La guerre a de nombreux visages. Nous connaissons tous le front et ses horreurs, de Verdun à Sarajevo, la mort et la désolation. Nous connaissons tous ces récits de soldats, ceux des grandes batailles et des survivants, tous ces héros et ces salauds qui font l’Histoire. Ce que l’on connaît moins en revanche, ce sont les témoignages de trouillards, de vermines. Ces gens médiocres qui cèdent à la peur panique causée par le conflit. C’est ce que je vous propose aujourd’hui.
Ils sont trois à courir comme des damnés dans des champs dévastés par les obus. Ils sont crevés, la poitrine en feu, mais aucun ne songe à faire une pause. Ce sont des déserteurs, et seule la potence attend ceux qui se font attraper. Oh, ils ne sont pas fiers de fuir le front, d’abandonner leurs camarades et de trahir ainsi leur pays. Tous ont un goût amer dans la bouche et pleurent d’être aussi faibles. Peut-être que plus qu’aux sanctions, c’est à la honte qu’ils tentent de se soustraire. Fabrice est différent de ses compères, lui est satisfait de son choix et pour rien au monde ne reviendrait en arrière. Trop de tranchées, de cadavres, de rats et d’absurdes offensives meurtrières. « Que l’état-major monte au créneau et nous en reparlerons ! » s’était-il dit avant de prendre sa décision.
La course dura toute la nuit, du crépuscule à l’aube. Ils prirent finalement une pause dans une petite clairière à l’orée d’une forêt. S’adossant à un arbre, Henri s’exclama fébrilement :
« On ne peut pas s’arrêter longtemps, on va se faire choper sinon. »
Fabrice répondit par un hochement de tête, les paumes appuyées sur ses genoux. Auguste, tout autant en nage que les autres, tentait vainement de faire croire le contraire en bombant le torse. Il rétorqua à ses camarades :
« Il est inutile de gambader au hasard dans la nature, on va s’épuiser et en plus, on est facile à pister. Non, faut qu’on trouve une planque ou des chevaux. Sans ça, dans trois jours, on se balancera au bout d’une corde. »
Les autres avaient l’air convaincus par les arguments de l’homme. Ils n’avaient du moins pas la force ou l’envie de rentrer dans un débat. Fabrice renchérit :
« Et où allons-nous trouver une planque et des chevaux ? Ce coin à l’air complètement mort et, en plus, on ne sait même pas où on est. - On suit la route, il y a des chances qu’on tombe sur un patelin, compléta Henri avant d’être coupé par Auguste. - Et là, on se sert du fusil pour braquer les habitants du bled. On récupère ce dont on a besoin, tout en se débarrassant de ces uniformes. Et arrêtez de me fixer avec vos yeux puant la couardise, je vais m’en charger. »
Bien sûr, cette dernière occurrence était avant tout un moyen pour lui de s’affirmer en tant que chef du groupe. Il avait toujours aimé diriger et être obéi, cela n’allait pas changer en cavale. Tous se mirent donc en route en longeant le sentier de terre. Les trois soldats ne prononcèrent pas un mot durant de longues heures, jusqu’à ce qu’un vieil homme en charrette croise leur chemin. Auguste se mit en travers de la route et le vieillard tira sur les cordes de son attelage pour stopper ses animaux de trait. L’obstruant leva la main en signe de paix, et questionna d’une voix exagérément forte son interlocuteur.
« Bonjour monsieur, pouvons-nous savoir où vous allez et avec quelles marchandises ? »
Le vieux sembla troublé par la question.
« Eh bien, soldat, je livre ces vivres et cet alcool au front. Mais qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites aussi loin du front sur ce chemin perdu ? »
Les larrons essayèrent de contrôler leur anxiété mais la tâche se révéla particulièrement ardue. Auguste s’approcha d’un tonneau, suivi du regard par son propriétaire. Il fit couler un peu de vin, le but et le recracha.
« Cela ne te concerne pas. Tu as l’air suspect, nous allons donc réquisitionner ta charrette jusqu’à ton point de départ où nous inspecterons ton stock. »
Henri, qui commençait à trembler, braqua son arme sur le conducteur.
