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Cette soirée a eu lieu en 2014. L'histoire que Srdjan m'a racontée à ce moment-là s'était peu à peu effacée de ma mémoire, jusqu'à ce qu'un article, trouvé au hasard de mes recherches sur internet, me ramène à sa triste réalité. En juillet de cette année-là, une amie de ma copine, Tiffaine, nous avait tous les deux invités afin de nous présenter son nouveau copain. Pour des raisons que je vous passe, les filles nous ont quittés vers 23h, nous laissant, Srdjan et moi, seuls dans l'appartement. Il était serbe, ne parlait pas très bien français, et passait son temps à rouler des mécaniques. Il avait un ton constamment prétentieux, style garçon des rues qui a tout vu dans sa vie, avec des propos souvent à la limite du misogyne. Autant dire que ça n'a pas tout de suite matché entre nous. Mais bon, il a bien fallu qu'on s’accommode l'un de de l'autre.
Nous avons commencé par parler de voyages. Je lui ai raconté que je projetais de faire le tour de la Méditerranée l'année suivante (voyage qui n'a finalement pas eu lieu). Lui m'a assuré, toujours avec un fond de pédanterie, qu'il avait beaucoup voyagé, qu'il avait fait tout le tour de l'Europe, qu'il était allé à Amsterdam, à Berlin, à Prague, et le tout sans dépenser un dinar. Il m'a parlé de sa première femme, rencontrée en France quatre ans auparavant, et qui l'avait quitté avant qu'il puisse récupérer la nationalité. Il m'a avoué qu'il était encore sans papiers aujourd'hui, et que ça faisait quatre ans qu'il vivait ici de manière complètement illégale. Je ne sais pas s'il m'a dit ça par défi, ou s'il commençait à me faire confiance.
L'alcool aidant, nous avons parlé de femmes, des soirées françaises et russes, des meilleurs bars d'Amsterdam, puis des différentes drogues qui circulaient en Europe, et de nos catégories porno préférées. Il m'a proposé de faire une partie de cartes. Il m'apprenait les règles d'un jeu de chez lui pendant que je roulais un joint.
Pendant la partie, nous avons abordé des sujets plus sombres. Je crois que c'est moi qui ai commencé, en évoquant une histoire de tueur russe dont ils venaient de parler au JT. Quand j'ai terminé mon récit à base de cannibalisme et autres joyeusetés, il s'est contenté de marmonner :
« La Russie, c'est vraiment un pays de merde... »
J'ai été un peu choqué sur le coup. Je ne m'attendais pas à ce genre de réponse. Je me suis juste dit qu'il avait un problème avec les Russes, tout comme il avait sans doute un problème avec les Slovènes ou les Bosniaques (à l'époque, j'avais bien plus d'a priori sur les Serbes que lui pouvait en avoir sur les Russes). Il est resté le regard braqué sur ses cartes, et a continué à jouer, silencieusement. Puis il a dit :
« J'ai passé pas mal de temps en Russie, quand j'avais 11-12 ans. À Moscou, surtout. »
Sur le coup je n'ai pas relevé. Je me suis dit qu'il devait avoir de la famille ou qu'il y était aller en vacances. Mais il a continué :
« Mes parents étaient déjà crevés à l'époque... On habitait près de Sarajevo. »
J'étais pas sûr d'avoir bien entendu. Il avait un très gros accent, et je commençais à être un peu éméché. Je ne sais pas si c'est à cause de l'alcool, mais j'ai éclaté de rire, et je lui ai demandé de me conter son aventure. Il a souri aussi. Et il m'a raconté.
« Je me suis barré en train pour pas finir à l'orphelinat. D'ailleurs, je sais même pas si j'aurais fini dans un orphelinat... C'était plus possible, à l'époque, de prendre un train depuis la capitale, alors je me suis tapé la moitié du pays pour trouver une gare en état de marche. En y repensant, je crois même que j'ai passé la frontière sans m'en rendre compte. Je passais par la campagne en général, pour pas croiser les chars ou les Bosniaques. Bref, j'ai fini par trouver un train, au milieu de nulle part, et je suis monté dedans. J'ai dû faire pas mal de pays. En tous cas, je me souviens bien des langues différentes dans chaque gare. En général, c'était du cyrillique. Souvent, quand je voyais le contrôleur qui arrivait dans mon wagon, je me réfugiais aux toilettes, et j'attendais dix minutes. Si je me faisais choper quand même, je me barrais en courant dès l'arrivée en gare. Quand je descendais du train, c'était pour trouver à bouffer. Parfois je faisais les poubelles, et parfois je rackettais les gens dans les quartiers autour. J'étais tout petit, même pour un gamin de mon âge, mais j'avais un opinel. »
Il disait ça toujours avec un air de défi. Le côté prétentieux qui revenait. Je me disais que ça devait un peu compenser le reste de son existence. Avec une vie pareille, il ne pouvait que s'en lamenter ou s'en faire une fierté. Il avait choisi la meilleure option. Bon, je l'avoue, ça, c'est que je me suis dit après. Sur le coup, je pensais surtout qu'il me racontait des cracks.
