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Déchronologies Estivales : Ingen Steder


Temps approximatif de lecture : 15 minutes. 


Les histoires sont des choses étranges, des œuvres de l'esprit destinées à divertir ou faire ressentir une série d'émotions à un public en manque. Ceux qui en racontent, de ce point de vue, ne sont-ils que de vulgaires dealers ? Et quel en est donc le prix à payer ? On le sait bien, nulle drogue n'est gratuite. Je suppose que cela dépend, dépend de celui qui raconte. Enfin, connaissez-vous l'histoire d'Ingen Steder ? Eux non plus, je vous rassure. 


C'était une sorte de milice armée, ou de sécurité privée – elle cultivait volontairement le flou – qui avait engagé un guide pour l’orienter au travers des fjords norvégiens, à la recherche d’un village isolé. Ces hommes étaient à la poursuite d’une personne pour des raisons que la morale réprouverait certainement, le recrutement d'un guide ne posant pas de questions étant particulièrement évocateur. La route était risquée et la destination peu recommandable ; le hameau, quant à lui, de sinistre réputation. Pas celui où ils désiraient aller, mais celui où l'homme les emmenait. Chaque voyage a ses étapes, et celle-ci se révélait indispensable.  

Au début, ces étranges clients ne crurent pas le guide. Certes, le patelin n’était sur aucune carte, mais de surcroît, il n’était pas un village comme les autres. L'homme tenta ainsi de leur expliquer la chose au travers des rumeurs qui couraient sur «Ingen Steder», dont le nom fut à l’origine d’une hilarité générale. Le plus jeune du groupe, Noah, fit un jeu de mot plutôt habile. Qu’était-ce, déjà ? Oui, une plaisanterie sur le fait que « Nulle part » était honnête au vu de l'emplacement du village. Quand ils calmèrent leurs zygomatiques et s'assirent tous ensemble pour prendre un peu de bière, l'étranger en profita pour décrire leur futur escale. 

Ingen Steder fut, au cours du XIXe siècle, un endroit fort fréquenté par les marchands et bergers de passage, ce qui offrit une relative prospérité à la bourgade. Les échanges allaient bon train et cela éveillait la curiosité des environs, car l’inaccessibilité des lieux aurait dû les condamner au désintérêt de tous. Cela, pourtant, ne fut jamais le cas, même avec des relais construits à des emplacements beaucoup plus profitables et malgré les tentatives diverses des autorités locales qui tentaient d’attirer les voyageurs vers des routes bien plus logiques et efficaces. Il n’y avait rien à faire, ces derniers s’obstinaient à passer par le bourg en dépit des risques et de la perte considérable de temps que le trajet représentait.

Les mercenaires l’écoutèrent tous sans le couper, visiblement intéressés et curieux au sujet de la légende. L'autochtone, plutôt gringalet, au physique tout à fait ordinaire, aurait volontiers continué son récit, mais leur chef, un vétéran de nature sceptique et pragmatique, le coupa brutalement et ordonna à sa troupe d'aller se reposer. De toute façon, ils ne prenaient certainement pas au sérieux cette histoire, alors les confier à Morphée n’était pas un mal. 

Le lendemain, ils reprirent leur route, et l'homme continua à les guider au travers du dédale de falaises et de crevasses en prenant soin de les avertir des pièges naturels environnants. Les pentes glissantes ou les trous couverts de mousse ne sont pas rares dans la région et s'avèrent souvent mortels pour les voyageurs, heureusement, l'étranger connaissait le chemin à la perfection. Tout au long du trajet, Noah ne cessait de le harceler de questions à propos de l’endroit, discrètement néanmoins, car il craignait l’œil réprobateur d'Henrik, son supérieur grincheux. Cela faisait plaisir au guide de constater un si vif intérêt de la part du jeune homme, et il ne se privait pas pour lui donner de plus amples détails lorsque le vieux vétéran était occupé à réprimander un autre membre du bataillon. Il lui raconta ainsi la suite des événements qu'il avait narrés la veille, en commençant par apprendre au jeune homme que suite à ceux-ci, le seigneur local envoya quelques gardes comprendre les raisons de ce mystère. 