« Je ne vous suivrai pas. J’ai ici une lettre du capitaine Ernest certifiant de mon honneur. Vous n’avez pas l’autorité pour me mettre aux arrêts ! » Henri tremblait de plus en plus. « Maintenant, cessez cette comédie et laissez-moi passer où vous aurez des problèmes avec lui ! » lança l’inconnu.
Henri tira un coup de feu directement dans la poitrine du bonhomme interrompant brusquement son discours. Contrairement aux apparences, ce coup ne fut pas tiré par erreur ou accident, certainement pas. Henri avait pressé consciemment la détente par crainte que ses compagnons ne se dégonflent et ne laissent la charrette filer. Les deux complices le regardèrent, interloqués, mais aucun ne formula de reproche. Ils étaient tous trop heureux de pouvoir reposer leurs pieds et sauver leurs peaux en même temps. Fabrice enfila les frusques du cadavre et ils cachèrent le corps dans la forêt avant de reprendre la route. Les deux autres se dissimulèrent sous une bâche au cas où ils croiseraient un autre passant.
Le groupe poursuivit sa route mais préféra s’éloigner de l’itinéraire entamé par le vieil homme afin d’éviter de croiser d’éventuelles connaissances qui pourraient reconnaître la charrette. Ils quittèrent la voie principale pour prendre une route tortueuse qui s’enfonçait dans la forêt. Cette dernière était accueillante et il s’en dégageait une petite odeur de noisette. Les feuillages étaient d’un vert éclatant et le soleil éclairait magnifiquement bien les lieux. Ces petits détails influencèrent beaucoup le choix du trio. Quelques heures plus tard, le jour déclinant, un village apparut au détour d’un croisement. Une petite bourgade rustique assez typique du Nord-Est de la France qui, coup du destin, avait l’air intacte. Les rares habitants qui étaient dehors restèrent cois puis rentrèrent chez eux à la vue de Fabrice. « Une bande de péquenots » pensa celui-ci. Une jeune femme s’approcha de lui. Il remarqua qu’elle ne devait pas avoir plus de quatorze ans. De longs cheveux noirs cachaient une partie de son visage. « Joli visage. » se dit le cocher, avec ses yeux d’un vert pâle et ses lèvres pulpeuses. Il lui fit un grand sourire puis la salua.
« Bonjour monsieur, je peux vous demander ce que vous venez faire dans notre paroisse ? » dit-elle avec un ton se voulant être le plus respectueux possible. - Tu peux, ma jolie. Nous… Je cherche un endroit où passer quelques jours, histoire de me reposer avant de reprendre la route. Tu en connais un, par hasard ? - Nous n’avons pas d’auberge, mais si vous avez un peu d’argent, ma grange vous est ouverte. - Pas vraiment, mais je peux te laisser un tonneau de vin en échange. T’es d’accord, ma puce ? »
Avec les restrictions et les réquisitions engendrées par la guerre, il savait que la fille allait sauter sur cette occasion en or.
« C’est une super idée ! Je vous conduis tout de suite chez moi. »
Sur le chemin, Madeleine confessa qu’elle vivait seule depuis 1914, son père étant conscrit et sa mère engagée en tant qu’infirmière dans un hôpital de campagne. Elle était très inquiète, voilà plusieurs mois qu’elle n’avait plus de nouvelles d’eux. Elle souhaitait alors savoir s’il avait quelques informations à ce propos. Ce n’était pas le cas.
La ferme de la jeune dame était en périphérie du bourg, une petite exploitation d’orge et de blé. Quelques bêtes étonnamment grasses dormaient dans un champ voisin. Le véhicule s’arrêta dans la petite grange gorgée de foin. La gamine quitta son invité en lui promettant de lui apporter un repas chaud le lendemain matin. Les deux passagers clandestins sortirent vite de sous la bâche en s’étirant longuement.