« J'ai fini par arriver à Moscou. Je ne sais plus dans quelle gare. Je me souviens que ça faisait très russe. Et c'était tout blanc. Je suis resté un moment dans le coin. Je commençais à bien aimer les gares. Elles sont toutes un peu pareille. Même dans les pays que je ne connaissais pas, j'avais mes repères. Du coup, je me suis tapé toutes celles de la ville. Il y en a un paquet. Je traînais dans le centre pendant la journée, puis je me trouvais une gare la nuit pour dormir et trouver à manger. Je me suis fait des connaissances parmi les clodos du coin. Surtout des jeunes. Des gosses comme moi. Il y en a un qui parlait un peu anglais, et moi je commençais à connaître deux-trois mots de russe. Il s'appelait Arseni. Il connaissait un homme. Un homme qui pouvait me payer et me donner à manger. Un homme qui recherchait des garçons comme moi. Je lui ai demandé pourquoi. Il m'a juste répondu qu'il faudrait bosser. Il m'a dit que cet homme arpentait lui aussi les gares de Moscou, et qu'il serait peut-être difficile à trouver, mais que si je tombais sur lui, il fallait le suivre. »
J'étais épaté. Srdjan avait l'air plongé dans son histoire. Il regardait dans le vide. Il bafouillait, cherchait ses mots, continuait à s'enfiler des verres, et malgré tout ça, il continuait à m'éclater à chaque partie. J'étais épaté.
« En fait, j'ai souvent entendu parler de cet homme. Pas juste de la bouche d'Arseni. Tout le monde le connaissait plus ou moins. En tout cas parmi les enfants. Les vieux par contre, enfin les plus de 16 ans, n'en avaient jamais entendu parler. Ou alors ils faisaient mine de... ils ne voulaient rien savoir. On parlait d'un petit homme chauve, aux oreilles décollées, toujours souriant. Il avait toujours quelques roubles dans la poche qu'il distribuait aux gosses. Parfois il en emmenait un. Parfois celui qu'il avait emmené ne revenait pas. Mais ceux qu'on revoyait mangeaient à leur faim, et nous parlaient de l'homme. Ils nous disaient de le suivre.
« Alors je l'ai suivi. Enfin... quelques mois plus tard. J'avais quitté Moscou, et là, j'étais de retour. On était en 1999. Dès la descente du train, je l'ai vu. Il était assis sur un banc, et buvait du Baïkal. C'est moi qui l'ai approché. Je me suis contenté de m'asseoir à côté de lui sur le banc. Il s'est levé lentement, et a jeté sa bouteille à la poubelle. J'ai pensé que j’avais fait erreur. Il s'est tourné vers moi et m'a demandé si j'avais faim. Il m'a dit de le suivre, qu'il m'emmenait au Mcdo. Je l'ai suivi.
« Il m'a payé deux menus. Lui ne mangeait pas. Il me regardait silencieusement. J'avais jamais mangé de burger de ma vie. Quand je suis arrivé en France il y a quatre ans, et que j'ai commencé à me faire des thunes, je bouffais plus que ça. Bref. Il savait très bien pourquoi j'étais venu. Et moi je commençais à comprendre ce qu'il voulait. »
On a arrêté notre partie. Il commençait à être tard. Environ une heure du matin. Il s'est écrié, comme pour nous réveiller tous les deux :
« Bon ! La soirée commence ! On sort la vodka ! »
Il a cherché dans le frigo, et est revenu avec une bouteille.
« Ici pas de vodka. Ce sera de la tequila. »
Je lui ai montré comment on faisait un tequila paf, avec du sel et un peu de citron. « Souvenir de mon adolescence », je lui ai dit. On s'en est envoyé deux, et, alors qu'il partait sur un autre sujet, je lui ai demandé de continuer son histoire.
« Tu sais, je suis pas un pédé. »
Ça commençait bien, comme préambule.
« Mais à un moment, faut bien survivre. L'homme m'a dit qu'il s'appelait Alexander. Il m'a proposé 100 roubles pour l'accompagner derrière le fast food. Il a juste sorti un appareil et m'a demandé de sourire. J'ai pris plusieurs positions. Je me rendait bien compte de ce qu'il faisait, mais bon... je restais habillé, je montrais mes dents et je cambrais un peu mon cul. C'est tout. 100 roubles.
« Je l'ai suivi jusque chez lui. On est montés dans une grande barre d'immeuble. Il m'a promis 300 roubles et un lit bien chaud pour la nuit. Un lit à moi, dans une chambre à part. Un accès complet à son frigo. Et une douche. Il y avait des caméras et des projecteurs partout. Je ne me souviens pas de grand-chose. Le silence de l'appartement. Le bruit des magnétos. La lumière des projecteurs. Et lui qui m'encourageait, derrière sa caméra. »
J'étais refroidi. L'alcool était redescendu d'un coup. Ça peut sembler très étrange, mais je n'étais pas vraiment sûr d'avoir parfaitement compris. Je pensais avoir mal interprété malgré la limpidité de son récit. Je n'osais pas lui demander de clarifier. Encore une fois, j'ai commencé à rire. Nerveusement.
« Je suis revenu plusieurs fois chez lui. Il me donnait plus de roubles à chaque fois. Il ne me touchait jamais. Je faisais juste mon show, et je pouvais bouffer. Une fois, il m'a emmené au cinéma. Je lui ai demandé si ce qu'il filmait finissait sur grand écran. Je ne connaissais pas internet à l'époque. Je lui ai dit que j'étais d'accord. Que je voulais bien être une star de cinéma. »
Il a souri. Un sourire un peu triste, et m'a dit :
« Ne te moque pas de moi. »
Moi je ne souriais plus du tout. Et me moquer de lui était bien la dernière chose qui pouvait me venir à l'esprit.