De prime abord, les gardes ne découvrirent rien d’exceptionnel, si ce ne fut une magnifique auberge conçue pour recevoir dignement les visiteurs. Les habitations étaient faites de pierres, et les habitants gras comme des cochons, mais ce n’était pas étonnant au vu du nombre de voyageurs fortunés faisant halte dans la bourgade. Tout aurait pu se terminer ainsi et les soldats repartir, nonobstant, l'un d'entre eux avait un instinct aiguisé et sentait que ces murs de larvikite empestaient la diablerie. Il s’échina donc à trouver des preuves de son intuition et convainquit ses camarades de faire de même. Le soir venu, ils se rendirent dans l’église, un édifice luthérien peu entretenu en comparaison des beaux bâtiments voisins. A l'intérieur, les gardes ne trouvèrent aucun ministre du culte ni aucune croix, ce qui les choqua profondément. Était-ce une preuve d’hérésie ? La réponse était sans équivoque pour notre futé enquêteur, et le trio entama une fouille méthodique de la maison de Dieu. Pour nous, chercher des indices dans le bâtiment manifestement le moins usité peut sembler légèrement ridicule, mais pour les gens de cette époque, il était inconcevable de ne pas considérer une église comme l’épicentre d’une communauté. Que celle-ci soit un ramassis de dévots démoniaques ou non n'y changeait rien. L’idée de la fouille ne sembla finalement pas si mauvaise que cela, car ils trouvèrent une trappe menant à des profondeurs indicibles.

Malheureusement, au grand désespoir de ce pauvre Noah, ils furent coupés dans leur discussion par Henrik, qui exigea que cessent ces simagrées absurdes. Le guide sembla prendre outrage de cette réprimande car il informa le chef, quelques minutes plus tard, qu'il allait repérer le chemin à quelques lieues de là. Ce dernier était retors et dangereux selon ses dires, et méritait donc une inspection préalable. Il expliqua au groupe comment suivre ses traces sans risques, et disparut à travers les rocs avec un pas cadencé. L'escadron, mené par son chef, s'engagea à sa suite, avec beaucoup plus de précautions. Ces routes étaient en effet particulièrement escarpées, ce qui fatigua rapidement le groupe. Qui plus est, leur meneur, impassible, préférait prendre son temps et ne pas épuiser ses ouailles. Il était visiblement peu pressé d‘arriver à destination, aussi ne rejoignirent-ils leur compagnon éclaireur que tardivement. Cela ne sembla pas troubler celui-ci outre mesure, du moins n'en donna-t-il pas l'impression.

Avant de poursuivre leur route et s'enfoncer dans une nouvelle épreuve physique, ils tombèrent d'accord sur le fait qu'un bivouac serait le bienvenu, et firent donc halte. Une fois installés au coin du feu, les hommes commencèrent à discuter, laissant de côté le malheureux maigrichon qui ne put continuer son histoire, le vieux Henrik ne voulant plus entendre parler d'Ingen Steder. Bien évidemment, le guide ne comptait pas se laisser faire. Il attendit d’être seul avec le guet pendant que tous dormaient à poings fermés. Comme il s'y attendait, le bouche à oreille avait parfaitement fonctionné, Noah s’étant fait relais de son histoire. La vigie, qui brûlait d'entendre la suite, serait le prochain pigeon voyageur, rôle qu’il était visiblement ravi d’assumer. L'homme continua donc là où il avait brutalement été coupé.  