« Eh bien, nous voilà au moins en sécurité, commenta Auguste. - On va vraiment dormir dans cette grange pendant plusieurs jours ? Il fait un froid de canard, on va crever gelés, reprit le second. - Qu’est-ce que tu veux de plus, on ne va pas braquer la gosse. On dort là pendant un ou deux jours, on ira dans autre patelin refourguer toute cette merde. Ensuite, on passe la frontière suisse ou espagnole, pourquoi pas aller en Amérique. »
Le ton du chef de fortune était très autoritaire, il ne souhaitait pas un dérapage avec les habitants du coin et craignait une éventuelle foule en colère sortant fourches et torches. Les deux types étaient trop fatigués pour remarquer le silence du troisième. Ils se mirent donc d’accord pour éviter les vagues et se firent discrets en attendant de partir. Ils dormirent emmitouflés dans le foin et la chaude bâche de laine. Fabrice, lui, dut dormir avec la couverture que lui confia Madeleine. Il ne parvint cependant pas à trouver le sommeil. L’odeur de la fille imprégnait le tissu, il adorait ce parfum. Voilà des années qu’il n’avait pas vu sa femme ou même connu la chaleur d’une autre. Il se tournait, se retournait pour essayer de s’assoupir, en vain. Moult images et divers scénarios défilaient dans sa tête, impliquant Madeleine et lui. Il ne pourrait dire combien de temps s’était écoulé, mais la nuit était noire.
Entendant ses camarades ronfler, il se leva et prit la direction de la maisonnée. Les alentours étaient particulièrement brumeux, impossible de voir à plus de trois mètres. Seule la lointaine lumière filtrant à travers les vitres de la chaumière permettait au soldat de se repérer. La température était glaciale mais cela lui importait peu, il ne la sentait même pas. Tel un possédé, il arriva à la fenêtre où il vit l’objet de son fantasme. Madeleine était couchée, son lit près du feu de cheminée éclairant toute la pièce. Bien qu’elle portait une nuisette laissant une large place à l’imagination, il aimait regarder ses formes et sa poitrine qui n’étaient pas cachées par la couverture. Il baissa son pantalon, empoigna son membre et commença un va-et-vient. Cela ne lui suffisait pas, il lui fallait plus. Il fonça vers la porte d’entrée. Dans son excitation, il ne nota pas que la brume s’était doucement approchée de lui, elle pouvait à présent lui lécher le visage. L’accès verrouillé, il tourna la poignée dans tous les sens puis donna un violent coup d’épaule dans le bois solide. La jeune fille se réveilla en sursautant. C’est à ce moment-là que Fabrice entendit un bruit assourdissant, une éructation inhumaine qui le perturba profondément, émanait de la brume. Il ne pouvait dire d’où provenait exactement le son. Terrorisé, l’ancien soldat remonta son pantalon et courut à toutes jambes vers ses compagnons. Il put voir, par la lucarne, l’adolescente réfugiée sous ses draps. Le brouillard s’épaississait à vue d’œil, impossible de retrouver son chemin. Fabrice se retourna dans tous les sens, essayant de repérer l’adversaire. Il entendit une multitude de rires enfantins, des rires qui avaient quelque chose d’inhumain. Ces sons ne pouvaient pas provenir de quelque chose de terrestre. C’est à ce moment-là qu’il vit ce qui le menaçait. Il hurla comme il n’avait jamais hurlé.
Henri et Auguste se levèrent brusquement lorsqu’ils entendirent le beuglement de leur ami. Se précipitant à l’extérieur fusil en main, les deux hommes ne purent le rejoindre à cause de l’opacité de la brume. En courant vers le hurlement, ils tombèrent seulement sur les vêtements décharnés et ensanglantés de Fabrice. L’innommable éructation recommença et d’un accord tacite immédiat, ils coururent vers la maison. Les rires se firent de plus en plus oppressants, de plus en plus proches. Une main attrapa la jambe d’Auguste, une petite main blanche couleur crème dont les doigts étaient extrêmement longs et griffus. En forçant brutalement, il réussit à se défaire de l’emprise mais les griffes l’avaient profondément blessé. La porte en chêne ne tint pas face aux assauts multiples de cette chose. Les fuyards investirent en vitesse l’abri et barricadèrent la porte avec les meubles les plus massifs qu’ils trouvèrent. On pouvait entendre les murs être grattés de toutes parts et des chuchotements incompréhensibles. Le blessé s’assit sur le premier siège à sa portée et pressa ses blessures en poussant de petits gémissements. Effectuant un garrot, son camarade remarqua que la plaie noircissait et cette tâche sombre se répandait sur le reste de ses membres. Auguste était fiévreux, convulsait par à-coups. Henri sortit donc violemment Madeleine de son lit, tétanisée, pour y installer le malade qui se trouvait alors dans un semi coma. Il la saisit par les deux épaules et gueula.