« J'ai quitté à nouveau Moscou pendant un moment. Quand je suis revenu, j'ai recroisé Arseni. Je lui ai dit que j'avais rencontré son fameux Alexander. Il paraissait surpris. Il m'a dit que son homme ne s'appelait pas Alexander. Son homme n'avait pas de nom. Il a commencé à me demander si le fameux Alexander m'avait montré les têtards. Les têtards... Il n'a pas voulu m'en dire plus.
« J'ai sonné chez Alex. Il avait l'air un peu paniqué en me trouvant devant son immeuble. Il m'a dit de l'attendre plus tard au Mcdo de notre première rencontre. Quand il est arrivé, dans la soirée, il m'a payé le repas. Il m'a demandé comment s'était passé le voyage. Puis il a enchaîné sur des affaires plus sérieuses. Il m'a annoncé qu'il avait un nouveau boulot pour moi, qui paierait mieux. Que je pourrais toujours loger chez lui si j'en avais envie. Je lui ai demandé si son nouveau boulot avait un rapport avec les têtards. Il a eu l'air surpris. C'était bien ça. Les têtards. Si je voulais voir les têtards, il faudrait donner un peu de ma personne. Il m'a caressé les cheveux en me demandant si j'étais bien sûr de vouloir le faire.
« Si j'étais toujours intéressée le lendemain, il fallait que je me rende à une certaine adresse. J'y suis allé. J'ai vu les têtards. Alexander n'était pas là. C'était un autre type, plus âgé. Il se faisait appeler Tsar. Je sais, c'est un peu mégalo. Nous sommes entrés dans une usine en friche. Le plafond était à moitié démantelé. Nous sommes descendus le long d'un escalier en béton sous l'entrepôt. Ça ressemblait à une crypte. On est passés par un autre escalier. À mesure qu'on s'enfonçait, le décor semblait de plus en plus humide et décrépi. Les marches étaient mouillées. Des champignons couvraient les murs. On a fini par arriver dans une petite salle. Alex nous attendait. Les caméras étaient là. Les micros. Les projecteurs. Tout était installé. Je ne voyais pas le visage d'Alex dans la pénombre, derrière les projos. Tsar me faisait peur. Il était beaucoup plus grand, et ne parlait pas beaucoup. Alex a ouvert une porte dans le fond. Une vieille porte rouillée. Le grincement était horrible. Au moment où la porte s'ouvrait, j'ai entendu plusieurs respirations nous parvenir de l'autre côté. Des souffles rauques, étouffés. Des formes noires s'agitaient dans l'obscurité. Alex est resté sans bouger à côté de l'ouverture. J'ai entendu un autre grincement derrière moi. Tsar avait fermé la porte de l'escalier. J'étais un petit garçon de 11 ans, tout au fond d'une cave, au fond d'une usine abandonnée depuis des lustres, au fond d'un quartier industriel pourri où personne ne venait jamais, et surtout pas la police. Je m'étais laissé prendre au jeu. Me mettre à poil devant une caméra pour exciter un vieux lubrique, c'était le prix à payer pour un bon burger et une douche chaude, mais là, les choses étaient différentes. Et il y avait ces formes dans le noir. Je ne comprenais pas ce que c'était. Mon esprit ne voulait pas le comprendre.
« Quelque chose a commencé à émerger du noir. C'était un petit peu plus petit qu'un ballon de foot. Quelque chose de blanc, visqueux. On aurait dit la tête d'un énorme asticot. Ça rampait vers moi dans la pénombre. Il y avait quelque chose derrière. Un corps. Un corps blanc. La peau semblait recouverte d'huile. Je n'étais même pas sûr qu'il s'agissait vraiment de peau. Plutôt une sorte de cartilage. Un corps rampant, sans pattes.
« J'ai compris ce que je voyais. Un enfant sans bras, ni jambes. Un crâne fondu, brûlé, sans doute à l'acide ou à l'aide de je ne sais quel produit chimique. La créature rampait. Elle semblait minuscule. Bien plus jeune que moi malgré son énorme crâne. Impossible de lui donner un âge précis. Peut être 5 ou 7, ou 9 ans. L'enfant rampait sur le sol, se traînant à l'aide de son front et de ses moignons d'épaule. Je ne voyais pas son visage. Deux autres ont suivi. Deux autres têtards. Blancs et laiteux, gluants, se traînant sur le sol humide et moisi. Sans que personne ne leur dise rien. Ils ont glissé jusque au centre de la pièce. Ça m'a semblé une éternité. Je restais débout, terrifié, sans bouger, sans parler. Leurs dos étaient couverts de cicatrices. Les moignons de l'un d'eux frétillaient étrangement, comme s'il avait perdu le contrôle musculaire de ses membres.
