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Ubloo (partie 7)

Partie 1
Partie 2
Partie 3
Partie 4
Partie 4.5
Partie 5
Partie 6


Mon second voyage en voiture avec Eli n’a été en rien semblable au premier. Cette fois, nous avons pris mon véhicule personnel, bien que je prisse mon badge et mon revolver juste pour me sentir en sécurité. Ce n’était pas mon premier mauvais rêve, je le savais bien, mais celui-ci m’avait beaucoup plus touché, et savoir qu’une chose était dans la nature et causait tout cela me terrifiait.

Si la première fois que j’avais voyagé avec lui, Eli était resté complètement silencieux, il était cette fois-ci devenu intarissable. Il radotait à propos de sa ferme à Natchez, de ses cultures qui étaient sur le point d’arriver à maturité pour être récoltées et du fait qu’il avait prévu d’en offrir une bonne partie au refuge pour les sans-abris du coin. Il parlait de ses réussites à Northwestern et des anciens élèves devenus célèbres qui avaient assisté à ses cours ou qu’il avait vu sur le campus, et d’à quel point il se méfiait des chiens (ce qui ne me plaisait pas du tout) car, étant enfant, il en avait vu toute une meute encercler et tuer un lapin.

« Je vous jure, ils n’ont même pas bouffé la pauvre bête, ils l’ont juste gnaqué et secoué dans tous les sens à tour de rôle. C’était horrible. »

Je ne lui ai pas précisé qu’il aurait probablement pu simplement prendre un bâton et l’agiter vers eux pour qu’ils s’enfuient, mais le laisser parler sans s’arrêter me permettait de regarder dans le vide en pensant à ce qui nous attendait.

Monaya Guthrie.

Enfin, pas exactement.

J’ai appris qu’elle était décédée en 2010 en cherchant dans la base de données de la police. Elle avait vécu à Tawson pendant un moment, mais elle avait ensuite déménagé à South Lewiston, en Louisiane. Pour nous, c’était une petite virée de deux heures en voiture vers le cœur des marécages. « Elle est allée dans un endroit plus sombre. » C’était ce qu’Eli avait dit être probablement la raison, et qui aurait pu lui en vouloir. De ce que je comprenais, beaucoup d’enfants avaient face à du harcèlement racial et à un environnement malveillant après la fermeture de l’école maternelle. Monaya devait en avoir particulièrement souffert, étant donné que sa fille était décédée quelques années plus tard. Noyée une nuit alors qu’elle avait filé en douce pour aller nager. Si l’on devait me demander mon avis, je dirais que c’est ce qui l’a amenée à déménager.

Une fille qu’elle a eu plus tard – et dont j’ai appris que le nom était Kyla – lui a survécu et m’a communiqué sa dernière adresse connue. J’ai pensé que ce serait le meilleur endroit pour commencer à chercher.

« Aller, arrêtez-vous ! a dit Eli, interrompant le flux de mes pensées.

— Hein ? Quoi ? ai-je dit, en ralentissant.

— Bon sang, vous ne m’avez même pas écouté, n’est-ce pas ? a-t-il répondu d’un air agacé. Je vous dis de vous arrêter et de me laisser aller pisser, pour l’amour de Dieu. »

J’ai allumé mon clignotant et nous sommes entrés sur le parking d’un restaurant. Lorsque nous nous sommes enfin arrêtés, Eli a ouvert la portière et a sauté hors du véhicule.

« J’en ai pour cinq petites minutes, ne vous avisez pas de vous barrer sans moi, c’est bien compris ? »

J’ai grogné alors qu’il fermait la porte et se précipitait en gesticulant vigoureusement vers la rampe menant à la porte de l’établissement.

Pour être honnête, tout cela n’avait aucun sens pour moi. Je comprenais que cette Monaya ait pu être furax à cause de ce qui était arrivé à l’école, aucun problème, mais comment avait-elle su comment réaliser le rituel ? Eli avait dit – Abian aussi – qu’il était probable que le rituel ait été accompli par le passé. Les gens avaient réalisé qu’ils pouvaient entraver la malédiction en enterrant la personne vivante, et parfois contre leur volonté, mais les corps pouvaient toujours être déterrés par mégarde et le mauvais sort réveillé, ou si cette théorie est exacte, réinvoqué.

J’ai changé de position sur mon siège et regardé ma montre. Cela faisait bien dix minutes. Il pissait vachement longtemps.

Le moteur ronflait toujours, et ce son restait suspendu dans l’air lourd de Louisiane comme celui d’une lointaine cigale.

Quelque chose dans ce bruit me faisait me sentir mal à l’aise. J’ai tourné les clés dans le contact, arrêtant complètement la voiture, et j’ai réalisé que tout était totalement, sinistrement silencieux.

Je suis sorti de mon véhicule et me suis étiré. J’ai déambulé sur le parking et me suis arrêté à son extrémité, regardant un petit ruisseau couler paresseusement. J’ai commencé à un peu gesticuler et à tirer sur mon entrejambe. Bordel, maintenant j’avais aussi envie de pisser.

J’ai marché vers le restaurant, le soleil éclatant empêchait de voir à travers la fenêtre sombre, et j’ai poussé aisément la porte.

Il y avait quelques gens du coin appuyés sur le comptoir, ils avaient l’air de routiers. Derrière le bar, une serveuse entre deux âges avec des cheveux blonds versait du café dans la tasse d’un homme plus vieux.

« J’peux vous aider ? a-t-elle dit en posant une main sur sa hanche, l’autre tenant toujours la cafetière.
— Non m’dame, j’attends juste mon ami, il est entré pour passer au petit coin.

— Ah, un vieux gars, hein ? Avec un bouc ?

— C’est bien lui, ai-je répondu avec un sourire.

— Les toilettes sont là-bas, a-t-elle dit en désignant le fond du restaurant. Vous pouvez attendre ici, hésitez pas à faire signe si jamais vous avez besoin.

— Merci m’dame », ai-je dit en me dirigeant dans cette direction.