Les trois gardes descendirent dans les tréfonds de la ville. Ils ne voyaient rien et n’avaient pas eu la présence d’esprit de prévoir des torches. De toute façon, ils ne se rendirent compte de cet oubli qu’une fois le sous-sol atteint au terme de plusieurs volées de marche. Une fois en bas, les bougres virent des flammèches briller au loin, au bout du long couloir qui leur faisait face. Ils pensèrent qu'il devait s'agir de bougies ou d'un brasier, ce qui restait parfaitement étrange dans un souterrain tel que celui-ci. Alors les trois continuèrent de marcher en direction de la vive lumière, et arrivèrent devant une vaste cavité, de laquelle provenaient ces lueurs diaphanes. En avançant, ils se rendirent compte qu'il s'agissait en réalité d'une immense crevasse circulaire dont le diamètre paraissait impossible à estimer, et sur le bord de laquelle ils se tenaient. Malgré tout, ce cratère improbable ne bouscula que peu l’équilibre mental de nos amis, car ce qui balaya la santé de leur esprit comme un brin de paille au milieu d’un ouragan fut la vision cauchemardesque qui siégeait au centre du cratère. Un gargantuesque amas de chair et de membres de toutes sortes, sans distinction d’espèces. Des chats, des chiens, des cerfs, des vaches… Mais surtout des humains, en quantité incroyable. L’entité profane, la chose ignoble poussait des rugissements continus avec sa myriade de gueules et de bouches, appelant à l’unisson ses engeances. Le cri était curieusement harmonieux, sorte de symbiose vitale et de cohésion parfaite entre ces choses assemblées en un chaos par essence contre-nature, et tous chantaient ensemble au travers de l’infâme blasphème avec leurs voix propres. Oh, cet orchestre était beau, faites-moi confiance. Deux des hommes furent subjugués sur le coup, dans un instant de passion contradictoire oscillant entre le dégoût le plus profond et la joie exaltée tandis que leurs fondations psychiques se déchiraient comme du papier mouillé. Le dernier garde, le malin qui les avait menés jusqu'ici, voulut fuir sans attendre, mais en se retournant, il constata que les villageois affluaient de toutes parts depuis le sombre couloir. En effet, chaque habitation ou édifice semblait posséder une trappe menant à cet épicentre inique. Alors, l'homme se battit comme il le put, car tous les habitants se jetèrent sur le pauvre hère sans penser une seconde à leurs propres vies. Celui-ci parvint tout de même à en occire deux ou trois avant d’être submergé et maîtrisé. Les trois intrus, immobilisés, ne tardèrent pas à découvrir leur sort, car leurs assaillants les envoyèrent presque immédiatement rejoindre les chœurs de la divinité absurde. Plus précisément, ils opérèrent membre par membre, en finissant par les têtes tranchées qui une fois engluées, chantèrent à leur tour sous les gesticulations incessantes des infinités de parties muettes comme des jambes ou des bras, composant la majorité du corps de l’entité.

Tel un enfant captivé par un conte des frères Grimm, le vigile demanda pourquoi les villageois faisaient-ils cela, et ce qu’était cette chose. Le guide conserva une part de mystère en lui promettant des réponses avant la fin du récit. Cependant, il lui glissa tout de même une révélation, certes évidente pour les plus perspicaces d’entre vous, mais visiblement déconcertante pour lui. La divinité offrait un étrange pouvoir d’attraction au hameau, comme un trappeur attirant du gibier dans un piège grâce à de délicieux appâts. 

Malheureusement pour l'auditeur curieux, la relève arriva avant qu'il ne pût bombarder l'autochtone de questions, au grand soulagement de celui-ci qui souhaitait maintenant s'isoler un peu. Il était néanmoins satisfait de cette soirée, car ils approchaient à grand pas d'Ingen Steder et son récit allait bon train.  

La journée suivante fut assez rude, et la chaleur étouffante du plateau qu'ils arpentaient transformait toute conversation un tant soit peu longue en calvaire christique. Ce n’était pas de chance, le guide bouillonnait littéralement contre les caprices de Dame nature et de ses lassantes facéties. Enfin, tous n’étaient pas à l’article de l’agonie, car Noah, qui était parti en éclaireur un peu plus loin, était en meilleure forme que les autres, même si sa tâche était surtout un prétexte du commandant pour l’éloigner du distrayant inconnu et de ses histoires que le vétéran jugeait abracadabrantesques et nuisibles à la concentration de ses hommes. 

Au bout d'un moment, le jeune éclaireur, au bord de l’asphyxie, leur cria qu'il avait fait une découverte, et les invita à venir l'admirer. Ce fut ainsi que la troupe se retrouva devant une antique stèle gravée indiquant « Ingen Steder ». Le curieux petit personnage, hochant la tête, fut très satisfait de voir qu'ils étaient sur la bonne route, le panneau à l'allure médiévale l’attestant. Non qu'il doutât outre mesure de ses capacités de guide, mais l’assurance demeure une bouillotte pour la conscience. 

Devant la preuve de l'existence du hameau, les autres se mirent à murmurer entre eux, donnant enfin du crédit à la légende. Henrik, lui, était fort courroucé de voir que leur guide ne les avait pas menés en bateau, et lui demanda des explications. L'homme lui répondit simplement qu'ils n'étaient qu’à quelques lieues de la destination, et qu’avec un peu de chance, ils l’atteindraient bien vite. Après quelques instants à  regarder l'autochtone, le commandant se mit à rire, expliquant à sa troupe que leur compagnon se plaisait à pratiquer une sorte d’humour local en affabulant sur l'endroit pour effrayer les voyageurs avant de les y amener, comme une sorte de tourisme étrange. Face à ces accusations, le guide soupira. Tout était vrai, et il tenait à ce qu’ils l’intègrent. C'était pourquoi il était primordial qu’il finisse son récit. A sa suite, le groupe se remit en marche, décontenancé par ces mots.  

