Après avoir traîné jusqu’aux alentours de 20 h, je suis sortie et ai longé la mer jusqu’aux rochers où j’avais déposé ma serviette et mes vêtements. La mer qui était désormais au plus bas avait découvert un grand nombre de morceaux de crustacés, bien plus qu’habituellement. A tel point que j’ai dû sautiller entre les débris pour atteindre mon but.
Arrivée à proximité de mes affaires, mon attention a été attirée par les causeries d’une colonie de goélands qui volaient en cercle à une trentaine de mètres devant moi, et piquaient à répétition vers une énorme masse informe. Intriguée, je me suis approchée doucement. Au milieu des plumes argentées laissées par les oiseaux se trouvait, impuissant mais imposant, échoué sur le flanc, un énorme requin pèlerin. Bien que j’étais extrêmement impressionnée par sa taille, je le savais inoffensif : j’en avais croisés quelquefois au cours de virées en bateau avec mon père. Il se débattait doucement, visiblement à bout de forces, sa gueule à moitié ouverte orientée vers moi, le cuir de son bec parsemé des centaines de plaies causées par les attaques des goélands. En me rapprochant, je les avais fait s’éloigner. Ils s’étaient posés un peu plus loin sur les rochers et guettaient mon départ dans l'espoir de continuer leur festin. En m’approchant, j’ai réalisé que les oiseaux m’avaient caché un spectacle des plus macabre : ce pauvre poisson qui étouffait là, sur les galets, à tout juste trois mètres de la mer, avait été coupé en deux au niveau de l’aileron par ce qui semblait être la morsure d’une énorme créature. Moi qui avais espéré naïvement qu’il aurait une chance de retrouver la mer avec la marée montante, j’avais soudainement conscience que sa mort était inévitable. J’ai décidé de l’accompagner dans son agonie pour lui éviter la torture d’être picoré vivant par les charognards. Ainsi ce géant des mers s’est-il éteint une vingtaine de minutes plus tard, après un dernier soubresaut, minutes qui m’ont semblé une éternité
Dans les jours qui ont suivi, des études ont été menées sur ses restes. Personne n’a pu établir les causes de son état. Les énormes traces laissées par ce qui l’avait sectionné avaient été altérées par les becquées des goélands. Les océanographes ont tout de même émis l’hypothèse que le requin s’était lui-même dirigé vers la plage, les vagues n’ayant pas été assez fortes ce jour-là pour l’y avoir propulsé.
J’ai rencontré quelques difficultés à retourner à Belleville après cet évènement. Qu’un être si majestueux ait pu être rendu à l’impuissance m’a particulièrement émue. Ça remet les choses à leur place : nous sommes bien petits face à la mer ! Et pendant longtemps, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander si ce requin ne fuyait pas quelque chose.
Aujourd’hui, alors que les océanographes du monde entier s’arrachent les cheveux sur une série de photos prises au large des côtes normandes, je pense avoir trouvé ma réponse. Les clichés aériens, pris à l’occasion d’un reportage sur la reproduction des dauphins dans la Manche, montrent un véritable charnier à ciel ouvert. Des centaines de morceaux de cétacés visiblement arrachés par quelque chose d’immense flottent mollement à la surface de l’eau, au-dessus de la supposée zone de reproduction des dauphins. Néanmoins, ce n’est pas le plus effrayant : sous cette vision d’horreur, on distingue clairement une ombre longiligne d’une taille au moins égale à celle d’un cachalot adulte, mais dont la forme aux contours flous évoque, selon la communauté scientifique, celle d’un crocodile marin. Devant cette énigme du monde vivant, et après avoir obtenu la preuve qu’il ne s’agissait pas de montages, les ichtyologistes ont décidé de baptiser provisoirement cette créature “le Léviathan”.
Quand je repense au requin pèlerin échoué sur la plage, je ne peux pas m’empêcher d’avoir un frisson. Les médias spécialisés l’ont confirmé : les deux événements sont liés. Ironiquement, à la manière des véritables pèlerins qui se rendent aux lieux saints pour se purifier du mal et s’y soustraire, le squale se serait rendu jusqu’à nos côtes pour échapper à un démon bien réel engendré par l’océan, un démon qui aurait fini par avoir eu raison de lui.
Ma tante est morte le mois dernier, peu avant la parution du premier article évoquant ces terrifiants clichés. Je ne suis pas retournée sur la côte depuis, et n’en éprouve pas l’envie. Qui sait ce que la mer serait capable de recracher sur le sable humide, la prochaine fois.
J’adore tout ce qui est en rapport avec le monde marin, et cette histoire ne me donne pas envie de retourner à la plage !
RépondreSupprimerEn tout cas bonne histoire !