Je suis passé à côté d’un jukebox qui avait l’air proche de rendre son dernier soupir. Le disque à l’intérieur tournait, quoique le son grésillait un peu.

« Hey, hey, hey baby ! chantait l’appareil, jouant une réinterprétation éraillée de ‘Hey Baby’ par Bruche Channel. I want to know if you’ll be my girl. »

Je me suis arrêté devant la porte des toilettes des hommes et ai remarqué le « occupé » sur la poignée de la porte. J’ai laissé échapper un soupir et me suis adossé contre le mur.

Une voix usée, semblable au grognement d’un grizzly, s’est élevé dans ma direction.

« Eh là ! »

J’ai levé la tête et ai vu un vieil homme avec de longs cheveux gris et une barbe semblable, tellement hirsutes qu’ils semblaient ne pas avoir été lavés depuis plusieurs jours. Il portait une veste de treillis couleur olive qui avait bien vécu et le couvre-chef qui allait avec, en travers duquel était inscrit « Vétéran de la guerre de Corée ». Lorsque mon regard a croisé le sien, il a à nouveau pris la parole.

« C’te truc-là », a-t-il grincé avec un fort accent louisianais en désignant ma jambe.

J’ai regardé vers le bas et ai vu le logo du Corps des Marines des Etats-Unis tatoué sur mon mollet.

« C’t-un comme le mien, a-t-il dit, retroussant une manche de sa veste et révélant un tatouage similaire, bien qu’un peu effacée.

— Vous avez servi, hein ? ai-je répondu en faisant un signe de tête vers son couvre-chef. En Corée ?

—Yahp, yahp », a-t-il dit en tendant la main vers sa tasse de café. Il a pris une longue et bruyante gorgée.

« Mon grand-père aussi, ai-je dit en m’éloignant du mur sur lequel j’étais appuyé.

— C'l'élite, a baragouiné l’homme à travers sa barbe.

— Jeff Danvers, ai-je dit en marchant vers lui, lui tendant ma main. Première classe. »

Il a fermement agrippé ma main avec sa paume sale et m’a offert un sourire édenté.

« Robert Jennings. Soldat première classe. »

Il serrait ma main encore plus fort à présent, et la secouait vigoureusement. J’ai froncé les sourcils.

« Excusez-moi, vous avez dit que votre nom ét… »

Juste à ce moment, il a sorti un flingue avec son autre main et m’a tiré dans la hanche.

« ARGH ! » ai-je crié, chutant sur le sol en tenant ma jambe.

J’ai entendu la serveuse lâcher un cri de surprise et le vacarme de la vaisselle s’écrasant sur le sol tandis que quelques autres clients tentaient de s’échapper. Deux coups de feu et un grand bruit sourd ont suivi.

« PERSONNE BOUGE ! a hurlé l’homme tandis que je le regardais traverser à grands pas le restaurant.

— Robert, allons, a commencé la serveuse d’une voix tremblante. Tu veux pas discuter ?

— TA GUEULE ! » a-t-il beuglé en secouant son arme. Je regardais les autres clients se baisser hâtivement en tenant leur tête.

Il s’avançait à présent lentement derrière le comptoire.

« Ouais, ch’ais pas, ch’ais pas… »

Le flingue tremblait désormais dans sa main tandis qu’il parlait.

Je me suis retourné pour avoir une meilleure vue et ai vu deux corps à terre près de la porte. Il les avait probablement eus alors qu’ils essayaient de s’enfuir. Ils étaient tombés de telle manière qu’il aurait fallu les déplacer pour pouvoir ouvrir la porte, ce qui expliquait que personne d’autre n’ait tenté le coup.

« T’es en patrouille et t’trouves l’cadav' de ton pote par terre dans la crasse, disait-il en retenant ses larmes. Et quand ton aut’ pote le r'tou'ne le corps explose, BOUM ! »

Sur ces derniers mots, il a tiré dans le plafond en titubant. Il était presque en train de sangloter à ce moment. Son bras est retombé sur le côté en se balançant un peu, et je l’ai entendu renifler bruyamment. Lentement, il a longé le bar, dépassé un client recroquevillé, élevé son pistolet jusqu’à sa tête et a pressé la détente.

BANG !

Sa cervelle a giclé sur le bord du comptoir et la serveuse a de nouveau crié. Au même moment, j’ai vu le dernier client se relever de là où il s’était refugié et se précipiter sur lui.

« Rrrraaaaaaaahhhh ! » a-t-il hurlé en courant.

BANG ! BANG !

Il est tombé à quelques mètres à peine du vieil homme-grizzly avec deux balles dans la poitrine, son sang se répandant doucement sur le sol.

Pendant ce temps, j’avais réussi à commencer à me relever. J’étais assis, adossé à une cabine, et je me suis tiré d’un coup sec vers la table pour parvenir à atteindre la chaise. Lorsque j’ai finalement réussi à me tenir debout, j’étais à bout de souffle, et j’ai vu qu’il se dirigeait derrière le bar, vers la serveuse.

« ARRÊTEZ IMMEDIATEMENT ! ai-je crié. LAISSEZ-LA TRANQUILLE ! »

Il a commencé à se déplacer bizarrement de droite à gauche, dans une sorte de pas-chassé chancelant. Puis il a commencé à agiter son arme en rythme avec ses pas.

« Hey, hey, hey baybay ! » grommelait-il alors qu’il bougeait.

J’ai regardé au-dessus de mon épaule et j’ai vu le jukebox qui continuait de diffuser la chanson de Bruce Chanel.

« Hey, hey, hey baby » émettait le jukebox, mais il sautait et répétait seulement ces mots.

La serveuse était à présent en train de sangloter bruyamment alors qu’il arrivait jusqu’à elle.

« Heyyyyyy hey hey baybay, disait-il tandis qu’il plaquait son arme en avant de sorte qu’elle soit dirigée vers on estomac.

— Non, s’il te plaît… a-t-elle commencé alors qu’il saisissait sa main en continuant de danser.

— Heyyyyyy hey hey baybay ! »

Elle sanglotait comme une hystérique tandis qu’il faisait aller son bras d’avant en arrière comme s’il dansait avec elle.