« Alexander s'est avancé vers moi. Il s'est agenouillé face à mon visage et m'a regardé dans les yeux. Son corps cachait la scène qui se déroulait devant moi. Il a pris une voix très douce et m'a dit que je ne serais jamais comme eux, que je ne serais jamais un têtard. Ceux-là n'avaient pas été sages. Il fallait que je fasse ce que j'avais à faire. Ensuite, il m'offrirait un bon repas, dans un vrai restaurant. Et il m’emmènerait au cinéma. Il s'est relevé, et a commencé à passer son doigt le long de ma ceinture. »
Srdjan s'est levé et s'est rendu dans la cuisine. Je restais stupéfié. Mon esprit me hurlait qu'il disait des mythos, que tout ça ne pouvait pas être vrai. Encore aujourd'hui, et même en connaissant mieux la réalité des faits, je suis persuadé qu'une bonne partie de son récit était romancée, que cette partie dans les souterrains de l'usine ne peut être vrai. Ça dépasse tout simplement tout ce qui relève du vraisemblable, du possible, de l’humainement possible.
Quand il est revenu, il m'a proposé un café. Le temps des verres d'alcool était terminé. La soirée touchait à sa fin. Il a ramené deux tasses, la cafetière et une boîte de biscuits. Il m'a demandé si ça allait. Il m'a dit lui-même qu'il en avait peut-être un peu rajouté.
« Tu sais, tous ces mecs, ils ont été arrêtés. Alexander ne s'appelait pas Alexander, mais Dimitri, Dimitri Kuznetsov. Et son pote, je crois que c'était Andreï, mais je suis pas sûr. Ils ont tous été chopés moins d'un an plus tard. Ils envoyaient surtout leurs vidéos en Italie, en Grande-Bretagne et en Allemagne, et un peu aux États-Unis aussi. À part Andreï, ils sont pas restés longtemps en prison. La Russie s'en fout des gamins des rues. Tout ça, je l'ai su beaucoup plus tard. J'ai cherché sur internet. Je voulais savoir ce que mon Alexander était devenu. »
Mon Alexander ? Après ce qu'il m'avait raconté, ce « mon Alexander » me choquait presque plus que le reste. Je me suis dit que c'était probablement une simple faute due à sa maîtrise approximative de la langue française. Il a murmuré :
« Tu sais, selon ce que j'ai trouvé, ils se sont tapés plus d'une centaines de gosses... »
Puis :
« Peut-être plus. Il y a des charniers de gamins là-bas, quelque part... »
Nous avons terminé la cafetière. Je commençais à être fatigué. Il était plus de 3h. Je me demandais où étaient passés nos copines. Je pensais que l'histoire était terminée. Mais Srdjan avait encore quelque chose à me dire.
« Tu sais, j'y suis encore retourné. J'ai vu mon Alexander une dernière fois avant de quitter définitivement Moscou. C'était à la toute fin de l'année. Il faisait froid. Il y avait de la neige partout. Alex semblait heureux que je n'aie pas pris la fuite. Mais il avait toujours tenu ses promesses jusque là. Il m'avait nourrit, m'avait laissé en liberté, ne m'avait fait aucun mal. J'ai été honnête avec lui. Je lui ai dit que mon dernier travail ne m'avait pas plu, que je savais que c'était mal, mais que pour le pognon, j'étais prêt à aller plus loin. Tu sais, j'avais une capacité d'abstraction assez balèze pour un gamin de mon âge. J'ai vu tellement de choses à Sarajevo... Il m'a dit qu'il ne souhaitait pas me faire du mal. Il m'a promis qu'il ne m'arriverait rien. Il m'a emmené à la fête foraine. Nous avons trouvé un gâteau typiquement serbe. Il me l'a offert. Il m'a dit que c'était pour me rappeler mon enfance.
« Je me suis pointé à l'adresse quelques jours plus tard. Je n'étais pas seul. J'avais trouvé un gamin dans une gare du coin comme il m'avait demandé. Je l'avais trouvé à la gare blanche et russe par laquelle j'étais arrivé la première fois. Maintenant, je sais qu'il s'agit de la gare de Biélorussie. C'était pas un Serbe comme moi, mais un Bosniaque. Je me suis dit que je n'aurais pas de regrets. Je lui avais offert un burger au Mcdo, à mon Mcdo. Puis je lui ai dit de me suivre s'il voulait manger encore.
« Cette fois, le rendez-vous était devant une grande baraque. Une maison de riche. Enfin riche... mieux qu'une cage à lapins quoi. Tsar était là, et deux autres types, et Alexander. Alex n'arrêtait pas de me caresser les cheveux. Il m'a tendu un objet flasque, un morceau de caoutchouc rougeâtre. C'était un masque de renard. Je l'ai enfilé. L'autre gamin a mis un masque de poulet. Sa crête rouge, disproportionnée, pendait toute molle sur le côté. Les adultes nous ont fait avancer dans le salon. Il y avait des caméras partout, et une étrange lumière verte. Cet éclairage me donnait la nausée. Un cinquième homme tenait un caméscope à la main. Il n'arrêtait pas d'agiter ses lèvres, comme s'il se murmurait des choses à lui même. Parfois, il tirait un peu la langue, pour la ré-aspirer immédiatement. Tsar a fait s'agenouiller le gamin au masque de poule. Il lui a enroulé un morceau de sparadrap autour des poignets. Alexander lui susurrait des mots rassurants dans l'oreille. Je crois qu'il avait 9 ans. »
Srdjan a laissé sa tête partir en arrière. Il est resté comme ça une bonne minute. Je croyais qu'il s'était endormi sous l'effet de l'alcool.
« Je ne l'ai pas tué tu sais. »
Il n'avait pas bougé. Il semblait se parler à lui même.