« C’est quoi ça !? Qu’est-ce qui se passe !? »
Il eut pour seul réponse quelques pleurs.
« Réponds, bordel de merde ! »
Elle continuait à pleurer. Il gifla sans retenue la pauvre fille qui s’effondra sur le sol, il saisit son arme et pointa le canon sur elle.
« Parle, ou je te fusille comme un chien ! »
Madeleine essuya le sang et la morve coulants de son nez puis commença à bafouiller.
« Ça arrive, pour vous… »
Devant le regard circonspect et plein de haine de l’homme, elle reprit.
« Nous lui offrons les voyageurs attirés par… Ne me tuez pas, pitié. - Qu’est-ce qui arrive ! S’époumona Henri. - Ça », pleura la gamine.
Une seule question vint à son esprit, simple et sans fioriture.
« Pourquoi ? - Ça nous protège de la guerre et de la faim. - Comment on l’arrête ? » demanda-t-il, la voix tremblante.
« Je ne sais pas. »
L’adolescente reculait tout en répondant, comme pour échapper à une éventuelle balle. Henri baissa son arme et fouilla de fond en comble la demeure avec l’espoir de trouver une solution miracle. Les grattements se transformèrent en raclements puis en coups. Les chuchotements devinrent de plus en plus forts jusqu’à devenir un véritable cœur anarchique psalmodié dans une langue gutturale inconnue. Madeleine rampa sous son lit et se mit en position fœtale en espérant échapper au sort des étrangers. Auguste convulsa, comme lors d’une crise d’épilepsie, la souillure noire se répandait sur tout son être dans un maelström de douleurs indescriptible. Henri accéléra sa fouille, détruisant le mobilier et cherchant dans les endroits les plus incongrus. C’était sa manière de ne pas céder à la panique. Les murs commencèrent à se craqueler, comme de la peinture trop ancienne. La brume se répandit dans la pièce, submergeant le lit puis toute la maison. Henri pouvait seulement discerner un son d’os broyés dans le vacarme sortant de la brume. Il tira un coup de feu, essayant de viser en direction du bruit. Cela n’eut aucun effet. Pendant qu’il rechargeait son arme, une silhouette énorme, asymétrique avec une multitude d’appendices approcha. Elle était secondée par un cortège de figures humanoïdes de petites tailles. Leurs corps étaient totalement disproportionnés. Certains avaient une tête colossale, d’autre une jambe et un bras plus longs que le corps et les traînaient en marchant. Lorsqu’ils s’approchèrent suffisamment pour que le malheureux puisse les voir distinctement, il ne poussa ni hurlement ni gémissement, son cerveau était paralysé par cette vision. Ses yeux ne purent admettre l’existence d’une telle horreur et s’éteignirent. Ce fut ensuite son cœur qui ne put supporter autant de terreur.
La dernière chose qu’entendit Madeleine cette nuit-là fut un coup de feu et un bruit d’os broyés. Elle ne sortit de sa cachette que bien plus tard, suite aux appels de riverains. Elle courut se blottir dans les bras de Léopoldine, sa chère voisine. Alphonse, son mari, la rassura. « Ne t’en fais pas ma petite, nous allons tous t’aider à reconstruire ta maison. - Est-ce que ça fonctionne, est-ce que nous sommes à l’abri de la guerre ? Répondit-elle, la voix étouffée par la poitrine de Léopoldine. - Oui, ma chérie. Nous payons pour cela. » assura doucement la voisine en lui caressant paisiblement les cheveux.
Ils sont trois à courir comme des damnés dans des champs dévastés par les obus. Ils sont crevés, la poitrine en feu, mais aucun ne songe à faire une pause. Ce sont des déserteurs, et seule la potence attend ceux qui se font attraper. Oh, ils ne sont pas fiers de fuir le front, d’abandonner leurs camarades et de trahir ainsi leur pays. Tous ont un goût amer dans la bouche et pleurent d’être aussi faibles. Peut-être que plus qu’aux sanctions, c’est à la honte qu’ils tentent de se soustraire. Fabrice est différent de ses compères, lui est satisfait de son choix et pour rien au monde ne reviendrait en arrière. Trop de tranchées, de cadavres, de rats et d’absurdes offensives meurtrières. « Que l’état-major monte au créneau et nous en reparlerons ! » s’était-il dit avant de prendre sa décision.