Au bout de quelques minutes de marche, le voyageur profita de la distraction d'Henrik, perdu dans ses pensées, pour s'adresser au reste de la troupe. En effet, ce point de passage lui avait rappelé une anecdote concernant un marchand, ou bien peut-être était-ce un moine itinérant, ayant emprunté la même voie qu'eux des décennies auparavant. 

Il n'était pas un fanatique ou bien une personne crédule, adepte de la raison, fusse-t-elle théologique, et ne prêta donc pas attention aux multiples avertissements que les habitants de la région lui confièrent tout au long de sa route. Il arriva alors devant un grand arbre, un chêne magnifique et centenaire, sous lequel, adossé, se tenait un vieux sage qui l'interpella. « Ne continue pas ta route, mon ami, tu ne trouveras que ta fin. Ingen Steder n'est pas un lieu pour les Hommes ». Le sceptique n’eut cure des paroles du vieillards et ne les écouta que par respect pour son grand âge. Il continua donc sa route, et tomba sur un pendu presque décomposé. Malgré ses lèvres gonflées, celui-ci s'exprima tant bien mal : « Arrête-toi, tu ne sais pas où tu te rends ». L'humeur taquine du voyageur le poussa à répondre qu'il ne se rendait nulle part, ce qui courrouça le macchabée, qui rétorqua : « Écoute-moi, tais-toi et apprends, sinon mon sort sera enviable en comparaison du tien ». Une seconde fois, il refusa en argumentant qu'un pendu n'a d'expérience que celle qui mène au trépas, et reprit tranquillement son trajet. Il arriva alors aux abords de cette stèle indicative, ce panneau de pierre. Il s'y tenait la mort en personne, sa longue faux à la main et le visage couvert d'un capuchon noir. Ses doigts squelettiques pointaient en direction d'Ingen Steder. « Suis cette route, pauvre âme, et jamais je ne viendrai te faucher. Tends l'oreille et entends la raison ». Le têtu marcheur ne lui accorda qu'un regard dédaigneux, la mort n'a de raison que celle menant à un inéluctable décès et il comptait encore vivre moultes années, alors il ignora tout simplement le vieil amas d'os drapé dans ses fripes noires, et passa son chemin. Plus personne ne revit jamais l'indécrottable sceptique après cela.

Les soldats regardèrent avec incompréhension le hâbleur narrant son anecdote farfelue. Devant leur regard, ce dernier rit de bon cœur en expliquant qu'il ne fallait pas prendre cette histoire au pied de la lettre, qu'il s'agissait d'un conte local, possédant toutefois un fond de vérité certain. Néanmoins, il leur précisa que c'était à eux d'en tirer les leçons qu'ils souhaitaient. Lui, après tout, n'en était que le narrateur. La morale qui en résulta fut presque unanime, bien qu'elle mît quelques heures à éclore. L'équipe insista pour connaître la fin de l'histoire, insista pour connaître le passé d'Ingen Steder et cela sans tenir compte de l'avis du chef. De bonne grâce, le guide la leur offrit.  

La disparition des gardes venus à Ingen Steder pour enquêter ne causa qu’un émoi temporaire relatif, les enquêteurs suivants ne s’attardant jamais et ne collectant rien d’incriminant sur le village. Les années passèrent ainsi sans que la situation n’évolue. Quelques voyageurs partis pour la bourgade se volatilisaient parfois, mais les routes étaient peu sûres, n’est-ce pas ? Cela dura jusqu’à ce que se développe le journalisme et que le monde voie naître les premiers vrais investigateurs. C'est ainsi qu'au cours du XIXe siècle, il se développa une nouvelle passion pour la région. Une curiosité presque obsessionnelle, de la part de bourgeois et d’intellectuels oisifs, pour le cadre de vie rural et paysan censé être préservé de la réalité désenchantée qu'elle offrait. Une sorte de matrice inchangée des temps immémoriaux et conservatoire de traditions ancestrales. En somme, des sauvages locaux. Un homme d’une trentaine d’années fut donc mandaté pour parcourir les villages reculés de la zone afin de capter une partie de cette essence originelle et de la retransmettre. Ce qu’il fit de bonne grâce, et le nom de la bourgade mystérieuse finit par parvenir à ses oreilles. Alors, le folkloriste se décida à s’y rendre en prenant soin de conserver un pistolet afin de se prémunir des bandits infestant la région, qu'on disait nombreux.