« Alex n'aurait pas laissé faire. Ils n'étaient pas si cruels. »
Il a redressé lentement la tête. A rouvert peu à peu ses paupières. Ses yeux étaient rouges, ses cernes boursouflées, ses cils un peu humides.
Ses lèvres tremblaient.
« Ils m'ont donné ses morceaux. Ils m'ont obligé à manger ses morceaux. »
L'alcool aidant, nous avons parlé de femmes, des soirées françaises et russes, des meilleurs bars d'Amsterdam, puis des différentes drogues qui circulaient en Europe, et de nos catégories porno préférées. Il m'a proposé de faire une partie de cartes. Il m'apprenait les règles d'un jeu de chez lui pendant que je roulais un joint.
Pendant la partie, nous avons abordé des sujets plus sombres. Je crois que c'est moi qui ai commencé, en évoquant une histoire de tueur russe dont ils venaient de parler au JT. Quand j'ai terminé mon récit à base de cannibalisme et autres joyeusetés, il s'est contenté de marmonner :
« La Russie, c'est vraiment un pays de merde... »
J'ai été un peu choqué sur le coup. Je ne m'attendais pas à ce genre de réponse. Je me suis juste dit qu'il avait un problème avec les Russes, tout comme il avait sans doute un problème avec les Slovènes ou les Bosniaques (à l'époque, j'avais bien plus d'a priori sur les Serbes que lui pouvait en avoir sur les Russes). Il est resté le regard braqué sur ses cartes, et a continué à jouer, silencieusement. Puis il a dit :
« J'ai passé pas mal de temps en Russie, quand j'avais 11-12 ans. À Moscou, surtout. »
Sur le coup je n'ai pas relevé. Je me suis dit qu'il devait avoir de la famille ou qu'il y était aller en vacances. Mais il a continué :
« Mes parents étaient déjà crevés à l'époque... On habitait près de Sarajevo. »
J'étais pas sûr d'avoir bien entendu. Il avait un très gros accent, et je commençais à être un peu éméché. Je ne sais pas si c'est à cause de l'alcool, mais j'ai éclaté de rire, et je lui ai demandé de me conter son aventure. Il a souri aussi. Et il m'a raconté.
« Je me suis barré en train pour pas finir à l'orphelinat. D'ailleurs, je sais même pas si j'aurais fini dans un orphelinat... C'était plus possible, à l'époque, de prendre un train depuis la capitale, alors je me suis tapé la moitié du pays pour trouver une gare en état de marche. En y repensant, je crois même que j'ai passé la frontière sans m'en rendre compte. Je passais par la campagne en général, pour pas croiser les chars ou les Bosniaques. Bref, j'ai fini par trouver un train, au milieu de nulle part, et je suis monté dedans. J'ai dû faire pas mal de pays. En tous cas, je me souviens bien des langues différentes dans chaque gare. En général, c'était du cyrillique. Souvent, quand je voyais le contrôleur qui arrivait dans mon wagon, je me réfugiais aux toilettes, et j'attendais dix minutes. Si je me faisais choper quand même, je me barrais en courant dès l'arrivée en gare. Quand je descendais du train, c'était pour trouver à bouffer. Parfois je faisais les poubelles, et parfois je rackettais les gens dans les quartiers autour. J'étais tout petit, même pour un gamin de mon âge, mais j'avais un opinel. »
Il disait ça toujours avec un air de défi. Le côté prétentieux qui revenait. Je me disais que ça devait un peu compenser le reste de son existence. Avec une vie pareille, il ne pouvait que s'en lamenter ou s'en faire une fierté. Il avait choisi la meilleure option. Bon, je l'avoue, ça, c'est que je me suis dit après. Sur le coup, je pensais surtout qu'il me racontait des cracks.
« J'ai fini par arriver à Moscou. Je ne sais plus dans quelle gare. Je me souviens que ça faisait très russe. Et c'était tout blanc. Je suis resté un moment dans le coin. Je commençais à bien aimer les gares. Elles sont toutes un peu pareille. Même dans les pays que je ne connaissais pas, j'avais mes repères. Du coup, je me suis tapé toutes celles de la ville. Il y en a un paquet. Je traînais dans le centre pendant la journée, puis je me trouvais une gare la nuit pour dormir et trouver à manger. Je me suis fait des connaissances parmi les clodos du coin. Surtout des jeunes. Des gosses comme moi. Il y en a un qui parlait un peu anglais, et moi je commençais à connaître deux-trois mots de russe. Il s'appelait Arseni. Il connaissait un homme. Un homme qui pouvait me payer et me donner à manger. Un homme qui recherchait des garçons comme moi. Je lui ai demandé pourquoi. Il m'a juste répondu qu'il faudrait bosser. Il m'a dit que cet homme arpentait lui aussi les gares de Moscou, et qu'il serait peut-être difficile à trouver, mais que si je tombais sur lui, il fallait le suivre. »
J'étais épaté. Srdjan avait l'air plongé dans son histoire. Il regardait dans le vide. Il bafouillait, cherchait ses mots, continuait à s'enfiler des verres, et malgré tout ça, il continuait à m'éclater à chaque partie. J'étais épaté.