La course dura toute la nuit, du crépuscule à l’aube. Ils prirent finalement une pause dans une petite clairière à l’orée d’une forêt. S’adossant à un arbre, Henri s’exclama fébrilement :
« On ne peut pas s’arrêter longtemps, on va se faire choper sinon. »
Fabrice répondit par un hochement de tête, les paumes appuyées sur ses genoux. Auguste, tout autant en nage que les autres, tentait vainement de faire croire le contraire en bombant le torse. Il rétorqua à ses camarades :
« Il est inutile de gambader au hasard dans la nature, on va s’épuiser et en plus, on est facile à pister. Non, faut qu’on trouve une planque ou des chevaux. Sans ça, dans trois jours, on se balancera au bout d’une corde. »
Les autres avaient l’air convaincus par les arguments de l’homme. Ils n’avaient du moins pas la force ou l’envie de rentrer dans un débat. Fabrice renchérit :
« Et où allons-nous trouver une planque et des chevaux ? Ce coin à l’air complètement mort et, en plus, on ne sait même pas où on est. - On suit la route, il y a des chances qu’on tombe sur un patelin, compléta Henri avant d’être coupé par Auguste. - Et là, on se sert du fusil pour braquer les habitants du bled. On récupère ce dont on a besoin, tout en se débarrassant de ces uniformes. Et arrêtez de me fixer avec vos yeux puant la couardise, je vais m’en charger. »
Bien sûr, cette dernière occurrence était avant tout un moyen pour lui de s’affirmer en tant que chef du groupe. Il avait toujours aimé diriger et être obéi, cela n’allait pas changer en cavale. Tous se mirent donc en route en longeant le sentier de terre. Les trois soldats ne prononcèrent pas un mot durant de longues heures, jusqu’à ce qu’un vieil homme en charrette croise leur chemin. Auguste se mit en travers de la route et le vieillard tira sur les cordes de son attelage pour stopper ses animaux de trait. L’obstruant leva la main en signe de paix, et questionna d’une voix exagérément forte son interlocuteur.
« Bonjour monsieur, pouvons-nous savoir où vous allez et avec quelles marchandises ? »
Le vieux sembla troublé par la question.
« Eh bien, soldat, je livre ces vivres et cet alcool au front. Mais qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites aussi loin du front sur ce chemin perdu ? »
Les larrons essayèrent de contrôler leur anxiété mais la tâche se révéla particulièrement ardue. Auguste s’approcha d’un tonneau, suivi du regard par son propriétaire. Il fit couler un peu de vin, le but et le recracha.
« Cela ne te concerne pas. Tu as l’air suspect, nous allons donc réquisitionner ta charrette jusqu’à ton point de départ où nous inspecterons ton stock. »
Henri, qui commençait à trembler, braqua son arme sur le conducteur.
« Je ne vous suivrai pas. J’ai ici une lettre du capitaine Ernest certifiant de mon honneur. Vous n’avez pas l’autorité pour me mettre aux arrêts ! » Henri tremblait de plus en plus. « Maintenant, cessez cette comédie et laissez-moi passer où vous aurez des problèmes avec lui ! » lança l’inconnu.
Henri tira un coup de feu directement dans la poitrine du bonhomme interrompant brusquement son discours. Contrairement aux apparences, ce coup ne fut pas tiré par erreur ou accident, certainement pas. Henri avait pressé consciemment la détente par crainte que ses compagnons ne se dégonflent et ne laissent la charrette filer. Les deux complices le regardèrent, interloqués, mais aucun ne formula de reproche. Ils étaient tous trop heureux de pouvoir reposer leurs pieds et sauver leurs peaux en même temps. Fabrice enfila les frusques du cadavre et ils cachèrent le corps dans la forêt avant de reprendre la route. Les deux autres se dissimulèrent sous une bâche au cas où ils croiseraient un autre passant.