Une fois sur place, il prit son temps pour connaître la petite cité et ses habitants. Il trouvait étrange que ces derniers soient habillés de manière convenable, tranchant avec ses précédentes expériences rurales, tout comme les bâtiments qui semblaient resplendir. Il n’y avait là aucune préservation du passé, simplement une extension de la modernité dans un cadre bucolique, telle une pustule suintant au milieu d'un beau visage. L’investigateur ne se découragea pas pour autant et continua à étudier l’endroit, sans se soucier du fait que les locaux ne semblaient pas vraiment enchantés de ce trop curieux visiteur.  

Les jours passants, notre homme commença à remarquer une chose particulièrement suspecte. Les réponses et les conversations des habitants ne sonnaient pas naturelles, comme si elles étaient l’œuvre d’automates aux réflexes perlocutoires préenregistrés. L’homme notait jour après jour les bribes d’échanges qu’il pouvait voler par-ci par-là, et les faits ne mentaient pas. Plus troublant encore était sa vision des habitants : plus il s’accoutumait à leur présence, et plus leur forme changeait. À la manière d’un voile se levant, ou d’une brume psychologique se dissipant. Bientôt, ils ne furent plus des êtres humains, mais des tas de chairs et de membres agglutinés en un seul bloc profane. Les dignes enfants de la monstrueuse génitrice, - bien que ces choses ne fussent que des extensions - des pantins dénués de volonté propre. Ils n’existaient que pour rendre viable la toile immonde et nourrir l’araignée en son centre. Lorsqu’il se rendit pleinement compte de cela, le chercheur voulut immédiatement s'échapper en direction de la civilisation, car il n’attendit pas d’obtenir le fin mot de l'histoire pour prendre la poudre d’escampette. Devant sa fuite, les abominations tentèrent évidemment de l’arrêter en se jetant sur lui, mais il parvint à en éliminer suffisamment, grâce à la technologie moderne, pour atteindre les limites du bourg. Une fois qu'il les eut passées, force fut de constater que plus personne ne le suivait, et il put suivre son chemin. Cependant, après une pause bien méritée à des kilomètres de là, il se réveilla sur la grande place d'Ingen Steder, entouré par les cauchemars ambulants. Je pense que vous vous doutez de ce qu'il advint de notre pauvre ami, qui n’eut pas le temps de comprendre ce qui lui arrivait avant son inévitable assimilation.

Le guide n'avait pas été honnête avec ses compagnons, il avait menti par omission. Ingen Steder n’était pas vraiment un lieu, ni un village, mais un monstre se tapissant sur cette route, prêt à fondre sur ses proies. La bête n’avait pas de localisation exacte et s’arrangeait toujours pour être trouvée. On ne pouvait s’en sortir que si elle le souhaitait, car quiconque se retrouvait englué dans sa toile était à sa merci. Tous ne mouraient pas, il ne fallait pas que cette voie soit réputée maudite et que la crainte populaire freine l’attraction naturelle qu'elle exerçait. Or, malheureusement, les désormais rares personnes de passage ne pouvaient guère espérer en réchapper, car la modernisation et les multiples sollicitations de toutes sortes, du fait des possibilités de voyages ou d’explorations aisées tout autour du monde, noyaient l’influence du lieu dans un maelstrom d’autres, bien plus accessibles. Il en résultait une faim vorace et impitoyable de tout ce qui pouvait passer à porter de crocs, la famine atroce de l’immondice l'obligeant à une assimilation cruelle et sans distinction de la faune environnante. Malgré tout, les humains restaient évidemment un mets de choix pour l'entité.

Sans crier gare, le commandant attrapa l’autochtone par le col et lui hurla diverses insultes. Ses soldats, livides, lançant des regards furtifs dans une direction précise, demandèrent au guide pourquoi il les avait offerts en pâture. Cette soudaine prise de conscience de la part de l'escouade pouvait sembler brusque, mais le vieux briscard le croyait maintenant plus qu'on ne pourrait s'en douter, cela s'expliquant par le fait qu'Ingen Steder était apparu subrepticement à quelques centaines de mètres avant la fin de l’histoire. La panique qui en résulta chez le groupe fut sans nom. C’est à ce moment que le narrateur prit congé de ses amis d’un récit, n’aimant pas souffrir de la peur et du ressentiment d’autrui. Ce n'était qu’un guide racontant des histoires, après tout. 

Que se passa-t-il pour ses malheureux auditeurs en treillis ? Eh bien, ils tentèrent de fuir, mais les pauvres étaient déjà arrivés sans le savoir. Prisonniers de la toile. 


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