« En fait, j'ai souvent entendu parler de cet homme. Pas juste de la bouche d'Arseni. Tout le monde le connaissait plus ou moins. En tout cas parmi les enfants. Les vieux par contre, enfin les plus de 16 ans, n'en avaient jamais entendu parler. Ou alors ils faisaient mine de... ils ne voulaient rien savoir. On parlait d'un petit homme chauve, aux oreilles décollées, toujours souriant. Il avait toujours quelques roubles dans la poche qu'il distribuait aux gosses. Parfois il en emmenait un. Parfois celui qu'il avait emmené ne revenait pas. Mais ceux qu'on revoyait mangeaient à leur faim, et nous parlaient de l'homme. Ils nous disaient de le suivre.
« Alors je l'ai suivi. Enfin... quelques mois plus tard. J'avais quitté Moscou, et là, j'étais de retour. On était en 1999. Dès la descente du train, je l'ai vu. Il était assis sur un banc, et buvait du Baïkal. C'est moi qui l'ai approché. Je me suis contenté de m'asseoir à côté de lui sur le banc. Il s'est levé lentement, et a jeté sa bouteille à la poubelle. J'ai pensé que j’avais fait erreur. Il s'est tourné vers moi et m'a demandé si j'avais faim. Il m'a dit de le suivre, qu'il m'emmenait au Mcdo. Je l'ai suivi.
« Il m'a payé deux menus. Lui ne mangeait pas. Il me regardait silencieusement. J'avais jamais mangé de burger de ma vie. Quand je suis arrivé en France il y a quatre ans, et que j'ai commencé à me faire des thunes, je bouffais plus que ça. Bref. Il savait très bien pourquoi j'étais venu. Et moi je commençais à comprendre ce qu'il voulait. »
On a arrêté notre partie. Il commençait à être tard. Environ une heure du matin. Il s'est écrié, comme pour nous réveiller tous les deux :
« Bon ! La soirée commence ! On sort la vodka ! »
Il a cherché dans le frigo, et est revenu avec une bouteille.
« Ici pas de vodka. Ce sera de la tequila. »
Je lui ai montré comment on faisait un tequila paf, avec du sel et un peu de citron. « Souvenir de mon adolescence », je lui ai dit. On s'en est envoyé deux, et, alors qu'il partait sur un autre sujet, je lui ai demandé de continuer son histoire.
« Tu sais, je suis pas un pédé. »
Ça commençait bien, comme préambule.
« Mais à un moment, faut bien survivre. L'homme m'a dit qu'il s'appelait Alexander. Il m'a proposé 100 roubles pour l'accompagner derrière le fast food. Il a juste sorti un appareil et m'a demandé de sourire. J'ai pris plusieurs positions. Je me rendait bien compte de ce qu'il faisait, mais bon... je restais habillé, je montrais mes dents et je cambrais un peu mon cul. C'est tout. 100 roubles.
« Je l'ai suivi jusque chez lui. On est montés dans une grande barre d'immeuble. Il m'a promis 300 roubles et un lit bien chaud pour la nuit. Un lit à moi, dans une chambre à part. Un accès complet à son frigo. Et une douche. Il y avait des caméras et des projecteurs partout. Je ne me souviens pas de grand-chose. Le silence de l'appartement. Le bruit des magnétos. La lumière des projecteurs. Et lui qui m'encourageait, derrière sa caméra. »
J'étais refroidi. L'alcool était redescendu d'un coup. Ça peut sembler très étrange, mais je n'étais pas vraiment sûr d'avoir parfaitement compris. Je pensais avoir mal interprété malgré la limpidité de son récit. Je n'osais pas lui demander de clarifier. Encore une fois, j'ai commencé à rire. Nerveusement.
« Je suis revenu plusieurs fois chez lui. Il me donnait plus de roubles à chaque fois. Il ne me touchait jamais. Je faisais juste mon show, et je pouvais bouffer. Une fois, il m'a emmené au cinéma. Je lui ai demandé si ce qu'il filmait finissait sur grand écran. Je ne connaissais pas internet à l'époque. Je lui ai dit que j'étais d'accord. Que je voulais bien être une star de cinéma. »
Il a souri. Un sourire un peu triste, et m'a dit :
« Ne te moque pas de moi. »
Moi je ne souriais plus du tout. Et me moquer de lui était bien la dernière chose qui pouvait me venir à l'esprit.
« J'ai quitté à nouveau Moscou pendant un moment. Quand je suis revenu, j'ai recroisé Arseni. Je lui ai dit que j'avais rencontré son fameux Alexander. Il paraissait surpris. Il m'a dit que son homme ne s'appelait pas Alexander. Son homme n'avait pas de nom. Il a commencé à me demander si le fameux Alexander m'avait montré les têtards. Les têtards... Il n'a pas voulu m'en dire plus.
« J'ai sonné chez Alex. Il avait l'air un peu paniqué en me trouvant devant son immeuble. Il m'a dit de l'attendre plus tard au Mcdo de notre première rencontre. Quand il est arrivé, dans la soirée, il m'a payé le repas. Il m'a demandé comment s'était passé le voyage. Puis il a enchaîné sur des affaires plus sérieuses. Il m'a annoncé qu'il avait un nouveau boulot pour moi, qui paierait mieux. Que je pourrais toujours loger chez lui si j'en avais envie. Je lui ai demandé si son nouveau boulot avait un rapport avec les têtards. Il a eu l'air surpris. C'était bien ça. Les têtards. Si je voulais voir les têtards, il faudrait donner un peu de ma personne. Il m'a caressé les cheveux en me demandant si j'étais bien sûr de vouloir le faire.