« Heyyyyyy hey hey baybay ! a-t-il de nouveau dit, et j’ai entendu la pointe de lecture du tourne-disque passer finalement à la deuxième partie du refrain. I wanna knooooo-o-o-o-o-ow if you’ll be my girl ! »

BANG !

Sur le dernier mot, il avait enfoncé le canon de son pistolet sous son menton et appuyé sur la détente. Le plafond était maintenant recouvert d’un rouge sombre clairsemé de mèches blondes.

J’ai tressailli lorsque le coup est parti, n’étant pas prêt à entendre ce bruit. Il est resté immobile un moment, fixant le plafond en continuant d’arborer son sourire édenté, puis ses yeux sont redescendus sur la femme qui gisait sans vie au sol. Son sourire s’est effacé.

Lentement, il s’est retourné et a retraversé le restaurant, prenant la direction de ma cabine.

« NON ! NON ! ARRÊTEZ CA ! » ai-je crié, tombant au sol et rampant vers l’extrémité de la salle avec mes épaules et ma jambe encore en état.

Le disque n’arrêtait plus de sauter désormais, la chanson était terminée. Il semblait se synchroniser avec ses pas tandis qu’il s’approchait lentement de moi.

« Je suis un officier de police ! Je peux vous aider ! Allez, posez le revolver et nous pourrons discuter, s’il vous plaît ! »

Il ne m’écoutait pas et continuait de se rapprocher. J’avais à présent atteint le bout du restaurant et m’étais tourné pour me caler contre le mur tout en le regardant s’avancer d’un air sinistre.

« Hmmmmm, hmm hmm hmm-hmm ! »

Je l’ai entendu fredonner, et j’ai réalisé qu’il imitait toujours le jukebox.

Le bout de son pied a atteint le mien et il s’est arrêté, se tenant à mes pieds, le flingue pendant à son côté comme un poids.
« S’il vous plaît, j’ai une femme et un fils », ai-je supplié.

Il a souri de nouveau en me regardant de haut, puis a penché sa tête en arrière et a laissé s’échapper un long rire, presque un gloussement.

Sa tête est retombée et j’ai vu le visage rasé de près de Thomas Abian.

« Bouh. »

Son ton était si sombre et profond que ça sonnait presque comme une blague. Puis il a fourré le canon de son revolver dans sa bouche et a pressé la détente.

J’ai juste eu le temps de voir sa tête exploser.

« Ubloo ! »

Je me suis réveillé en sursaut au son de coups frappés à la vitre.

« Eh ! »

J’ai regardé vers là d’où venait le bruit et ai vu Eli qui regardait à travers la vitre côté passager.

« Ouvrez, il fait plus chaud que dans une fournaise dehors !

— Hum, oui, ai-je dit, tâtonnant à la recherche de l’ouverture électrique, que j’ai d’abord reverrouillée avant de parvenir à l’ouvrir. Désolé, j’ai dû m’assoupir. »

Eli a ouvert la portière et s’est arrêté, à moitié rentré, lorsqu’il m’a entendu terminer ma phrase.

« Oh, a-t-il commencé, puis il s’est tourné pour me regarder. Vous allez bien ?

— Oui, oui, ça va », ai-je répondu en mettant le contact et en mettant la clim à fond. Bon sang, la chaleur à l’intérieur était devenue insupportable.

« Eh bien, je suis prêt à prendre la route. Sauf si vous devez filer vous soulager rapidement aussi. »

Je n’ai pas répondu tout de suite et ai regardé le restaurant au-dessus de mon volant. J’ai croisé le regard d’une serveuse brune, un peu plus jeune que la version que j’avais vue en rêve. Elle a remarqué que je la fixais, a souri et m’a fait un signe de la main, bien que je ne pusse bouger le moindre muscle.

« Non, non, ai-je dit en attachant ma ceinture et en vérifiant que personne n’était derrière moi sur le parking. Allons-y. »
Le reste du trajet s’est déroulé à peu près de la même manière. Enfin, sans la partie où je m’endors sur un parking et où je rêve de Robert Jennings qui part dans une folie meurtrière.

Eli a repris son monologue là où il l’avait laissé, parlant de sa carrière et d’autres choses. Je pense qu’il savait que je ne l’écoutais pas, mais qu’il appréciait tout de même d’avoir quelqu’un à qui parler. La vie à la ferme ne devait pas être pleine de moments en société.

Nous avons fini par dépasser un panneau sur l’autoroute sur lequel était inscrit « Vous entrez maintenant dans le South Lewiston », et le silence s’est installé dans la cabine de ma voiture. Le ronronnement du monteur et le souffle continu de l’air conditionné étaient les seuls bruits audibles.

J’ai regardé le GPS sur mon tableau de bord et ai vu que nous n’étions qu’à dix minutes de notre destination.

« Dites, Jeff, a finalement dit Eli.

— Oui ?

— Je sais que nous sommes là pour parler à Kyla, mais est-ce que vous avez au moins pensé à ce que vous alliez lui demander ? »

J’ai réfléchi à la question pendant une seconde ou deux.

« Oui », ai-je finalement répondu.

Le silence s’est de nouveau fait entendre.

« Et ? a demandé une nouvelle fois Eli.

— Je ne sais toujours pas. »

Nous avons parcouru les derniers kilomètres en silence, quittant d’abord l’autoroute avant de traverser un centre-ville délabré, puis en tournant à gauche et à droite çà et là, jusqu’à ce que nous atteignions une petite route sinueuse avec des maisons très, très espacées.

« Vous êtes arrivé à destination », a déclaré le GPS tandis que je ralentissais pour m’arrêter sur le côté de la route.

J’ai mis la voiture en position parking et ai regardé une longue allée de terre menant à une petite maison brune. Elle avait l’air d’avoir besoin d’un bon coup de peinture et de quelques travaux de réparation sur les côtés. Un carillon avec trois petits oiseaux jaunes qui se balançaient parmi les tubes de métal était suspendu sur le porche.