Le groupe poursuivit sa route mais préféra s’éloigner de l’itinéraire entamé par le vieil homme afin d’éviter de croiser d’éventuelles connaissances qui pourraient reconnaître la charrette. Ils quittèrent la voie principale pour prendre une route tortueuse qui s’enfonçait dans la forêt. Cette dernière était accueillante et il s’en dégageait une petite odeur de noisette. Les feuillages étaient d’un vert éclatant et le soleil éclairait magnifiquement bien les lieux. Ces petits détails influencèrent beaucoup le choix du trio. Quelques heures plus tard, le jour déclinant, un village apparut au détour d’un croisement. Une petite bourgade rustique assez typique du Nord-Est de la France qui, coup du destin, avait l’air intacte. Les rares habitants qui étaient dehors restèrent cois puis rentrèrent chez eux à la vue de Fabrice. « Une bande de péquenots » pensa celui-ci. Une jeune femme s’approcha de lui. Il remarqua qu’elle ne devait pas avoir plus de quatorze ans. De longs cheveux noirs cachaient une partie de son visage. « Joli visage. » se dit le cocher, avec ses yeux d’un vert pâle et ses lèvres pulpeuses. Il lui fit un grand sourire puis la salua.
« Bonjour monsieur, je peux vous demander ce que vous venez faire dans notre paroisse ? » dit-elle avec un ton se voulant être le plus respectueux possible. - Tu peux, ma jolie. Nous… Je cherche un endroit où passer quelques jours, histoire de me reposer avant de reprendre la route. Tu en connais un, par hasard ? - Nous n’avons pas d’auberge, mais si vous avez un peu d’argent, ma grange vous est ouverte. - Pas vraiment, mais je peux te laisser un tonneau de vin en échange. T’es d’accord, ma puce ? »
Avec les restrictions et les réquisitions engendrées par la guerre, il savait que la fille allait sauter sur cette occasion en or.
« C’est une super idée ! Je vous conduis tout de suite chez moi. »
Sur le chemin, Madeleine confessa qu’elle vivait seule depuis 1914, son père étant conscrit et sa mère engagée en tant qu’infirmière dans un hôpital de campagne. Elle était très inquiète, voilà plusieurs mois qu’elle n’avait plus de nouvelles d’eux. Elle souhaitait alors savoir s’il avait quelques informations à ce propos. Ce n’était pas le cas.
La ferme de la jeune dame était en périphérie du bourg, une petite exploitation d’orge et de blé. Quelques bêtes étonnamment grasses dormaient dans un champ voisin. Le véhicule s’arrêta dans la petite grange gorgée de foin. La gamine quitta son invité en lui promettant de lui apporter un repas chaud le lendemain matin. Les deux passagers clandestins sortirent vite de sous la bâche en s’étirant longuement.
« Eh bien, nous voilà au moins en sécurité, commenta Auguste. - On va vraiment dormir dans cette grange pendant plusieurs jours ? Il fait un froid de canard, on va crever gelés, reprit le second. - Qu’est-ce que tu veux de plus, on ne va pas braquer la gosse. On dort là pendant un ou deux jours, on ira dans autre patelin refourguer toute cette merde. Ensuite, on passe la frontière suisse ou espagnole, pourquoi pas aller en Amérique. »
Le ton du chef de fortune était très autoritaire, il ne souhaitait pas un dérapage avec les habitants du coin et craignait une éventuelle foule en colère sortant fourches et torches. Les deux types étaient trop fatigués pour remarquer le silence du troisième. Ils se mirent donc d’accord pour éviter les vagues et se firent discrets en attendant de partir. Ils dormirent emmitouflés dans le foin et la chaude bâche de laine. Fabrice, lui, dut dormir avec la couverture que lui confia Madeleine. Il ne parvint cependant pas à trouver le sommeil. L’odeur de la fille imprégnait le tissu, il adorait ce parfum. Voilà des années qu’il n’avait pas vu sa femme ou même connu la chaleur d’une autre. Il se tournait, se retournait pour essayer de s’assoupir, en vain. Moult images et divers scénarios défilaient dans sa tête, impliquant Madeleine et lui. Il ne pourrait dire combien de temps s’était écoulé, mais la nuit était noire.