« Si j'étais toujours intéressée le lendemain, il fallait que je me rende à une certaine adresse. J'y suis allé. J'ai vu les têtards. Alexander n'était pas là. C'était un autre type, plus âgé. Il se faisait appeler Tsar. Je sais, c'est un peu mégalo. Nous sommes entrés dans une usine en friche. Le plafond était à moitié démantelé. Nous sommes descendus le long d'un escalier en béton sous l'entrepôt. Ça ressemblait à une crypte. On est passés par un autre escalier. À mesure qu'on s'enfonçait, le décor semblait de plus en plus humide et décrépi. Les marches étaient mouillées. Des champignons couvraient les murs. On a fini par arriver dans une petite salle. Alex nous attendait. Les caméras étaient là. Les micros. Les projecteurs. Tout était installé. Je ne voyais pas le visage d'Alex dans la pénombre, derrière les projos. Tsar me faisait peur. Il était beaucoup plus grand, et ne parlait pas beaucoup. Alex a ouvert une porte dans le fond. Une vieille porte rouillée. Le grincement était horrible. Au moment où la porte s'ouvrait, j'ai entendu plusieurs respirations nous parvenir de l'autre côté. Des souffles rauques, étouffés. Des formes noires s'agitaient dans l'obscurité. Alex est resté sans bouger à côté de l'ouverture. J'ai entendu un autre grincement derrière moi. Tsar avait fermé la porte de l'escalier. J'étais un petit garçon de 11 ans, tout au fond d'une cave, au fond d'une usine abandonnée depuis des lustres, au fond d'un quartier industriel pourri où personne ne venait jamais, et surtout pas la police. Je m'étais laissé prendre au jeu. Me mettre à poil devant une caméra pour exciter un vieux lubrique, c'était le prix à payer pour un bon burger et une douche chaude, mais là, les choses étaient différentes. Et il y avait ces formes dans le noir. Je ne comprenais pas ce que c'était. Mon esprit ne voulait pas le comprendre.
« Quelque chose a commencé à émerger du noir. C'était un petit peu plus petit qu'un ballon de foot. Quelque chose de blanc, visqueux. On aurait dit la tête d'un énorme asticot. Ça rampait vers moi dans la pénombre. Il y avait quelque chose derrière. Un corps. Un corps blanc. La peau semblait recouverte d'huile. Je n'étais même pas sûr qu'il s'agissait vraiment de peau. Plutôt une sorte de cartilage. Un corps rampant, sans pattes.
« J'ai compris ce que je voyais. Un enfant sans bras, ni jambes. Un crâne fondu, brûlé, sans doute à l'acide ou à l'aide de je ne sais quel produit chimique. La créature rampait. Elle semblait minuscule. Bien plus jeune que moi malgré son énorme crâne. Impossible de lui donner un âge précis. Peut être 5 ou 7, ou 9 ans. L'enfant rampait sur le sol, se traînant à l'aide de son front et de ses moignons d'épaule. Je ne voyais pas son visage. Deux autres ont suivi. Deux autres têtards. Blancs et laiteux, gluants, se traînant sur le sol humide et moisi. Sans que personne ne leur dise rien. Ils ont glissé jusque au centre de la pièce. Ça m'a semblé une éternité. Je restais débout, terrifié, sans bouger, sans parler. Leurs dos étaient couverts de cicatrices. Les moignons de l'un d'eux frétillaient étrangement, comme s'il avait perdu le contrôle musculaire de ses membres.
« Alexander s'est avancé vers moi. Il s'est agenouillé face à mon visage et m'a regardé dans les yeux. Son corps cachait la scène qui se déroulait devant moi. Il a pris une voix très douce et m'a dit que je ne serais jamais comme eux, que je ne serais jamais un têtard. Ceux-là n'avaient pas été sages. Il fallait que je fasse ce que j'avais à faire. Ensuite, il m'offrirait un bon repas, dans un vrai restaurant. Et il m’emmènerait au cinéma. Il s'est relevé, et a commencé à passer son doigt le long de ma ceinture. »
Srdjan s'est levé et s'est rendu dans la cuisine. Je restais stupéfié. Mon esprit me hurlait qu'il disait des mythos, que tout ça ne pouvait pas être vrai. Encore aujourd'hui, et même en connaissant mieux la réalité des faits, je suis persuadé qu'une bonne partie de son récit était romancée, que cette partie dans les souterrains de l'usine ne peut être vrai. Ça dépasse tout simplement tout ce qui relève du vraisemblable, du possible, de l’humainement possible.
Quand il est revenu, il m'a proposé un café. Le temps des verres d'alcool était terminé. La soirée touchait à sa fin. Il a ramené deux tasses, la cafetière et une boîte de biscuits. Il m'a demandé si ça allait. Il m'a dit lui-même qu'il en avait peut-être un peu rajouté.