J’ai regardé Eli et il m’a rendu mon regard. Il a acquiescé, et nous sommes sortis de la voiture.

Tandis que je marchais le long de l’allée, j’ai regardé autour de moi. Le jardin était tondu (à une certaine hauteur), les herbes folles y avaient pénétré depuis le bord de la route et avaient dû progresser lentement dans les carrés de gazon et de terre pendant des années. Il y avait deux chaises de jardin sur le porche avec une table entre elles, un verre de ce qui semblait être du thé glacé reposant sur cette dernière et laissant échapper des gouttes de condensation dans la chaleur de l’air de la Louisiane.

Eli et moi-même nous sommes dirigés vers les premières marches menant au porche, échangeant un regard discret de côté, puis je suis arrivé et j’ai toqué à la porte-moustiquaire.

Des bruits de pas ont retenti depuis l’intérieur, puis une femme s’est approchée de la porte, l’a ouverte de quelques centimètres et est sortie à moitié. Elle avait l’air d’approcher la quarantaine, mais elle était toujours très belle.

« Je peux vous aider ? a-t-elle dit d’un air suspicieux.

— Oui madame, nous recherchons une certaine Kyla Guthrie, est-elle disponible ? ai-je répondu, essayant d’être le plus poli possible.

— Elle l’est… a-t-elle répondu. C’est moi-même. »

Eli et moi-même avons un peu gesticulé, gênés, lui en laissant échapper une sorte de toussotement.

« Madame, mon nom est Jeff Danvers. Je suis un officier de police de Tawson, Louisiane, et voici mon associé, Eli Jacobs.

— Madame, a dit Eli en soulevant son chapeau.

— Nous aurions voulu savoir s’il était possible de vous poser quelques questions. »

Kyla a fait passer son regard de moi à Eli, puis il est revenu sur moi.

« Et qu’est-ce qu’un officier de police de Tawson peut bien vouloir de moi ?

— Eh bien, madame, nous nous demandions si… Hum… ai-je dit, laissant ma voix se briser.

— Nous nous demandions si cela vous dérangeait de répondre à quelques questions à propos de votre défunte mère, paix à son âme, a repris Eli. Elle vivait à Tawson avant, n’est-ce pas ?

— Ma mère ? a répondu Kyla en se retournant vers Eli. Oui, en effet, nous y vivions toutes les deux. Mais qu’est-ce que vous pourriez bien vouloir d’elle ?

— Madame, ceci n’a rien à voir avec une enquête. Nous avons juste… »

Cette fois, c’est Eli qui s’est interrompu.

« Nous avons trouvé un message, ai-je lâché.

— Un message ? a demandé Kyla. Son regard m’a fait frissonner.

— Oui, nous avons trouvé un message venant de votre mère. »

Kyla nous a fixé du regard d’un air maintenant très suspicieux.

« Quel genre de message ?

— Il a été découvert sur une scène de crime dans la vieille école maternelle de la ville », ai-je de nouveau lâché. Eli m’a jeté un regard appuyé.

Kyla a laissé s’échapper un cri de surprise, confirmant mon sentiment très sûr mais pourtant un peu hésitant qu’elle était aussi humaine que moi.

« Eh bien, entrez, entrez donc. »

Elle a ouvert la porte et je l’ai suivie à l’intérieur, Eli à ma suite. Sa maison était étonnamment fraîche, ce qui était probablement dû à l’ombre qu’elle obtenait naturellement grâce aux arbres qui l’entouraient. Le mobilier était un peu ancien mais tout de même fonctionnel, et l’endroit paraissait simplement… curieusement sain.

Nous l’avons suivie dans le salon et elle a fait un geste vers le canapé.

« Vous pouvez vous installer ici, si vous voulez. Vous voulez boire quelque chose ? Une tasse de thé glacé ? De l’eau avec des glaçons ? a-t-elle demandé.

— Juste un peu d’eau serait formidable, madame, je vous remercie, a répondu Eli alors qu’il ôtait son chapeau et s’asseyait.

— Rien pour moi, merci », ai-je dit en l’imitant et en prenant place de l’autre côté du canapé.

Passant par une porte ouverte, Kyla s’est rendue dans la cuisine. Je l’ai regardée sortir un verre du placard, ouvrir le frigo et sortir un pichet d’eau. Elle en a versé dans le verre avant de replacer le récipient à sa place. Elle a fermé le frigo et j’ai croisé les mains en l’abandonnant du regard, de manière à ce qu’elle ne s’aperçoive pas que j’avais suivi l’ensemble de ses actions.
« Tenez », a-t-elle dit en tendant le verre à Eli.

Elle s’est assise dans un fauteuil inclinable en face de nous.

« Merci, madame », a-t-il répondu, prenant une longue gorgée avant de le poser sur la table, prenant bien soin d’utiliser un dessous de verre.

Nous sommes tous restés dans un silence gênant pendant quelques secondes avant de nous rappeler la raison pour laquelle nous nous étions préparés à discuter.

« Alors, ce message, a commencé Kyla. Pourrais-je le voir ? »

Je me suis tourné vers un petit sac que j’avais amené avec moi et ai ouvert la fermeture-éclair. J’y ai pris la note qui était conservée dans un petit sac en plastique et lui ai tendu.

Elle l’a prise et l’a observée, a plissé les yeux, puis l’a relue.

« Je suis désolée, je ne suis pas sûr de comprendre… » a-t-elle dit en nous regardant de nouveau.

J’ai laissé échapper un petit soupir. La patience n’avait jamais été mon fort. Heureusement, cependant, il y avait une technique d’interrogatoire pour ce genre de cas. Tout donner dès le début et espérer prendre la personne par surprise.

« Madame, auriez-vous une raison de penser que votre mère aurait été impliquée dans des affaires de vaudou ? »

Du coin de l’œil, j’ai vu Eli se tourner lentement vers moi et ai senti ses yeux pratiquement creuser un trou dans ma tête. Kyla, pour sa part, me fixait, la bouche légèrement ouverte.