Entendant ses camarades ronfler, il se leva et prit la direction de la maisonnée. Les alentours étaient particulièrement brumeux, impossible de voir à plus de trois mètres. Seule la lointaine lumière filtrant à travers les vitres de la chaumière permettait au soldat de se repérer. La température était glaciale mais cela lui importait peu, il ne la sentait même pas. Tel un possédé, il arriva à la fenêtre où il vit l’objet de son fantasme. Madeleine était couchée, son lit près du feu de cheminée éclairant toute la pièce. Bien qu’elle portait une nuisette laissant une large place à l’imagination, il aimait regarder ses formes et sa poitrine qui n’étaient pas cachées par la couverture. Il baissa son pantalon, empoigna son membre et commença un va-et-vient. Cela ne lui suffisait pas, il lui fallait plus. Il fonça vers la porte d’entrée. Dans son excitation, il ne nota pas que la brume s’était doucement approchée de lui, elle pouvait à présent lui lécher le visage. L’accès verrouillé, il tourna la poignée dans tous les sens puis donna un violent coup d’épaule dans le bois solide. La jeune fille se réveilla en sursautant. C’est à ce moment-là que Fabrice entendit un bruit assourdissant, une éructation inhumaine qui le perturba profondément, émanait de la brume. Il ne pouvait dire d’où provenait exactement le son. Terrorisé, l’ancien soldat remonta son pantalon et courut à toutes jambes vers ses compagnons. Il put voir, par la lucarne, l’adolescente réfugiée sous ses draps. Le brouillard s’épaississait à vue d’œil, impossible de retrouver son chemin. Fabrice se retourna dans tous les sens, essayant de repérer l’adversaire. Il entendit une multitude de rires enfantins, des rires qui avaient quelque chose d’inhumain. Ces sons ne pouvaient pas provenir de quelque chose de terrestre. C’est à ce moment-là qu’il vit ce qui le menaçait. Il hurla comme il n’avait jamais hurlé.
Henri et Auguste se levèrent brusquement lorsqu’ils entendirent le beuglement de leur ami. Se précipitant à l’extérieur fusil en main, les deux hommes ne purent le rejoindre à cause de l’opacité de la brume. En courant vers le hurlement, ils tombèrent seulement sur les vêtements décharnés et ensanglantés de Fabrice. L’innommable éructation recommença et d’un accord tacite immédiat, ils coururent vers la maison. Les rires se firent de plus en plus oppressants, de plus en plus proches. Une main attrapa la jambe d’Auguste, une petite main blanche couleur crème dont les doigts étaient extrêmement longs et griffus. En forçant brutalement, il réussit à se défaire de l’emprise mais les griffes l’avaient profondément blessé. La porte en chêne ne tint pas face aux assauts multiples de cette chose. Les fuyards investirent en vitesse l’abri et barricadèrent la porte avec les meubles les plus massifs qu’ils trouvèrent. On pouvait entendre les murs être grattés de toutes parts et des chuchotements incompréhensibles. Le blessé s’assit sur le premier siège à sa portée et pressa ses blessures en poussant de petits gémissements. Effectuant un garrot, son camarade remarqua que la plaie noircissait et cette tâche sombre se répandait sur le reste de ses membres. Auguste était fiévreux, convulsait par à-coups. Henri sortit donc violemment Madeleine de son lit, tétanisée, pour y installer le malade qui se trouvait alors dans un semi coma. Il la saisit par les deux épaules et gueula.
« C’est quoi ça !? Qu’est-ce qui se passe !? »
Il eut pour seul réponse quelques pleurs.
« Réponds, bordel de merde ! »
Elle continuait à pleurer. Il gifla sans retenue la pauvre fille qui s’effondra sur le sol, il saisit son arme et pointa le canon sur elle.
« Parle, ou je te fusille comme un chien ! »
Madeleine essuya le sang et la morve coulants de son nez puis commença à bafouiller.
« Ça arrive, pour vous… »
Devant le regard circonspect et plein de haine de l’homme, elle reprit.
« Nous lui offrons les voyageurs attirés par… Ne me tuez pas, pitié. - Qu’est-ce qui arrive ! S’époumona Henri. - Ça », pleura la gamine.
Une seule question vint à son esprit, simple et sans fioriture.
« Pourquoi ? - Ça nous protège de la guerre et de la faim. - Comment on l’arrête ? » demanda-t-il, la voix tremblante.