« Tu sais, tous ces mecs, ils ont été arrêtés. Alexander ne s'appelait pas Alexander, mais Dimitri, Dimitri Kuznetsov. Et son pote, je crois que c'était Andreï, mais je suis pas sûr. Ils ont tous été chopés moins d'un an plus tard. Ils envoyaient surtout leurs vidéos en Italie, en Grande-Bretagne et en Allemagne, et un peu aux États-Unis aussi. À part Andreï, ils sont pas restés longtemps en prison. La Russie s'en fout des gamins des rues. Tout ça, je l'ai su beaucoup plus tard. J'ai cherché sur internet. Je voulais savoir ce que mon Alexander était devenu. »
Mon Alexander ? Après ce qu'il m'avait raconté, ce « mon Alexander » me choquait presque plus que le reste. Je me suis dit que c'était probablement une simple faute due à sa maîtrise approximative de la langue française. Il a murmuré :
« Tu sais, selon ce que j'ai trouvé, ils se sont tapés plus d'une centaines de gosses... »
Puis :
« Peut-être plus. Il y a des charniers de gamins là-bas, quelque part... »
Nous avons terminé la cafetière. Je commençais à être fatigué. Il était plus de 3h. Je me demandais où étaient passés nos copines. Je pensais que l'histoire était terminée. Mais Srdjan avait encore quelque chose à me dire.
« Tu sais, j'y suis encore retourné. J'ai vu mon Alexander une dernière fois avant de quitter définitivement Moscou. C'était à la toute fin de l'année. Il faisait froid. Il y avait de la neige partout. Alex semblait heureux que je n'aie pas pris la fuite. Mais il avait toujours tenu ses promesses jusque là. Il m'avait nourrit, m'avait laissé en liberté, ne m'avait fait aucun mal. J'ai été honnête avec lui. Je lui ai dit que mon dernier travail ne m'avait pas plu, que je savais que c'était mal, mais que pour le pognon, j'étais prêt à aller plus loin. Tu sais, j'avais une capacité d'abstraction assez balèze pour un gamin de mon âge. J'ai vu tellement de choses à Sarajevo... Il m'a dit qu'il ne souhaitait pas me faire du mal. Il m'a promis qu'il ne m'arriverait rien. Il m'a emmené à la fête foraine. Nous avons trouvé un gâteau typiquement serbe. Il me l'a offert. Il m'a dit que c'était pour me rappeler mon enfance.
« Je me suis pointé à l'adresse quelques jours plus tard. Je n'étais pas seul. J'avais trouvé un gamin dans une gare du coin comme il m'avait demandé. Je l'avais trouvé à la gare blanche et russe par laquelle j'étais arrivé la première fois. Maintenant, je sais qu'il s'agit de la gare de Biélorussie. C'était pas un Serbe comme moi, mais un Bosniaque. Je me suis dit que je n'aurais pas de regrets. Je lui avais offert un burger au Mcdo, à mon Mcdo. Puis je lui ai dit de me suivre s'il voulait manger encore.
« Cette fois, le rendez-vous était devant une grande baraque. Une maison de riche. Enfin riche... mieux qu'une cage à lapins quoi. Tsar était là, et deux autres types, et Alexander. Alex n'arrêtait pas de me caresser les cheveux. Il m'a tendu un objet flasque, un morceau de caoutchouc rougeâtre. C'était un masque de renard. Je l'ai enfilé. L'autre gamin a mis un masque de poulet. Sa crête rouge, disproportionnée, pendait toute molle sur le côté. Les adultes nous ont fait avancer dans le salon. Il y avait des caméras partout, et une étrange lumière verte. Cet éclairage me donnait la nausée. Un cinquième homme tenait un caméscope à la main. Il n'arrêtait pas d'agiter ses lèvres, comme s'il se murmurait des choses à lui même. Parfois, il tirait un peu la langue, pour la ré-aspirer immédiatement. Tsar a fait s'agenouiller le gamin au masque de poule. Il lui a enroulé un morceau de sparadrap autour des poignets. Alexander lui susurrait des mots rassurants dans l'oreille. Je crois qu'il avait 9 ans. »
Srdjan a laissé sa tête partir en arrière. Il est resté comme ça une bonne minute. Je croyais qu'il s'était endormi sous l'effet de l'alcool.
« Je ne l'ai pas tué tu sais. »
Il n'avait pas bougé. Il semblait se parler à lui même.
« Alex n'aurait pas laissé faire. Ils n'étaient pas si cruels. »
Il a redressé lentement la tête. A rouvert peu à peu ses paupières. Ses yeux étaient rouges, ses cernes boursouflées, ses cils un peu humides.
Ses lèvres tremblaient.
« Ils m'ont donné ses morceaux. Ils m'ont obligé à manger ses morceaux. »
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Putain, c'est horrible mais en même temps, l'histoire est tellement bien écrite ! (malgré quelques petites fautes mais c'est pas grave, à moins que ce soit fait exprès ?)
RépondreSupprimerBravo à l'auteur(e), j'ai vachement aimé !
Même avis que mon VDD. La lecture était vraiment prenante.
RépondreSupprimerBravo ! Super bien écrit se qui fais presque oublier le côté "sale" de l'histoire! Et une fin qui ma vraiment surpris !
RépondreSupprimerJ’ai adoré!
RépondreSupprimerà chier cette histoire, bon commencement, fin de merde.
RépondreSupprimerSi je ne me trompe pas, ce texte fait référence à A serbian film et à Andreï Tchikatilo. On ne peut le comprendre en oubliant comment Srdjan a commencé son récit sur ses péripéties en Russie.
SupprimerNan, c'est pas "à chier", c'est juste que tu n'aime pas...
SupprimerPourquoi le libellé "plot twist" ?
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