Après quelques secondes, elle s’est mise à rire, presque hystériquement.

J’ai regardé Eli qui avait pris un air renfrogné, et j’ai répondu en haussant les épaules. Kyla a continué à rire pendant quelques instants.

« Wow ! » a-t-elle finalement dit, agitant ses mains pour se faire de l’air. Elle m’a de nouveau regardé pendant un court moment et s’est de nouveau mise à rire.

Lorsqu’elle a eu fini, elle a essuyé les larmes qui commençaient à couler du coin de ses yeux.

« Je suis désolée, a-t-elle dit. C’est juste… »

Elle a lâché un autre petit rire.

« Vous comprenez, ma mère craignait beaucoup Dieu, a-t-elle enfin dit, parvenant à se reprendre. Elle allait à l’église tous les dimanches, elle priait quand vous faisiez quelque chose de mal, elle priait quand vous étiez malade… Si elle avait ne serait-ce qu’entendu le mot « vaudou », elle vous aurait flanqué une bonne rouste à tous les deux. »

Elle a de nouveau ri quelques instants, puis s’est replacée dans son fauteuil.

« C’est bon à entendre, ai-je répondu en souriant. C’est juste que, ce message, nous pensons qu’il aurait pu avoir été laissé sur le site de ce qui semble être un rituel vaudou, caché entre les lattes du plancher de la vieille école maternelle. »

Kyla m’a regardé et son sourire s’est évanoui instantanément.

« Oh, vous êtes sérieux ? » a-t-elle demandé.

J’ai acquiescé solennellement.

« Eh bien, puisque je vous ai torturés avec ma crise de rire, je peux aussi bien vous le dire. »

Eli et moi nous sommes penchés en avant, l’écoutant attentivement.

« Vous voyez, ma mère était très en colère lorsqu’on a fermé cette école, a-t-elle dit, prenant son paquet de cigarette, en sortant une et l’allumant, avant de prendre une longue bouffée et de recracher la fumée. Alors, elle aimait peut-être Jésus, mais elle était féroce, comme une lionne. »

Eli lui a tendu un cendrier et elle lui a fait un signe de tête pour le remercier, le plaçant à côté d’elle et y plaçant sa cigarette.

« Vous comprenez, quand ça me concernait moi ou ma sœur, elle aurait fait n’importe quoi. Je veux dire, se disputer avec les professeurs à cause de nos notes, s’assurer que les autres enfants ne nous harcelaient pas, tout. Elle a toujours voulu que nous soyons traitées avec respect et que nous en fassions de même avec tout le monde. »

Elle a fait tomber la cendre de sa cigarette avant de poursuivre.

« Mais lorsqu’ils ont fermé cette école, eh bien, je n’avais jamais vu ma mère aussi furieuse. Bon sang, elle s’est même énervée sur moi et ma sœur quelques fois, simplement parce qu’elle avait… tant de rage en elle. »

Je me suis encore rapproché, me penchant au-dessus de la petite table de salon.

« Bon, paix à son âme, ma mère était une sainte, il n’y a aucun doute là-dessus, a dit Kyla en prenant une autre bouffée. Mais est-ce qu’elle aurait pu faire semblant de lancer un rituel vaudou pour terroriser les gens et les faire partir de l’école ? Eh bien, je dois dire que ça ne me semble pas impossible. »

Eli et moi-même nous sommes un peu reculés dans le canapé, fatigués par notre posture tendue.

« Excusez-moi, vous avez dit faire semblant ? a dit Eli.

— Oui, eh bien, pour ce que je sais, cette école n’a toujours pas été revendue, a répondu Kyla, écrasant sa cigarette. Je ne suis pas sûr que ce qu’elle a fait ait quoi que ce soit à voir avec ça, mais si ça n’a été découvert que maintenant, on dirait bien que ça a marché, n’est-ce pas ? »

Je me suis rassis dans le fond du sofa, désemparé. Kyla l’a remarqué et m’a lancé un drôle de regard.

« De quelle partie de l’Afrique est originaire votre famille, Kyla, si vous le savez ? » a demandé Eli après un silence.

Kyla a tourné son regard vers lui, semblant de nouveau suspicieuse.

« Et qu’est-ce que ça a à voir avec tout ça ? a-t-elle rétorqué.

— J’ai été professeur d’histoire africaine à Northwestern pendant, eh bien, peut-être vingt ans, a-t-il répondu en souriant, avant de se lever pour s’approcher d’un mur et montrer un masque en bois peint. Mais je n’arrive pas à savoir de quelle sorte d’art il s’agit ici. Bon sang, ça me titille depuis que je suis arrivé. »

Kyla a laissé un sourire apparaître.

« Ma mère adorait ce truc, moi, par contre, je l’ai toujours trouvé affreux, lui a-t-elle dit en se levant pour s’approcher afin de le retirer du mur. Du Mali. »

Elle l’a offert à Eli, qui l’a pris avec un sourire et a mis ses lunettes sur le bout de son nez.

« Le Mali. Ah, quelle belle architecture ils ont là-bas, a-t-il dit en retournant le masque entre ses mains et en l’inspectant. Et c’est plutôt de l’Est ou de l’Ouest ?

— Eh bien, de l’Est, je crois, a-t-elle répondu, mettant les mains dans ses poches, commençant à se sentir mal à l’aise.

— Près de la frontière avec l’Algérie ? a demandé Eli, la regardant directement dans les yeux.

— Oui… C’est à peu près tout ce que je sais, en fait… a-t-elle dit. Je voyais qu’elle était vraiment mal à l’aise.

— Et la tribu, pour être précis, ce ne serait pas les Binuma, par hasard ? »

Kyla m’a jeté un regard pendant une seconde avant de revenir à Eli.

« Je… je suis désolée, mais c’est vraiment tout ce que je sais. »

Eli a maintenu son regard pendant quelques secondes avant de sourire, regardant de nouveau le masque dans ses mains.

« Eh bien, c’est tout de même très gentil de votre part, merci beaucoup », a-t-il dit en le lui rendant.