« Je ne sais pas. »
L’adolescente reculait tout en répondant, comme pour échapper à une éventuelle balle. Henri baissa son arme et fouilla de fond en comble la demeure avec l’espoir de trouver une solution miracle. Les grattements se transformèrent en raclements puis en coups. Les chuchotements devinrent de plus en plus forts jusqu’à devenir un véritable cœur anarchique psalmodié dans une langue gutturale inconnue. Madeleine rampa sous son lit et se mit en position fœtale en espérant échapper au sort des étrangers. Auguste convulsa, comme lors d’une crise d’épilepsie, la souillure noire se répandait sur tout son être dans un maelström de douleurs indescriptible. Henri accéléra sa fouille, détruisant le mobilier et cherchant dans les endroits les plus incongrus. C’était sa manière de ne pas céder à la panique. Les murs commencèrent à se craqueler, comme de la peinture trop ancienne. La brume se répandit dans la pièce, submergeant le lit puis toute la maison. Henri pouvait seulement discerner un son d’os broyés dans le vacarme sortant de la brume. Il tira un coup de feu, essayant de viser en direction du bruit. Cela n’eut aucun effet. Pendant qu’il rechargeait son arme, une silhouette énorme, asymétrique avec une multitude d’appendices approcha. Elle était secondée par un cortège de figures humanoïdes de petites tailles. Leurs corps étaient totalement disproportionnés. Certains avaient une tête colossale, d’autre une jambe et un bras plus longs que le corps et les traînaient en marchant. Lorsqu’ils s’approchèrent suffisamment pour que le malheureux puisse les voir distinctement, il ne poussa ni hurlement ni gémissement, son cerveau était paralysé par cette vision. Ses yeux ne purent admettre l’existence d’une telle horreur et s’éteignirent. Ce fut ensuite son cœur qui ne put supporter autant de terreur.
La dernière chose qu’entendit Madeleine cette nuit-là fut un coup de feu et un bruit d’os broyés. Elle ne sortit de sa cachette que bien plus tard, suite aux appels de riverains. Elle courut se blottir dans les bras de Léopoldine, sa chère voisine. Alphonse, son mari, la rassura. « Ne t’en fais pas ma petite, nous allons tous t’aider à reconstruire ta maison. - Est-ce que ça fonctionne, est-ce que nous sommes à l’abri de la guerre ? Répondit-elle, la voix étouffée par la poitrine de Léopoldine. - Oui, ma chérie. Nous payons pour cela. » assura doucement la voisine en lui caressant paisiblement les cheveux.
Texte de Wasite
Merci à la Waffe pour la correction de ce pavé, ça n'a pas dû être de tout repos !
RépondreSupprimerCette histoire est géniale ! J'ai adoré ! Même si au bout d'un moment on devine un peu la fin, on reste en haleine - du moins, pour ma part - tout le long. Bravo à l'auteur !
RépondreSupprimerJe remarque une inspiration lovecraftienne plutôt marquée, tout en ayant une propre identité. Le vrai problème de ce texte c'est la non-prise de risque à mon avis. Sinon c'est très sympa.
RépondreSupprimerL'âge de la fille me paraît confus. Si c'est voulu je m'en excuse, mais l'homme ne lui donne pas plus de 14 ans, et ensuite elle affirme vivre seule depuis ses 14 ans. Petite erreur ?
SupprimerErreur de correction, en fait elle dit qu'elle était seule depuis 1914, pas depuis ses 14 ans. C'est modifié.
SupprimerPourquoi se battre pour un gouvernement qui ne nous voient que comme de simples pions? Ces hommes ont eu raisons, même si je ne cautionne en rien leur actes envers cet homme et sa charrue ou encore cette fille, j'entends bien.
RépondreSupprimerC'est juste des lâches et étant donner que ca les concerne directement (bah oui guerre mondiale ) c'est bien fait qu'ils meurent ^^
SupprimerNon, ton raisonnement est stupide, les soldats (ou le peuple) ne sont jamais les gagnants d'une guerre. C'est pas parce qu'une guerre est mondiale qu'elle concerne tout le monde et que tout le monde doit y participer =_=" !
SupprimerJe n'aime habituellement pas les histoires en rapport avec la guerre... Mais j'ai passé un agréable moment à lire! J'aime beaucoup ce retour de flamme. Un peu prévisible, mais bien agréable quand même!
RépondreSupprimerElle est franchement pas terrible. Mal écrite par endroits, il y a un gros parti pris au début en mode "bouh les déserteurs sont des lâches" qui fleure bon la mentalité militariste et les sentiments plan-plan nationalistes. Il n'y a aucune fierté à faire la guerre, et la guerre n'a pas de héros, point final.
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