Elle l’a pris en lançant un regard sceptique à Eli, puis l’a raccroché au mur.

« Eh bien, Jeff, a commencé Eli. Je pense qu’on a tout ce qu’il nous faut, n’est-ce pas ?

— Oui, ça nous a bien fait avancer, ai-je renchérit, me levant. Merci pour votre hospitalité et votre coopération, madame.

— Bien sûr, a répondu Kyla, reprenant son assurance. Laissez-moi vous raccompagner. »

Elle nous a ramenés à la porte d’entrée et nous l’avons remerciée encore une fois, puis Eli et moi-même avons remonté l’allée, sentant son regard fixé dans notre dos jusqu’au bout. Nous avons finalement atteint la voiture, y sommes montés, et sommes partis, gardant le silence pendant quelques minutes. Eli l’a finalement brisé quand nous avons atteint les routes principales.

« Ce masque était ancien.

— Vous êtes sûr que ce n’est pas un faux ? ai-je répondu.

Impossible, je l’aurais vu », a-t-il dit, laissant apparaître un sourire.

Nous avons roulé encore un petit moment, de nouveau dans le silence, avant que ce ne soit mon tour de le rompre.

« Et maintenant ?

— Pourquoi ne nous arrêterions-nous pas déjeuner quelque part pour faire le point ?

— Bien sûr », ai-je dit, prenant la direction d’un petit boui-boui qui se trouvait par hasard sur notre route.

Nous avons commandé un sandwich et quelques chips, et sommes allés manger dehors, sur une table de pique-nique. Eli m’a expliqué comment il avait réussi à déterminer que le masque était authentique grâce à une méthode de sculpture pour laquelle la tribu était connue, et comment les Binuma voyageaient entre les frontières de ce qui est aujourd’hui l’Algérie et le Mali. Nous sommes tombés d’accord sur le fait que Kyla ne savait probablement pas que sa mère pratiquait le vaudou, et que si elle le savait, c’était une sacrée bonne actrice, mais lorsque nous avons fini de manger, Eli était au meilleur de sa forme.

« Que dites-vous de prendre une chambre quelque part afin que je puisse parcourir ce livre ? Je sais que ça va prendre du temps, mais ils pourraient y avoir fait mention d’un masque quelque part, et je pourrais ne pas avoir pensé qu’il fallait y faire attention. »

J’étais un petit peu frustré. Je ne sais pas ce que j’espérais obtenir aujourd’hui, mais mon manque de patience ne m’aidait pas à trouver.

« Oui, bien sûr. »

Nous avons abandonné le boui-boui et nous sommes arrêtés à un hôtel au centre-ville. C’était un peu sordide, mais bon, nous étions dans les marécages. Eli a immédiatement défait ses affaires et a commencé à tourner frénétiquement les pages de l’ouvrage, écrivant tout le temps ce que je pensais être des traductions ou des notes dans un carnet sur le côté. Je commençais à me sentir vraiment fatigué, et le matelas décrépit me paraissait de plus en plus attirant. J’ai chassé le sommeil de mes yeux et suis finalement parvenu à ouvrir la bouche.

« Je vais chercher du café, vous en voulez ? »

Eli s’est arrêté et m’a regardé comme s’il avait oublié ma présence.

« Oui, ça me semble bien. Avec du lait et deux sucres, si vous pouvez. »

J’ai quitté la pièce et suis descendu à l’accueil, où je n’ai pas pu trouver de café. J’étais alors très fatigué, et j’avais besoin de sortir de la pièce, alors j’ai simplement continué à marcher. J’ai fini par trouver une petite épicerie qui en avait. Mon choix s’est porté sur du café glacé, vu qu’il faisait chaud, qu’il avait fallu beaucoup marcher, et que, de toute façon, c’était moi qui payais. Il m’a fallu encore environ dix minutes pour revenir, et le temps que j’arrive et que j’ouvre la porte, Eli s’était mis à faire les cent pas d’un bout à l’autre de la chambre.

« JEFF ! », a-t-il hurlé dès que la porte s’est ouverte. Bordel, je n’étais pas prêt pour ça.

« Voilà votre café », ai-je dit en le lui tendant.

Il a pris une gorgée.

« Du glacé ? C’est parfait. »

Il s’est assis et a ensuite commencé à parler très rapidement.

« J’ai trouvé, dans le livre, Jeff, j’ai trouvé… Vous n’allez jamais le croire. »

Aussi excitant que cela pût être, j’étais trop fatigué pour ça.

« Allez doucement, laissez-moi au moins entendre ce que vous dites. »

Il m’a jeté un regard penaud.

« Désolé. C’est juste que j’ai lu que le sorcier, celui qui lance la malédiction, vous voyez, il porte toujours un masque exactement comme celui que Kyla avait sur son mur.

— Sans déconner, ai-je dit en m’arrêtant au milieu de ma gorgée. Eli a acquiescé d’un air excité.

— Alors, il y a peu de chances que ce soit l’original, mais il est précisé dans ce livre et à d’autres endroits qu’avec le vaudou, ce n’est pas la précision absolue qui valide la relique, mais l’intention. »

Il m’a fallu quelques instants pour digérer cette information.

« L’intention ?

— Oui, vous voyez, si quelqu’un a fabriqué celui-ci en espérant faire une réplique de ce que le sorcier portait pour une raison ou pour une autre et que l’original a été détruit…

— Même si ce n’est pas une copie parfaite, elle serait honorée comme si elle l’était, ai-je dit, disant les mots au moment même où ils me venaient à l’esprit.

— Exactement, a répondu Eli en souriant.

— Donc, quelqu’un dans la famille de Kyla a fabriqué ce masque à un moment donné ?

— Et sa mère l’adorait. »

Je me suis assis, intégrant tout cela.

« Alors quoi, c’est une descendante du sorcier ?

— Je pense que c’est bien possible », a répondu Eli d’une voix semblant encore plus excitée.

J’ai mis une seconde avant de répondre.

« Mais je croyais que vous aviez dit qu’ils avaient tous été tués ? »

Eli s’est interrompu et a réfléchi un moment.

« Eh bien, qui peut dire qu’il n’a pas eu d’enfants ailleurs ? Quand on y réfléchit, sa propre femme attendait un enfant lorsqu’elle est morte, et les prêtres vaudous avaient la permission d’avoir des amantes, plus d’une d’ailleurs. »

C’était beaucoup à digérer. Je me suis reculé dans mon siège et ai réfléchi à tout cela alors que je buvais mon café.

« D’accord, donc c’est une descendante. En quoi ça nous aide ? Pour moi, elle ne semble pas avoir la moindre idée de ce qu’a fait sa mère, si elle a fait quoi que ce soit, alors en quoi peut-elle nous être utile ? »

Eli a soupiré.

« Vous n’allez pas aimer ça, a-t-il dit.

— Aimer quoi ? »

Il s’est approché et s’est assis sur le lit à côté de moi.

« Il y a une règle assez rigide avec le vaudou, a-t-il commencé en joignant ses mains. Pour inverser une malédiction quelconque, il faut inverser le rituel. »

J’ai froncé les sourcils et réfléchi un instant.

« Attendez… Vous êtes en train de suggérer que nous… ?

— Oui, Jeff, je suis en train de vous dire qu’il faut que nous brûlions Kyla, de la même manière que le sorcier a brûlé les totems sacrificiels au tout début. »

Je lui ai jeté un regard noir pendant un long moment.

« Eli, nous ne pouvons tuer personne. »

Il m’a regardé d’un air confus.

« Jeff, son peuple a invoqué un esprit qui a tué des innocents pendant des milliers d’années…

— Admettons, et seulement pour un instant, que ce masque que vous avez trouvé, c’est un vrai, ok ? Kyla est quand même innocente. Je ne peux pas tuer quelqu’un qui est innocent. »

Eli a plongé son regard vers le sol.

« Oui, oui, a-t-il dit. Ecoutez, je… je l’avais vu venir avec Abian. Ce taré… Vous voyez, il était logique. C’était un bon gars, très futé, mais froid et calculateur. Bon sang, il m’a demandé si je l’enterrerais vivant si on devait en arriver là, juste pour stopper la malédiction.

— Putain… a été la seule chose que j’ai réussi à dire.

— Ouais, vous voyez, je savais à quel point ça prendrait du temps de trouver un membre vivant de cette tribu, mais s’il avait réussi et que je lui avais dit ce que je viens juste de vous dire… »

J’ai réfléchi à ces mots pendant un long moment.

« Il n’y a pas d’autre moyen ? »

Eli a secoué la tête d’un air désolé.

« Eh bien, ai-je commencé. Vous allez m’aider, n’est-ce pas ? Je ne dois pas le faire seul ? »

Il a soupiré, et j’ai su que je n’allais pas aimer ce que j’allais entendre.

« Ma femme est malade, Jeff. »

Mon cœur est tombé dans ma poitrine, mais Eli a continué de parler.

« Elle a besoin de quelqu’un à qui se raccrocher, vous comprenez. Je n’aurais vraiment pas dû partir aussi longtemps et je suis sûr que l’infirmière que j’ai embauchée n’en peut déjà plus d’elle. »

J’ai pensé à ma propre femme et à mon fils, à la maison. Je me suis demandé comment ils feraient sans moi, lorsqu’ils apprendraient que j’avais finalement succombé à cette… cette chose.

« Allez, allez-y, ai-je dit. Vous avez besoin que je vous dépose ?

— Non, non, pas la peine. Pour être honnête, je ne vis pas très loin, nous sommes suffisamment proche de la frontière du Mississipi. Un taxi devrait faire l’affaire. »

Il s’est levé et a commencé à rassembler ses affaires, parmi lesquelles le texte ancien. Lorsqu’il a finalement atteint la porte, il s’est arrêté et s’est retourné vers moi.

« Je penserai à vous, Jeff », a-t-il dit.

Et il est parti sur ces mots.

J’ai attendu jusqu’à la tombée de la nuit. Ma voiture était garée en bas de la route menant à l’endroit où Kyla vivait, entre sa maison et celle de ses voisins, qui se situait à environ 800 mètres, ce qui m’arrangeait bien. J’ai pris une longue rasade de la bouteille de bourbon que j’avais à la main et ai grimacé à cause de la force de la liqueur. Est-ce que j’allais réellement faire ça ? Allais-je brûler une femme innocente juste pour sauver ma peau ?

J’ai secoué la tête et ai essayé de ne pas penser à cela, puis j’ai tendu la main pour ouvrir la boîte à gant et y prendre quelques Adderall que j’avais emprunté dans le casier des preuves de l’affaire d’Abian. Par rapport au bourbon, ils ont été faciles à avaler.

La portière de la voiture s’est refermée sans trop de bruit, et je me suis avancé sur la route en portant l’équipement dont j’avais besoin. J’ai fini par atteindre le sentier de chez Kyla, ai pris une longue inspiration, et ai commencé à le descendre doucement.

J’ai mis le jerricane d’essence dans son jardin de devant et ai doucement monté les marches jusqu’à sa porte d’entrée. J’ai pris l’une des planches de 5 centimètres par 15 que j’avais récupérées, puis je l’ai lentement et laborieusement vissée sur la porte, essayant d’être aussi silencieux que possible. J’ai fait le tour de la maison et ai fait de même pour la porte de derrière que j’ai trouvée, ai vérifié qu’il n’y avait pas de cloison, et ai réalisé que c’était l’heure.

Je me suis saisi du jerricane d’essence et ai fait le tour de la maison en déversant son contenu sur ses bases et ses murs aussi discrètement que possible. J’ai fini par revenir à l’endroit où j’avais commencé et je me suis arrêté.

J’y étais, il était impossible de faire marche arrière.

J’ai enflammé une page d’un livre que j’avais, et l’ai jetée dans l’essence. Le feu a pris immédiatement et s’est répandu autour de la maison en un cercle, bien trop chaud pour que je puisse ne serait-ce que me tenir à côté. J’ai rebroussé chemin dans le jardin et ai ramassé la bouteille de bourbon. Le feu commençait à prendre sur les murs, à présent. J’ai pris une dernière rasade, ai enfoncé un chiffon dans le goulot, l’ai un peu imbibé, ai allumé le bout, me suis arrêté un instant, puis l’ai jetée à travers l’une des fenêtres de l’avant de la maison.

Elle a explosé à l’intérieur et a rempli la pièce où elle avait atterri de flammes. Je suis resté quelques secondes, intégrant ce qui se passait.

Et puis j’ai entendu les cris.

Kyla avait fini par se réveiller.

La porte devant moi a fait un bruit sec alors qu’elle se jetait contre elle, essayant de l’ouvrir. J’ai fait un bond en arrière dans un instant de choc. La poignée a été secouée et tournée, il y a eu des coups, des appels à l’aide, puis plus rien. Il n’y a plus rien eu pendant quelques instants, puis le verre d’une des fenêtres s’est brisé.

Le bras de Kyla est passé à travers, s’écorchant sur l’un des morceaux de verre restant.

« AIDEZ-MOI ! AIDEZ-MOI, APPELEZ LE 911, S’IL VOUS PLAÎT ! »

Je suis resté silencieux. Les fenêtres étaient anciennes. Je les avais remarquées lors de ma première venue plus tôt dans la journée. Si vieilles, en fait, qu’elles étaient constituées de quatre panneaux de verre séparés par une croix en bois épaisse, qu’il n’aurait été possible de briser qu’avec une grande force. Cependant, essayer briserait le verre à coup sûr, rendant la fumée s’échappant par l’ouverture étouffante et insupportable.

Elle était piégée.

Je suis resté suffisamment longtemps pour entendre les cris cesser, la maison toujours en flammes, j’y ai jeté la perceuse sans fil et le jerricane d’essence, et je suis parti.

Lorsque j’ai atteint ma voiture, je suis rentré et je me suis assis. J’ai mis le contact et j’ai démarré.

Je n’avais jamais connu un silence tel que celui qui régnait à ce moment.

Lorsque j’ai été à quelques kilomètres, lorsque j’ai considéré être à une distance suffisamment sûre, je me suis arrêté sur le côté de la route, me suis garé, et ai coupé le contact.

Je suis resté là pendant un moment. Des minutes, des heures… Je ne sais pas combien de temps. Puis j’ai réalisé que je ne savais même pas pourquoi j’attendais. Qu’est-ce que j’attendais ? Est-ce qu’il devait y avoir un signe ? Une sorte de signal ? Comment pouvais-je savoir que ça avait marché ?

J’ai froncé les sourcils et ai regardé autour de la voiture.

Je ne me sentais pas différent. J’étais toujours fatigué, mais on ne m’aurait certainement pas pris à aller dormir à ce moment.

« C’est tout ? ai-je dit à haute voix, sans attendre de réponse et sans en avoir une.

Frustré, j’ai passé mes doigts dans mes cheveux, pris mon téléphone et appelé Eli.

Le téléphone a sonné deux fois et il a décroché, semblant tout juste se réveiller.

« Allô ?

— Eli. C’est euh… C’est Jeff.

— Jeff, a-t-il dit avant de soupirer. Vous allez bien ? »

Je n’ai pas répondu tout de suite.

« Ouais, ouais. Je l’ai fait, c’est fait. »

Il y a eu un long silence entre nous.

« Vous avez fait ce que vous deviez faire, Jeff. »

Encore une fois, je ne savais pas quoi dire. J’ai pris le journal d’Abian de mon siège passager et ai commencé à tourner les pages sans y penser.

« Je souhaiterais juste qu’il y ait eu un autre moyen, ai-je fini par dire.

— Eh bien, j’aurais pu vous enterrer vivant, a dit Eli, réussissant à émettre un petit faux rire.

— Hah, oui, heureusement, nous n’avons pas eu… »

J’ai regardé le journal d’Abian sans y croire.

« Jeff ? » a dit Eli.

Je ne comprenais pas. Les lignes de son journal résonnaient dans ma tête encore et encore.

« 4 juin 2016.

Aujourd’hui, j’ai rencontré Eli, un professeur d’histoire africaine qui vit à Natchez, dans le Mississipi. Il vit seul dans une petite ferme sur un grand terrain… »

Il vit seul ?

« Jeff ? Vous êtes là ?

— O… Oui, ai-je articulé. Dites-moi, Eli, comment va votre femme ?

— Elle va bien, a-t-il dit en gloussant. Elle est contente de m’avoir à la maison, ça, c’est sûr. »

Mon cœur battait à cent à l’heure, ça ne pouvait pas arriver, c’était impossible.

« Eli… ai-je commencé.

— Oui ?

— Vous n’avez pas de femme. »

Il y a eu un long silence, puis je l’ai entendu sourire à travers le combiné.

« En effet, Jeff, je n’en ai pas. »

Et il a raccroché.

Traduction : Magnosa


Comme on a une âme, on va quand même vous le dire... Cette entrée a été publiée en juin 2017. L'auteur a déclaré trois mois plus tard qu'il était en train de terminer la dernière partie. Nous sommes fin janvier 2019, et de partie 8 il n'y a toujours pas. Nous en sommes extrêmement peinés, mais il semblerait qu'il ne serve plus à rien d'attendre une autre fin. Bien sûr, si la situation évolue, nous traduirons en priorité la conclusion de cette histoire, mais... Voilà, histoire que vous sachiez.

4 commentaires:

  1. Je ne suis pas sur d'avoir compris la fin... Je veut dire, qu'est-ce que çachange qu'il ai une femme ou pas ?

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    1. Eh bien, il a donc menti. On en déduit qu’il a menti sur la manière de se débarrasser de la malédiction. En effet, il est vite parti pour soi-disant voir sa femme malade, ce qui est donc faux. Il a fait tuer Kyla pour une raison obscure que l’on ne connaît pas encore.

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  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  3. Si nous n'avons pas la suite, nous la créerons.

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